Pour la Revue Politique et Parlementaire, Jean-Michel Ducomte revient sur la laïcité et le droit. Tout au long de la semaine nous avons publié son analyse. Retrouvez aujourd’hui la troisième et dernière partie. Deuxième partie à lire ici.
Ce basculement de la laïcité vers une logique d’interdiction a retenti sur le périmètre de la norme juridique de même que sur son effectivité juridique. Par ailleurs, les fonctions respectives de la loi et du juge s’en sont trouvées modifiées.
Modification du périmètre de la norme et de sa finalité
Alors qu’en 1905 le choix fut fait de légiférer en faveur d’une logique d’affranchissement et de liberté, la loi ayant sagement abandonné, sous les quelques réserves, au pouvoir de police des maires, sous le contrôle du juge administratif, le soin d’intervenir pour faire cesser les atteintes à l’ordre public susceptible d’être provoquée par les pratiques cultuelles, les lois qui ont été votées, depuis 2004, et celles dont l’adoption est réclamée, visent à interdire des attitudes considérées comme porteuses, en soi, d’une atteinte à l’ordre public. Ce mouvement s’accompagne d’un corsetage sécuritaire dont atteste la prolifération de textes destinés à renforcer l’arsenal législatif de lutte contre le terrorisme.
Entre la promulgation, le 9 septembre 1986, de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat et celle, du 24 août 2021, de la loi confortant le respect des principes de la République, trente-huit lois ont été votées, renforçant à chaque fois l’arsenal répressif et donnant parfois le sentiment que si la violence terroriste n’était pas parvenue à totalement ruiner les principes démocratiques, elles en avaient amoindri la portée.
S’agit-il de faire progresser le patrimoine des libertés dont la contrainte religieuse limite, au nom des interdits qu’elle pose, l’exercice, le législateur se heurte systématiquement, à l’hostilité d’une coalition des confessionnalités. Les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse à la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse en 1975, de l’instauration du pacte civil de solidarité en 1999 ou de la reconnaissance d’un mariage ouvert à tous, quelles que soient les orientations sexuelles de chacun.
Comme si la laïcité devait rester un combat pour parvenir à faire progresser sa logique d’affranchissement.
A l’inverse, s’agit-il d’imposer le silence à des comportements religieux qui bousculent les habitudes visuelles, troublent les commodités identitaires, que la loi se trouve convoquée et son adoption approuvée. Il lui est demandé d’anéantir le symptôme que représente le signe arboré ou l’attitude adoptée. Point d’attention aux causes ou à ce que pourraient être les déterminations des porteurs de signes, simplement le souci de se rassurer en cachant au regard ce qu’il ne saurait voir…
Nous voici confrontés à un fétichisme de la loi qui conduit ceux qui y succombent à se comporter à la façon de ces censeurs qui interdisent, à défaut de pouvoir convaincre ou, plus grave, qui, consciemment, instrumentalisent la loi au service d’une vision fantasmée et racornie de l’identité nationale à quoi ils réduisent leur vision de l’universalisme républicain.
Avec toujours la même logique, ainsi que nous l’avons vu ; un évènement particulier considéré comme symptomatique d’une réalité plus large, l’affaire de Creil, l’affaire de Nantes. Une publicisation du débat. L’appel à une commission d’étude. Le recours à la loi. Et, enfin, l’oubli, assorti d’une stratégie complémentaire du silence afin de n’avoir pas à prendre la mesure de l’efficacité de loi. La loi devient instrument d’exorcisme, moins attentive aux réalités qui tourmentent réellement l’ordre public et légitimeraient l’intervention du législateur et du juge pénal, qu’à la gestion de cas d’espèce promus au rang de préoccupations publiques. Le risque principal est évident, c’est celui de la stigmatisation d’une communauté, réduite à l’image qu’en donne la loi.
Au-delà, le recours compulsif à l’interdiction légale tend à imposer une survalorisation du discours de la méthode de traitement d’un symptôme sur un débat relatif à la substance même de ce contre quoi s’ordonne la logique d’interdiction. Interdire conduit à s’abstenir de débattre, de contester, voire de justifier.
Le comportement visé par l’interdiction se transforme en un en-soi insusceptible d’autre traitement que son évacuation, par principe, de l’ordre social.
En vérité, et paradoxalement, le recours à la loi tend à soustraire les comportements qu’elle interdit à une logique d’ordre public et de police administrative. Il n’est plus question de se demander en quoi l’ordre public a été atteint, quelles sont les circonstances de temps et de lieu susceptibles d’être mises en avant pour justifier, à un moment déterminé, l’interdiction, sous le contrôle du juge administratif. L’objectivisation opérée par la loi transforme en infraction pénalement réprimée ce qui, jusqu’alors, n’était susceptible d’encourir la censure qu’au regard de l’atteinte démontrée portée à l’ordre public. L’on passe d’une logique de police administrative destinée à prévenir une atteinte à l’ordre public, à une logique de police judiciaire attachée à la recherche et à la sanction du contrevenant à une interdiction pénalement sanctionnée.
Situation paradoxale que cette difficulté à faire produire à la laïcité la logique d’affranchissement qu’elle recèle et, à l’inverse, cette tentation, au nom de la laïcité, d’une normativité renforcée afin de tenter de dissoudre la visibilité acquise par certains comportements religieux.
La norme et le juge
Les rôles respectifs de chacun sont connus. Définir la règle d’un côté, sanctionner son irrespect ou prendre la mesure de son application de l’autre. Dans les rapports entre libertés publiques et police administrative, les rapports sont encore plus clairs. Et la jurisprudence constante du Conseil d’Etat le démontre.
La liberté doit constituer la règle, la restriction de police l’exception.
Les limitations apportées à l’exercice des libertés doivent être nécessaires et proportionnées, ce qui tend à rendre suspectes les interdictions générales et absolues. La jurisprudence administrative est riche d’exemples concernant notamment l’encadrement des processions religieuses ou la réglementation des sonneries de cloches. C’est dans un esprit voisin que le Conseil d’Etat s’est attaché à apprécier les sanctions frappant des élèves arborant des signes religieux ou posant des revendications à caractère religieux avant la survenance de la loi du 15 mars 2004, ou quand il fut conduit à apprécier la légalité des arrêtés « anti burkini » adoptés par un certain nombre de maires du pourtour méditerranéen au lendemain de l’attentat de Nice1. Or, et de plus en plus, en matière de laïcité, le souci du juge de donner à l’exercice de la liberté l’extension qu’elle mérite devient suspect. On l’a bien vu après l’arrêt rendu par la Cour de Cassation en Assemblée plénière le 19 mars 2014 dans l’affaire Baby Loup, ou à la lecture des appréciations portées sur la jurisprudence du Conseil d’Etat avant le vote de la loi du 15 mars 2004.
La jurisprudence se mue ainsi de plus en plus en révélateur d’un malaise, elle met l’accent sur un symptôme, elle tend à pointer l’existence d’une vacuité normative dont le législateur est appelé à combler le manque.
Devenue instance d’appel de la jurisprudence, la loi en vient à subvertir les modalités d’exercice de la liberté religieuse, transformées en autant de menaces qui perturbent l’ordre public, dès lors que ces manifestations sont le fait de pratiquants qui ont la malchance d’inscrire leurs croyances et leurs rites ou comportements dans une logique qui bouscule les habitudes de la culture dominante.
Il y a là une subversion de la fonction première dévolue au principe de laïcité.
Animé par une logique de privatisation des cultes et de neutralisation confessionnelle de l’Etat, il ne s’est jamais cantonné, sauf dans les régimes autoritaires qui ont pu s’en prévaloir, à une fonction de cantonnement social de la pratique religieuse ou à une sommation adressée aux citoyens de renoncer à leurs convictions ou leurs pratiques. Bien au contraire, la République, depuis 1905, se trouve investie d’une mission de garantie du libre exercice des cultes. Ce dernier se résume-t-il à des pratiques repérables inscrites dans des édifices spécialement affectés à leur pratique ? Assurément non. Les cultes peuvent comporter une part publique dans leur exercice. Toutes ne sont cependant pas permises, mais c’est à l’ordre public d’en définir, voire d’en encadrer l’expression au service d’une sauvegarde du pacte social et civique et non dans un souci de sauvegarder les contours d’une identité théorique, dont la dimension démocratique suppose la possibilité pour chacun de continuer en permanence d’élaborer, de changer, d’abandonner les références au travers desquelles il inscrit sa participation au débat public. Interdire, par principe ou par commodité, tout en réduisant le périmètre de la liberté publique de croire, ne contribue pas, nécessairement, au renforcement de l’ordre public. Outre le risque de stigmatisation de la ou des communautés visées par l’interdiction, se profile un danger complémentaire. Celui de voir se développer des stratégies de violation délibérée de la loi, destinées soit à interroger la légitimité de ses dispositions soit, et plus gravement, à construire une logique de mise en concurrence de la légitimité démocratique exprimée par la loi et de la légitimité convictionnelle qui justifierait sa transgression. Il est toujours dangereux de donner loisir à de nouvelles Antigone de se poser en héroïnes.
Jean-Michel Ducomte
Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
Ancien avocat à la Cour d’appel de Toulouse
Président de la Ligue de l’enseignement durant 14 ans
- CE. 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme n° 402742, 402777. ↩