Pour la Revue Politique et Parlementaire, Jean-Michel Ducomte revient sur la laïcité et le droit. Tout au long de la semaine nous publierons son analyse. Retrouvez aujourd’hui la seconde partie. Première partie à lire ici.
Très vite, le débat s’est focalisé sur l’Islam. Il est vrai, le nombre de ses pratiquants de même que celui des populations pouvant se prévaloir d’une appartenance culturelle à l’univers de l’Islam, tendait à en faire la deuxième religion de France. A cela s’ajoutait un certain nombre de représentations de l’Islam perçu comme disposant d’une essence différente des autres monothéismes. Dans le discours d’un certain nombre de forces ou de responsables politiques, il lui était fait reproche d’être rebelle à toute sécularisation et donc, par principe, à toute aptitude à se couler dans le moule séparatiste qui caractérise le modèle laïque français.
Implicitement, ce qui était en cause était un passé colonial mal assumé, et le fait que l’Islam soit une religion transplantée et une religion de pauvres. A cela s’ajoutait l’influence de considérations de politique internationale qui tendaient à brouiller encore davantage une perception sereine de la réalité de l’Islam. La révolution islamique en Iran en 1978, l’attentat du 11 septembre 2001, contre les tours du Word Trade Center, la dérive terroriste qui se déployait dans certains pays musulmans, comme l’Algérie, les menaces proférées ou exécutées par Al-Qaïda puis l’Etat islamique, et plus largement par des terroristes radicalisés qui puisaient dans leur revendication religieuse la justification de leur démarche criminelle, à l’encontre des intérêts occidentaux, le blocage du processus de paix au Proche-Orient, les deux guerres engagées contre l’Irak, l’intervention militaire occidentale en Afghanistan, les évènements internationaux, éclairés par la lecture qui en était faite en terme de choc des civilisations, tendait à présenter l’islam comme rétif à toute aptitude à se couler dans un modèle démocratique et, a fortiori à accepter les exigences de la laïcité.
Religion pratiquée par des étrangers mais, de plus en plus, par des personnes de nationalité française qui, à mesure de leur intégration juridique, vivaient douloureusement les discriminations sociales dont elles étaient l’objet.
Le basculement idéologique
L’intensification du débat autour de l’islam et de la visibilité de ses pratiques cultuelles ou culturelles s’est accompagnée de la découverte de la laïcité par des forces politiques qui en avaient jusqu’alors contesté la plupart des conquêtes. Elles y découvraient l’instrument qui leur permettait d’exorciser les peurs qu’elles entretenaient face aux évolutions qui traversaient la société française. De mode juridique de neutralisation confessionnelle des institutions, elles en faisaient une idéologie au service d’une vision identitaire et, souvent, Christian-centrée de la République.
Ces accaparements idéologiques ont favorisé le développement de travestissements, voire de véritables trahisons.
Celle, d’abord, des tenants d’une laïcité de repentir qui souhaitaient redonner à la France son statut de « fille aînée de l’Eglise » et qui semblent gagnés par le doute quant à la pertinence des combats conduits au nom d’un principe dont ils se réclament cependant aujourd’hui. Leur laïcité conserve une mémoire catholique. Ceci les conduit à revendiquer un apaisement dans l’affirmation de l’exigence laïque. Défenseurs traditionnels de l’enseignement confessionnel, ils se sont fortement opposé, au nom de leurs convictions, à la légalisation de l’avortement, au mariage pour tous, ils restent des adversaires résolus d’une légalisation de l’euthanasie. Pour eux, l’émergence d’un ordre public laïc, articulé autour d’une neutralité confessionnelle de l’État, ne peut se concevoir indépendamment d’une référence aux racines chrétiennes de l’identité française. Ils ont reçu un concours de poids en la personne de Nicolas Sarkozy qui, dans le discours du Latran puis dans une intervention au Puy-en-Velay au mois de mars 2011, a pensé pouvoir confirmer le statut de « fille aînée de l’Église » de la France. Dans le premier de ces discours, prononcé le 21 décembre 2007 dans la salle de la Signature du palais du Latran à l’occasion de la remise du titre de chanoine d’honneur du Latran, outre la référence aux outrages qu’auraient subis l’Église catholique en 1905, Nicolas Sarkozy affirmait que, « dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur […] parce que lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance ». Cette récusation de l’aptitude de l’instituteur à dire mieux et plus sûrement ce que doivent être les canons moraux d’un comportement social, Adolphe Thiers l’avait déjà exprimée, en 1850, lors du débat sur la loi Falloux. La laïcité était sommée de devenir « positive », façon de dire qu’elle ne l’avait pas été jusque-là. Certes, la France est un pays de culture catholique, son calendrier, le choix de la plupart de ses jours fériés, en attestent. Mais l’on ne saurait confondre références culturelles et emprise confessionnelle d’une Église. La laïcité ne s’est pas construite contre la religion catholique, elle s’est limitée, mais là est l’essentiel, à poser des barrières à la puissance sociale des Églises et, notamment, à celle de l’Église catholique.
Celle, en deuxième lieu, des laïques identitaires ou éradicateurs, principalement regroupés dans des partis ou mouvements d’extrême droite comme Riposte laïque ou le Front puis Rassemblement national, qui voient dans la laïcité l’instrument de sauvegarde d’une identité fantasmée et réactionnaire de la France. La qualité de français se juge davantage aux comportements que l’on adopte qu’au partage de valeurs communes. Tout ce qui visiblement heurte leur regard est sommé de disparaître. Pour ces initiateurs des « apéros vin et saucisson » ou des « soupes au cochon », l’ennemi c’est la religion musulmane et ses pratiques vestimentaires, cultuelles ou alimentaires. Alors que l’essentiel des mosquées existantes ne disposent pas de minarets, ils font de leur interdiction un thème de campagne à l’image du parti populiste suisse, l’Union démocratique du centre, qui fit approuver par référendum, au mois de novembre 2009, une proposition en ce sens. Prières de rues, voiles intégraux ou non, parfois simple apparence, constituent autant de prétextes à mobilisation.
La laïcité acquiert pour eux une fonction épurative, éradicatrice, exactement à rebours de la conception qu’en avaient les rédacteurs de la loi du 9 décembre 1905.
Si ces deux premières trahisons sont aisément repérables et s’inscrivent dans une logique de travestissement de la part d’individus ou de forces politiques pour lesquelles la laïcité, telle qu’elle s’est construite historiquement et telle que la décrivent les deux premiers articles de la loi du 9 décembre 1905, n’a jamais été synonyme d’émancipation ou de liberté, la troisième est plus inquiétante, dès lors que l’on pourrait être tenté, dans une première approche, de faire confiance à ceux qui s’en réclament. Républicains bruyamment revendiqués, héritiers de Jean-Pierre Chevènement, orphelins de Philippe Seguin, soutiens, naguère, de Manuel Valls, ils gravitent autour d’un certain nombre d’officines comme le Comité Laïcité République ou le Printemps républicain, disposent de leur porte-voix médiatique avec l’hebdomadaire Marianne et se reconnaissent à leur capacité à se poser en détenteurs d’une légitimité qui les autorise à frapper d’anathème ou à couvrir d’injures ceux qui auraient l’outrecuidance de contester la vision profondément idéologique de la laïcité qu’ils diffusent, les réduisant, selon leur vocabulaire stéréotypé, au mieux à la méprisante qualification « d’islamo-gauchistes » ou au statut peu enviable d’« d’idiots utiles » de l’extrême droite dont ils ne parviennent pas toujours à s’affranchir de la dimension xénophobe de son discours.
Leur républicanisme ne fait pas de doute au point que dans un ouvrage paru en 1999, Hugues Jalon et Pierre Mounier parlaient, les concernant, « d’enragés de la République »1, défenseurs d’un âge d’or n’ayant jamais existé que dans leur imaginaire et pensant leur cadre politique de référence comme une citadelle assiégée dont ils organisaient la défense sur un mode incantatoire, sans avoir égard aux mutations à l’œuvre depuis la fin du deuxième conflit mondial et plus nettement encore depuis le milieu des années 1960, en France, en Europe et dans le monde. Ils voudraient rejouer l’opposition entre Clemenceau et Jaurès oubliant un peu vite que le premier, plus amateur de formules que de conviction devait, de façon républicaine, se faire non seulement l’instrument de l’application de la loi de 1905 mais aussi le défenseur de son esprit. Porteurs d’une conception essentialiste tant des musulmans que de l’islam, ce dont atteste leur vocabulaire – les musulmans et l’islam se trouvent réduits au statut d‘en-soi qui interdit toute possibilité d’analyse de la diversité des logiques d’appartenance et de pratique religieuse – ils les posent comme rebelles à toute sécularisation et soupçonnables d’instrumentalisation politique et criminelle de leur appartenance religieuse.
Avec ces nouveaux courants, la laïcité cesse d’être un outil d’émancipation et un principe de liberté pour se transformer en instrument permettant de purger l’univers visible de ce qui blesse leur regard acrimonieux.
Pour ces laïques d’un nouveau genre, la laïcité se réduit, dans le meilleur des cas, à une inquiétante méthodologie de gestion de la diversité culturelle qu’ils ne supportent que sommée de faire silence dans son expression visible et, au pire, à un racisme identitaire. L’instrument d’émancipation que constitue la laïcité, attaché à permettre à chacun de pratiquer le culte de son choix, d’en changer ou de n’en pratiquer aucun se voit ainsi transformé en outil d’interdiction destiné à réduire au silence les manifestations qui les dérangent. Qui s’est étonné de la persistance des coiffes religieuses dans les hôpitaux, alors que depuis 1887 le personnel devait être laïque ? Ce qui est en cause, c’est plus la visibilité des comportements religieux adoptés par les musulmans (foulard, voile intégral, prières de rue) que le souci d’une neutralité confessionnelle de l’Etat. Il ne lui est pas demandé de perpétuer son refus de devenir l’arbitre des élégances métaphysiques, mais de se faire le censeur de comportements religieux considérés comme socialement inacceptables.
Une laïcité d’interdiction2
La laïcité n’exclut pas le recours à l’interdiction. Outre sa fonction première de neutralisation confessionnelle de l’Etat et de garantie corrélative de la liberté de croire ou de ne pas croire, elle suppose une capacité à poser des limites au retentissement social des appartenances religieuses. C’est ce qu’exprime l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 lorsque, après avoir affirmé que la République garantissait le libre exercice des cultes, elle ajoute que cette garantie trouve sa limite dans « les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Telle est la justification de la police des cultes. Toute la question étant de définir la portée des limites que l’ordre public, dont la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a renforcé de périmètre, impose de fixer. A partir de quand l’interdiction ou la règlementation paraît-elle de nature à constituer un obstacle excessif à la liberté de culte ou à la liberté de croire ? Interdire jusqu’à où, interdire pourquoi ? Le législateur mais également et surtout le juge administratif s’y sont attaché, visant à faire prévaloir, dans les années qui ont suivi l’adoption de la loi de 1905, le principe de la liberté sur celui de l’interdiction. En atteste la jurisprudence sur les sonneries de cloches ou les processions religieuses. Par ailleurs, personne ne doute que les démarches d’instrumentalisation à des fins politiques ou, plus grave, les dérives criminelles conduites au nom d’une revendication religieuse doivent être réprimées sans faiblesse, la justification religieuse avancée apparaissant comme un facteur aggravant des infractions commises.
Mais l’influence des comportements religieux dépasse la seule considération du régime des cultes ou du système d’enseignement.
Elle concerne l’ensemble des comportements sociaux, elle induit une prise en compte de considérations d’ordre public dans des domaines aussi divers que la santé publique, le régime matrimonial, les relations au sein de l’entreprise ou dans les services publics. Quelle réponse apporter à des refus de soins reposant sur des considérations religieuses ? Le débat qui a accompagné l’élargissement du mariage à des couples homosexuels, engagé par les diverses confessionnalités, démontre, s’il en était besoin, que les opinions religieuses peuvent faire obstacle à la reconnaissance de nouvelles libertés et il y est vraisemblable que lorsque la question de la fin de vie et de la légalisation de l’euthanasie se posera, des objections viendront, une nouvelle fois, inspirées de considérations religieuses, comme lors de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, tenter de faire obstacle à l’évolution du droit.
Le législateur s’est attaché à poser des limites aux pratiques ou revendications religieuses chaque fois que l’ordre public dans ses diverses dimensions, sanitaires, familiales ou sociales, pouvait s’en trouver troublé, c’est-à-dire lorsqu’elles paraissaient de nature à porter atteinte à la sécurité, à la sûreté, à la tranquillité ainsi qu’à la santé publique, à quoi le Conseil d’Etat a ajouté l’atteinte portée à la dignité humaine3.
Peut-on aller au-delà et admettre, par exemple, que les restrictions ou prescriptions alimentaires ou les comportements vestimentaires fondés sur des considérations religieuses fassent également l’objet d’interdits ou donnent lieu à des réglementations de nature à en limiter l’adoption ? La question ne se pose pas toujours de façon aussi brutale. Concernant les interdits et prescriptions alimentaires, leur méconnaissance peut prendre la forme d’un refus de fournitures d’alternatives à des aliments interdits, dans la restauration collective. Pour ce qui concerne les prescriptions vestimentaires, elle peut se traduire par la proscription de leur port dans certains lieux. Outre que la question de l’atteinte qui pourrait être portée à l’ordre public par de tels comportements mérite d’être discutée au plus près des circonstances de temps et de lieu, pour reprendre la formule du Conseil d’Etat, c’est-à-dire sans apriori, la façon dont les débats qui se sont engagés à ce sujet laisse apparaître une focalisation quasi exclusive sur les comportements adoptés par une communauté religieuse, la communauté musulmane.
Comme si la visibilité acquise par cette dernière alimentait une volonté de neutralisation afin de sauvegarder une sorte de pureté identitaire aux relents souvent xénophobes.
Le basculement de situations dans lesquelles des interdictions pouvaient être prononcées dès lors que l’ordre public apprécié en fonctions de circonstances concrètes de temps et de lieu le justifiait, vers une laïcité d’interdiction, est la conséquence directe des évolutions idéologiques précédemment évoquées.
Le moment inaugural de ce basculement de la laïcité française dans une logique d’interdiction est constitué par l’affaire dite du foulard islamique. Au mois d’octobre 1989, le principal du collège de Creil décide d’exclure trois élèves qui, au sein de son établissement, arboraient le foulard islamique.
Ce n’était la première fois que l’école publique se trouvait confrontée, ponctuellement, à des phénomènes de manifestation d’appartenance religieuse ou de prosélytisme. Mais le contexte politique de l’heure, les débats engagés par certains autour d’une redéfinition de la laïcité, et par d’autres sur la place de l’islam dans la République, devait donner au débat une dimension immédiatement polémique. Les enseignants et parents d’élèves eurent chacun leurs défenseurs. Les seconds devaient notamment obtenir le soutien, naturel, de toutes les communautés religieuses et celui, plus construit, de certaines organisations de défense des droits de l’homme. A l’inverse, dans un article publié dans le Nouvel Observateur au mois de novembre 1989, un certain nombre d’intellectuels dénonçaient un « Munich de l’école républicaine », soulignant que « le droit à la différence n’est une liberté que s’il est assorti du droit d’être différent dans sa différence ». D’un côté ceux qui pensaient que la capacité intégratrice de l’école devait naturellement conduire les jeunes filles à prendre conscience des valeurs véhiculées par l’attribut vestimentaire qu’on leur demandait de porter ; de l’autre, ceux qui souhaitaient « sanctuariser» l’école, considérant que seule une telle attitude était de nature à garantir l’exercice de sa mission.
Le Ministre de l’Education nationale décida de solliciter l’avis du Conseil d’Etat afin d’éclairer juridiquement les décisions que devraient prendre les autorités académiques ou les chefs d’établissement. Dans son avis rendu le 27/11/1989, il rappelle d’abord que le principe de laïcité et de neutralité des services publics impose que « l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et les enseignants et, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves ». Sont ensuite définies les conditions de mise en compatibilité de ces deux principes. Le port de signes extérieurs d’appartenance religieuse ne peut être considéré comme violant le principe de laïcité que s’il présente un caractère ostentatoire ou s’inscrit dans une démarche de prosélytisme, et s’y trouve associée une revendication concernant le respect des programmes ou la participation à certains enseignements. Tout était finalement affaire de cas d’espèce, ainsi qu’allait le démontrer le contentieux qui devait se développer sur la question à partir de 19924.
La solution dégagée par le Conseil d’Etat, pleine de subtilité, est rapidement apparue comme source d’insécurité pour les chefs d’établissement. L’idée d’une législation de portée générale, définissant le périmètre de l’interdiction, s’est progressivement imposée, pour être finalement préconisée par deux rapports présentés fin 2003 : l’un d’une mission d’information de l’Assemblée nationale, présidée par Jean-Louis Debré, l’autre de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République5, constituée à l’initiative du Président de la République. Au terme d’un débat public particulièrement vif, la loi du 15 mars 2004 était votée qui introduisait dans le code de l’éducation un article L 145-5-1 selon lequel « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signe ou tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Plus de considérations sur les conséquences du port du signe mais une référence à la seule appartenance religieuse. Désormais plus de cas d’espèce, simplement l’engagement d’une discussion préalable pour tenter de convaincre, avant l’engagement d’une procédure disciplinaire. Subrepticement l’on était passé d’une interdiction de l’ostentatoire à une prohibition de l’ostensible, de l’analyse des déterminants du porteur de signe à l’appréciation de l’observateur de ces signes.
Désormais l’attention à ce qui était visible sur les têtes l’emportait sur ce qui pouvait se tramer dans les têtes.
Un mécanisme de nature voisine est à l’origine du vote de la loi interdisant de se voiler le visage dans les lieux public. Tout commence par un fait divers qui se déroule à Nantes, le 2 avril 2009. Une femme, de nationalité française et convertie à l’Islam, porteuse d’un voile intégral est verbalisée pour « circulation dans des conditions non aisées », contravention prévue par l’article 412-6 du code de la route. Une banale infraction au code de la route en somme, qui sera punie de 22 euros d’amende. Très vite, le débat s’envenime lorsqu’il apparaît que cette femme vit avec un compagnon adepte d’une polygamie de fait et d’une vision particulièrement obscurantiste de l’islam. Une mission d’information parlementaire se constitue, présidée par André Gérin, afin de débattre de la « pratique du port du voile intégral sur le territoire national » et réfléchir aux conditions de sa possible interdiction. Son rapport, déposé au mois de janvier 2010 ne laisse que peu de doute sur la solution préconisée, pas plus que la teneur du nombre des auditions pratiquées. Le Premier ministre, conscient des difficultés que pourrait poser une telle interdiction et des risques juridiques que ne manquerait pas de susciter le vote d’une loi limitée à l’interdiction du port du voile intégral, souhaitée par une majorité de parlementaires, saisit le Conseil d’Etat par lettre de mission du 29 janvier 2010. Ce dernier, dans son « Etude relative aux possibilités d’interdiction du voile intégral », adoptée par son Assemblée plénière le 25 mars 2010, souligne le risque tant d’inconstitutionnalité que d’inconventionnalité d’un tel texte, et suggère un élargissement de l’objet de la loi qui pourrait concerner l’interdiction de dissimuler son visage dans certains lieux publics dès lors, notamment, que la nécessité de pouvoir attester de son identité s’imposerait. En conclusion, il suggère que soient apportées quelques modifications tant au code général des collectivités territoriales qu’au code pénal. Telle ne fut pas la solution retenue. La loi votée le 11 octobre 2010 interdit, en effet, de se dissimuler le visage dans l’espace public, c’est-à-dire, selon l’article 2 de la loi, sur les « voies publiques, ainsi que dans les lieux ouverts au public ou affectés à un service public ».
Derrière la subtilité du vocabulaire, ce contre quoi le législateur avait stipulé une interdiction, et les hypothèses concrètes d’application du texte le démontrent, c’était à l’égard du port du voile intégral. Outre l’inutilité du texte, qui pouvait paraître redondant, compte tenu de l’existence de dispositions législatives ou règlementaires antérieure, sanctionnant déjà l’impossibilité de rapporter la preuve de son identité, le risque de voir les contrevenantes s’inscrire dans une logique d’héroïsation de leur démarche transgressive, de même que le danger de voir se développer un processus de stigmatisation supplémentaire de la communauté musulmane dans son ensemble, n’étaient pas à négliger. Ces inquiétudes étaient d’autant plus fondées que les personnes contraintes d’adopter ce type de vêtement et quelles que soient les sanctions applicables aux responsables de la contrainte, allaient se voir assignées à un enfermement renforcé au sein de leur univers familial. La chance, infime peut-être, de voir la confrontation avec un univers social ouvert favoriser une prise de conscience d’une possibilité d’émancipation, s’éteignait en même temps que se fermaient les portes de l’espace public. De plus, l’arsenal juridique n’était pas affecté d’une vacuité telle qu’il apparaisse urgent de légiférer sur une question qui ne concernait, tout au plus, que quelques centaines de personnes.
Les débats qui ont éclos à propos des prières de rue dans certaines grandes villes, qualifiées d’ « occupation » par la Présidente du Front National, parfaitement consciente de souvenirs historiques qu’un tel mot pouvait susciter, ceux qui ont suivi l’arrêt rendu par la Cour de Cassation dans l’affaire de la crèche Baby-Loup ou les revendications récurrentes d’une interdiction du voile islamique à l’université participent du même mouvement de basculement de la laïcité vers une logique d’interdiction.
Troisième et dernière partie à lire ici
Jean-Michel Ducomte
Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
Ancien avocat à la Cour d’appel de Toulouse
Président de la Ligue de l’enseignement durant 14 ans
- Hugues Jallon et Pierre Mounier : Les enragés de la République, La découverte 1999. ↩
- Jean-Michel Ducomte : « Entre respect des libertés publiques et garantie de l’ordre public : l’évolution de la normativité en matière de laïcité », in « Laïcité, laïcités – Reconfigurations et nouveaux défis » sous la direction de Jean Baubérot, Micheline Milot et Philipe Portier, Edition des Sciences de l’Homme 2014, p 319 et s. ↩
- Dans un arrêt du 5 janvier 2007 (Solidarité des Français), le Conseil d’Etat a refusé de suspendre l’exécution d’un arrêté du préfet de police de Paris interdisant l’organisation de la distribution d’une soupe au cochon par l’association « Solidarité des Français », au motif qu’il s’agissait là d’une « démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité des personnes privées de secours et de causer ainsi des troubles à l’ordre public ». ↩
- Conseil d’Etat, 2 novembre 1992 : « Kherouaa et autres », Recueil Lebon p. 389 ; 9 octobre 1996 : « Ministre de l’Education nationale c/ Unal, Recueil Lebon p. 463 ; 27 novembre 1996 : M. Mme Naderan, Recueil Lebon p. 463. ↩
- B. Stasi, « Laïcité et République », Paris, Documentation française, 2004. ↩