L’attaque des pétroliers norvégien et japonais dans le sud-est du détroit d’Ormuz le 13 juin a marqué le début de l’escalade des tensions entre l’Iran et les Etats-Unis. Alors que l’ONU appelle « au dialogue » tout en assurant condamner les attaques contre les pétroliers, l’Europe plus prudente se refuse à une réelle prise de position, un silence très critiqué à Téhéran. Léo Keller fin observateur des relations internationales et Directeur du blog géopolitique Blogazoi revient longuement sur cette situation pour la Revue Politique et Parlementaire. Dans ce dernier volet, l’auteur évoque les différents scénarios de cette crise qui embrase la région.
Le scénario de la guerre
Lors de la couturière, Trump a donc provisoirement, mais à notre avis définitivement, renoncé à produire sa pièce intitulée : « J’attaque, moi non plus ! » devant ses faibles chances de succès.
« En un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »
Le lecteur nous excusera, du moins l’espérons-nous, d’avoir emprunté cette citation à Boileau qui définissait ainsi le théâtre classique français avec la règle des trois unités.
Car l’on pourrait aussi définir ce qui se dessine dans la région comme une pièce de théâtre. Le lecteur la qualifiera de pièce de boulevard ou de tragédie (nous avons choisi ce mot à dessein plutôt que le mot drame, les hellénistes nous comprendront) Tragos Odié où le JCPOA rappelle le sacrifice du bouc.
Donc unité de temps. Elle nous semble parfaitement représentée par la date de l’élection américaine. Telle une horloge, elle égrène les jours qui nous rapprochent d’une réactivation avec des modifications mineures du JCPOA ou au contraire la mèche qui actionnera le détonateur.
Ce qui est sûr c’est que l’Iran ne fera pas montre d’une patience à toute épreuve si Trump venait à être réélu. Un président démocrate, même rempli de bonne volonté, aura certes les mains et le cerveau plus libres, mais selon toute vraisemblance, ne pourra se contenter d’un simple copié-collé.
Unité d’action. C’est le maximum de pressions exercées par les USA dans un minimum de temps.
Unité de lieu. C’est le lien vers lequel tendent les espoirs pour trouver un moyen de contourner les sanctions américaines et permettre à l’Iran de commercer avec le P 5+1 -1 mais de respecter le JCPOA et toutes ses clauses.
Nous savons, au moins depuis Hérodote, que nul homme n’est assez dénué de raison pour préférer la guerre à la paix. Et pourtant, les guerres ont éclaté, soit volontairement, soit par erreur de calcul, soit par ce que Clausewitz appelait le brouillard de la guerre.
Tachons donc d’examiner un tel scénario dans la région. Scénario qui reste pour nous pourtant le plus improbable et dont l’épisode du drone abattu ne fait que nous conforter dans notre analyse.
Dans la région la guerre ressemblera à une suite de jappements de deux roquets heureux de gesticuler à défaut de se mesurer, mais contraints aux simples contorsions.
Un premier seuil dangereux réside dans le seuil des exportations pétrolières. En dessous de 700 000 barils/jour, l’Iran peut envisager toutes les aventures. L’Iran a donc annoncé qu’il ripostera sur le plan économique. Sa seule arme économique : le pétrole. Mais l’on distingue mal dans quelle direction peut-elle l’utiliser. Hausse des cours ? Baisse des cours ? Réduction de ses livraisons ? Elle n’en a pas les moyens. Minage du détroit d’Ormuz ? Elle se mettrait l’ensemble du monde à dos.
Et pourtant les multiples forces rivales et antagonistes qui composent la société iranienne et qui façonnent sa politique étrangère nous rappellent La Fontaine qui disait: « La raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés. » Nous espérons que le lecteur nous pardonnera cette légère digression.
Ainsi l’Iran a annoncé le 17 Juin par la voix de son porte-parole Behrouz Kamalvendi qu’il comptait enclencher le compte à rebours pour dépasser le 27 Juin le seuil autorisé de 300 kg d’uranium enrichi. Certes de peu. Ils veulent ainsi tester les lignes de résistance adverse.
Au 10 Juillet, ils entendent aussi dépasser le seuil autorisé des 130 tonnes d’eau lourde.
Rohani, pourtant réputé modéré mais désormais acculé, déclare qu’il cessera d’observer les restrictions quant au degré d’enrichissement d’uranium à 3,67 % et qu’il envisagerait de construire le réacteur à eau lourde d’Arak.
Ni l’Iran, ni les USA ne peuvent et ne veulent aller au conflit. Les deux feront assaut de gesticulations pour montrer leurs muscles et éviter de perdre la face.
Imaginons cependant une ébauche de scénario militaire. Celui-ci peut démarrer très facilement par une déstabilisation de Rohani et le surgissement de conflits internes. Les milices chiites en Irak peuvent alors s’enhardir.
Après l’on peut assister soit à des erreurs de calcul dans le raisonnement, soit par mauvaise interprétation des signaux, soit par l’autonomie de la guerre et le jeu du hasard cher à Clausewitz. Donc l’Iran peut très vraisemblablement se livrer une attaque de faible envergure sur une cible américaine puis la démentir.
Il peut aussi comme cela s’est effectivement produit abattre une cible de second rang (le drone) mais affirmer qu’il se trouvait dans les cieux iraniens. Ce qui semble peu probable, les capacités du RQ4 lui permettant d’espionner l’Iran sans avoir à pénétrer dans son espace aérien. De surcroît, ce drone étant lourd et lent, il était donc vulnérable face aux missiles iraniens ; et l’on ne voit pas l’intérêt qu’auraient eu les Américains à subir un tel camouflet.
L’on observera que la technologie a quelque peu progressé depuis l’avion U2 abattu au-dessus de l’URSS.
Le choix est vaste parmi les cibles.
Ainsi de 2003 à 2011 des séides téléguidés et armés par Téhéran ont tué environ 600 Américains en Irak, sans véritablement susciter des réactions violentes de la part des États-Unis.
À l’heure où nous écrivons ces quelques lignes l’Iran tient encore debout. Les Américains décident alors d’une seule frappe en guise d’avertissement. Celle-ci peut viser plusieurs cibles militaires. La rétaliation peut comme en Syrie s’arrêter là.
Pour autant la Syrie est un État en déliquescence avec des moyens adaptés à la répression de son peuple mais tout à fait insuffisants pour frapper sérieusement les États-Unis. Or l’Iran offre une configuration totalement différente.
Bien entendu l’Iran ne sortirait pas militairement vainqueur ne serait-ce que d’une escarmouche, mais les coups qu’il pourrait asséner aux États-Unis seraient fort douloureux.
En outre l’Iran ne s’interdirait de frapper ni l’Arabie Saoudite ni Israël.
Nous nous trouvons alors devant une série de mauvaises interprétations de l’adversaire. L’Iran disperse ses sites de lancement de missiles, Washington prend cela pour une mesure d’offensive. Washington envoie encore davantage de troupes et de matériel dans la région, Téhéran y voit la volonté de l’agresser.
Ajoutons un nouveau type de signal: les tweets intempestifs de Trump !
Il est un autre scénario beaucoup plus inquiétant. Téhéran dément une attaque qui a causé des dégâts aux intérêts US. Ayant ébauché un mauvais calcul, l’Iran pense que les USA réagiront de façon modérée comme en Syrie où les Américains avaient en fait -par russes interposés et en vertu des accords de déconfliction- prévenu les Syriens.
Sauf que la situation n’est pas du tout identique. La Syrie est une menace de basse intensité, l’Iran, lui, relève de la moyenne intensité. Trump, aiguillonné et excité par le tandem Pompeo-Bolton (qui lui expliquent qu’il ne peut passer pour faible et irrésolu sous peine de perdre les élections) frappe cette fois-ci de façon plus conséquente l’Iran. Les cibles peuvent aller des ports pétroliers iraniens aux camps d’entraînement en Irak.
Réconforté par cette frappe, Trump fait alors passer le message: j’ai rétabli ma déterrence, je puis arrêter à la condition que l’Iran comprenne mon message. À ce stade il y a encore une possibilité d’arrêter l’escalade.
Sauf que dans le complexe de l’assiégé, n’ayant plus grand-chose à perdre, Téhéran peut adapter son viseur sur tellement de cibles: Afghanistan, Yémen, Libye, Irak, Syrie, Israël, etc. Ses missiles ont la capacité d’atteindre des bases américaines dans le golfe ou en Arabie Saoudite. Ils peuvent, également mais uniquement en dernier ressort, bloquer le détroit d’Ormuz.
20% du pétrole, 25% du gaz naturel liquéfié, transitent par cette étroite bande de 3 kilomètres de large. Près de 80% des besoins énergétiques de l’Asie naviguent dans ces eaux.
Pour autant des pipe-lines existent dorénavant.
La marine américaine coule un certain nombre de navires iraniens. L’Iran réplique alors. Comme personne ne tient à perdre la face, car cette guerre est aussi une guerre de crédibilité qui présage de l’avenir, tous les ingrédients d’un conflit sont réunis.
Nous assisterions alors à une escalade de grande envergure. Entre les deux extrêmes, on peut s’attendre à des actes de sabotage en Arabie Saoudite.
Les Américains sont sinon politiquement, militairement et à court terme les maîtres du jeu. La théorie des jeux dont une des composantes est le Tit for Tat n’est pas la posture préférée de Donald Trump à supposer qu’il en ait jamais entendu parler.
Donc les faucons américains privilégient la théorie du « shock and awe » (qui elle est à la portée intellectuelle de Donald Trump) et envoient 150 000 GI‘s dans le golfe. Mais même pour la logistique américaine cela prend du temps et l’Iran ne commettra pas l’erreur de Saddam Hussein qui ne bougea pas.
Bombardements américains sur les sites nucléaires ! Techniquement la GBU 57 appelée « la mère des bombes » a une capacité de perforation des bunkers assez impressionnante. Elle est dérivée du projet dénommé « Massive Ordnance Penetrator ». Elle pèse 13,5t et est guidée avec une précision redoutable. L’on ne sait pas à quelle profondeur sont enterrés les missiles, mais il suffit simplement d’obturer les silos.
On gagne simplement du temps. Entre-temps le prix du baril dépasse allègrement les 150/200 $. Et ceci arrête plus sûrement l’élan guerrier mais versatile de Trump que des missiles Shahab.
Le Hezbollah, quant à lui, se sentant pousser des ailes et croyant le moment tant espéré d’éradiquer Israël l’occasion venue (c’est pour lui l’équivalent de la parousie) se rappelle à son bon souvenir et lance 130 000 roquettes sur Israël saturant ainsi dôme de fer.
Israël ne voulant et ne pouvant pas être en reste a pris bien soin de lancer, pour se protéger, une attaque préventive. La région est alors un baril de poudre enflammé. Le scénario libyen contamine toute la région.
Vous avez aimé Mogadiscio, vous adorerez Ormuz !
Le statu quo et ses conséquences
Le plus probable est que les USA continueront de tenter d’étrangler l’Iran. Ils réussiront vraisemblablement en cette action ; ils échoueront très certainement dans la reddition iranienne.
Le Ziel et le Zweck.
Le fossé s’élargira encore davantage entre les États-Unis et ses alliés européens.
Il n’est pas impossible que la Chine et la Russie rejoignent- officiellement- les efforts déployés pour faire avancer le « special vehicule purpose ».
En décembre 2018 un officiel allemand accorde une interview au Crisis Group à Paris et déclare:
« The Americans are basically telling our firms in our jurisdiction to ignore our laws and obey theirs. They have no respect for our sovereignty and this is totally unacceptable. »1
Lors de la création de l’OTAN dont nous venons de fêter le 70e anniversaire, Lord Ismay eut cette délicieuse formule pour le caractériser: « To keep the Americans in, to keep the Russians out and to keep the Germans down! » Mais Lord Ismay rest in Peace !
L’affaire iranienne nous montre à quel point les USA s’isolent chaque jour davantage. Même le fidèle Shinzo Abe qui eut l’insigne privilège d’être le premier visiteur étranger à être reçu par Trump, qui lui fit également les honneurs de son club de Mar-a Lago, a déclaré à l’agence de presse Kyodo que ce que les USA avaient présenté comme une évidence ne constituait pas pour lui « a definite proof »2 lui permettant de condamner l’Iran.
Un officiel gouvernemental japonais précise au cas où les choses n’auraient pas été suffisamment claires : « The U.S. explanation has not helped us go beyond speculation. »
Plus grave encore, preuve de cette érosion, Brett Mac Gurke, ancien négociateur du State Department pour les questions iraniennes qui a démissionné fin 2018, a déclaré: « Unfortunately, our great comparative advantage as a nation -building and working with alliances- has eroded, particularly with respect to Iran », « Key western allies warned of this very circumstance and sequence of events when the US began its maximum pressure campaign a year ago. »3
Les USA ont donc désormais un double problème de crédibilité : leur efficience et leur capacité à définir des objectifs réalistes et peut-être surtout la crédibilité de la parole américaine. Ce qui pose problème dans le monde entier.
Ainsi Pompeo réagit après l’attentat à la voiture piégée de Kaboul ayant causé quatre morts à Kaboul et quatre blessés américains lors du passage d’un convoi. Pompeo a ainsi attribué l’attentat à l’Iran. Les talibans en avaient pourtant revendiqué la paternité ; Pompeo n’a pas craint de dire qu’il ne fallait pas croire les talibans.
Dans cette affaire l’Europe doit tirer une leçon : exister par elle-même.
Elle doit impérativement faire aboutir son projet de « special vehicule purpose ». Elle ne peut se permettre de se cantonner dans une zone grise au demeurant parfaitement inconfortable.
Soyons clairs, la remarque qualifiant de lâches ceux qui ne pensent pas comme lui, n’avait aucune raison d’être. Elle était insultante, ce qui est par ailleurs sa marque de fabrique.
Un officiel français de haut rang a ainsi déclaré en Octobre 2018: « Though we oppose the U.S. withdrawal from the accord, it is for us essentially a non-proliferation agreement which means that any Iranian violation of its nuclear components would immediately trigger European sanctions ».4
En conclusion dans cette guerre à bas bruit, Trump est le meilleur allié de l’Iran ! Son incompétence brouillonne est la garantie que nous n’irons pas à la guerre.
Les hésitations sur le drone américain abattu par les Iraniens, à l’heure où nous bouclons ces quelques lignes ne nous semblent pas infirmer le fil directeur de notre pensée bien au contraire.
Nous tenons tout particulièrement à remercier Messieurs Donald Trump et Rohani d’avoir bien voulu nous apporter leur aimable et gracieux concours au script que nous avions conçu en ajoutant leur touche finale avec le drone abattu et la volte-face théâtralisée de Donald Trump. Les bons auteurs se font si rares de nos jours !
Entretenant soigneusement le suspense avec sa formule volontairement alambiquée et à tout le moins amphigourique, mais Henry Kissinger ne disait-il pas « Le premier ministre recherche la clarté, je recherche l’ambiguïté ». Donald Trump tweete: « Iran’s shooting down a US drone is a very bad mistake, a loose and stupid action ».
Ayant une certaine connaissance de la mentalité iranienne et surtout du mode de fonctionnement des régimes autoritaires, nous pouvons affirmer sans crainte que le tir de missile n’a pu être déclenché qu’avec l’accord express des plus hautes autorités.
Que Donald Trump se soucie de la vie de 150 civils américains, cela est certain et nous ne mettons pas sa parole en doute sur ce point précis.
Que sa commisération le conduise à considérer des civils iraniens, l’on nous permettra d’en douter.
Téhéran de son côté se conforme aussi point pour point à ce que nous avons écrit.
Provoquer oui, mais laisser planer un doute substantiel pour ne pas s’attirer les foudres de l’US Air Force et de l’US Navy, mais tout de même suffisant pour narguer Uncle Sam urbi et orbi.
Reste une question : le rôle de la cyber guerre.
Enfin, comment ne pas remarquer, si nous élargissons notre zoom que la Chine et la Russie devraient dire un grand merci à Donald Trump et nommer la plus belle place de leurs capitales à Donald Trump. Cela s’est d’ailleurs déjà fait récemment ailleurs.
Force nous est de constater que notre cher Thucydide est toujours capable de nous fournir sa grille de lecture qui demeure toujours aussi fascinante et toujours capable de d’analyser une situation conflictuelle. Elle nous a guidé tout au long de ces lignes certes trop courtes.
Phobos, Kerdos, Doxa !
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School