Pour la Revue Politique et Parlementaire, Jean-Michel Ducomte revient sur la laïcité et le droit. Tout au long de la semaine nous publierons son analyse. Retrouvez aujourd’hui la première partie. Introduction à lire ici.
Devenue l’une des composantes de l’identité républicaine si l’on en croit l’article 1er de la Constitution française, la laïcité est le produit d’une histoire, qui commence avec la Révolution française et, plus exactement, avec l’adoption, le 26 août 1789, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Son article 1er pose les fondements d’une société d’individus que, désormais, aucune assignation par naissance, condition, origine ou appartenance ne peut conduire à doter d’un statut juridique d’infériorité ou de privilèges. L’article 10 ajoute : « Nul ne peut être inquiété pour des opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public » ; la religion était rendue à son statut de conviction, d’opinion, ne méritant, ni plus d’honneur, ni plus d’indignité qu’une autre opinion. Par ailleurs, selon l’article 3, le pouvoir cesse de trouver sa légitimité dans une référence religieuse, dès lors que la souveraineté réside, désormais, « essentiellement dans la Nation ». Par ces trois articles se trouvaient posés les fondements d’une société d’individus égaux en droits quelle que soit leur religion1, et d’un Etat laïque. Restait à résoudre la question de la place de l’Eglise dominante et, plus largement les relations entre les cultes et l’Etat.
La séparation du fait religieux et du fait politique
A cet égard, la Révolution, si par un décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789 elle nationalise les biens de l’Eglise, ne rompra pas, dans un premier temps, avec la vieille tradition monarchique de la religion d’Etat. L’Assemblée Constituante ne rejette point l’idée que la religion catholique demeure la religion officielle de la France, elle tente seulement d’en faire une religion nationale et indépendante du Saint Siège. Tel sera le but, clairement affiché, de la Constitution civile de clergé, adoptée par les décrets des 12 juillet et 25 août 1790. La Révolution souhaite une Eglise qui manifeste sa fidélité aux principes qu’elle a établis et au peuple, cette fidélité s’exprimant dans le serment exigé des membres du clergé.
C’est l’opposition, manifestée à l’encontre de la Révolution, par le clergé resté fidèle au Vatican, qui devait conduire le pouvoir à envisager une possible séparation.
Celle-ci fût réalisée, sous le Directoire, par un décret du 3 ventôse an III qui précise, pour la première fois, que la République ne salarie aucun culte, et qu’elle ne fournit aucun local, ni pour l’exercice du culte, ni pour le logement de ses ministres. Une loi du 7 vendémiaire an IV prohibera les manifestations extérieures de la religion et celle du 22 germinal an IV réprimera le fait de sonner les cloches pour convoquer les fidèles à l’exercice du culte.
Le renversement du Directoire, par le coup d’Etat du 18 brumaire an VIII, devait mettre un terme à cette première tentative de séparation des églises – de l’Eglise catholique plus justement – et de l’Etat. Bonaparte, conscient de l’importance politique du phénomène religieux dans lequel il voyait plus le mystère de l’ordre public que celui de l’incarnation, préféra rechausser les bottes de l’ancienne monarchie en renouant avec la logique concordataire. En rétablissant le fil brisé des relations avec le Vatican, il gagnait l’assurance d’une pacification interne en même temps qu’il se dotait des moyens d’un contrôle réel sur l’Eglise de France. A l’ultramontanisme militant du clergé réfractaire, Bonaparte substituait le gallicanisme contrôlé du clergé concordataire. Les nouveaux évêques sont nommés par le Premier Consul puis par l’Empereur, avec l’accord du pape, qui leur conférait l’investiture canonique. L’Eglise reconnaît la primauté de l’Etat, et se plie aux dispositions du Code civil réglementant l’état civil ; à ce titre, elle doit admettre l’existence du divorce. Les ministres du culte sont payés par l’Etat, mais ils se doivent de soutenir ce dernier et doivent veiller à l’application des articles organiques et du catéchisme impérial, que Bonaparte, soucieux d’utiliser tous les relais d’opinion au service de sa propagande, a pris la précaution de rajouter, unilatéralement, au Concordat. Les cultes protestants seront régis, sur la base de principes identiques par la loi du 18 germinal en X, l’organisation du culte israélite donnera lieu à un règlement du 17 mars 1808. Aux termes du Concordat et des dispositions légales et réglementaires qui devaient le compléter, les cultes sont organisés en services publics2. Ce système devait se maintenir jusqu’à la loi du 9 décembre 1905.
C’est le dérapage idéologique d’un certain nombre de congrégations religieuses, lors de l’Affaire Dreyfus, qui devait changer le cours des choses et imposer une reconsidération de la logique concordataire.
D’abord en apportant réponse à une question que le Concordat avait, volontairement, évité d’aborder, celle des congrégations. Ainsi, la loi du 1er juillet 1901, relative à la liberté d’association, dans son titre III, instaurait un système d’autorisation, dont l’irrespect était susceptible des donner lieu à l’application de sanctions pénales. Les membres des congrégations non autorisées se voyaient interdire de diriger, sous quelle forme que ce soit, un établissement scolaire, ils ne pouvaient, non plus, y dispenser un enseignement. La rigueur du texte, qui était une réponse à la défiance manifestée par l’Eglise à l’égard de la laïcisation de l’école, devait être renforcée par les lois du 4 décembre 1902 et du 7 juillet 1904, et conduire à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican.
Sans qu’il soit nécessaire de revenir sur le détail des évènements ayant conduit à la rupture des relations diplomatique entre la France et le Vatican, cette dernière signait la fin du Concordat et imposait d’organisation d’une séparation des Eglises et de l’Etat. Tel fut l’objet de la loi 9 décembre 1905, dite « de séparation entre les Eglises et l’Etat », dont l’élaboration pilotée par Aristide Briand, assisté par Jean Jaurès et Francis de Pressensé, permis d’adoption d’un texte de liberté, ce dont témoignent ses deux premiers articles : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». Même si le mot de laïcité n’est jamais mentionné, personne ne doute que ce texte constitue le socle de la laïcité républicaine française.
Aucune boursoufflure idéologique, simplement un mode d’organisation des relations entre l’univers de la confessionnalité et celui de l’intérêt général incarné par l’Etat, reposant sur une neutralisation confessionnelle des institutions. Chacun est désormais libre de croire, de ne pas croire ou de changer de croyance dès lors que cela ne trouble pas d’ordre public démocratiquement défini, mais chacun est, par ailleurs, responsable du financement du culte auquel il adhère.
Il n’y a plus de cultes « reconnus », les cultes cessent de revêtir le caractère de services publics et sont privatisés.
Les biens, jusque-là propriété des établissements publics du culte sont transférés, gratuitement, à des associations cultuelles organisées selon les « règles du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice »3. Certes, un certain nombre d’adaptations ou d’incomplétudes ont pu amoindrir la généralité des principes posés, certaines en affectant la portée géographique, d’autres résultant de la nécessité de ne point faire subir aux catholiques les conséquences de l’obstination vaticane, mais leur caractère de principe subsiste.
La séparation du fait religieux et du fait social
Cette séparation du fait politique et du fait religieux, reposant sur, d’une part, l’affirmation de la liberté de conscience et la garantie par l’Etat de la liberté de culte et, d’autre part sur la neutralité confessionnelle de la République, devait s’accompagner d’une même séparation entre le fait social et le fait religieux. L’état des personnes était progressivement arraché à l’influence de l’Eglise dominante. L’article 7 du titre II de la Constitution du 3 septembre 1791 précise que « la loi ne considère le mariage que comme contrat civil ». Il pourra donc, en vertu du principe de la liberté de consentement, être rompu par divorce. La tenue des registres d’état civil, jusque-là assurée par les paroisses, est transférée aux communes.
Mais dans la durée, la question qui allait se révéler la plus importante à régler fut celle de la formation des consciences, celle de l’enseignement, principalement confié, jusqu’à la fin de l’Ancien régime, aux congrégations religieuses. Parmi les premiers, Condorcet devait souligner l’importance de la neutralité confessionnelle de l’enseignement. Dans son rapport sur l’instruction publique4, présenté le 21 avril 1792 devant l’Assemblée législative, il suggérait « de n’admettre dans l’instruction publique, l’enseignement d’aucun culte ». La Convention thermidorienne, notamment sous l’impulsion de Lakanal puis le Directoire, mirent en place les éléments d’un enseignement public. Le Consulat et l’Empire, avec la création des lycées et de l’Université, devaient affermir les contours d’un enseignement public.
Et cependant, tout au long du XIXe siècle la question scolaire va alimenter la « guerre des deux France » ou de deux jeunesses, opposant catholiques monarchistes et républicains laïques.
Le vote de la loi Falloux5, le 15 mars 1850 prolongée par la loi universitaire du 12 juillet 1875, d’un côté, le subtil manteau d’arlequin législatif taillé par Jules Ferry avec les lois du 18 mars 1880, 21 décembre 1880, 16 juin 1881, 28 mars 1882, créant un enseignement public gratuit et instaurant une obligation scolaire, de l’autre, constituent des moments centraux de ce conflit.
Si l’on devait résumer les termes de l’opposition entre républicains et cléricaux, l’on pourrait dire que les tenants d’un universel sans injonction se confrontaient aux défenseurs de l’universel particulier d’une religion. Un Etat neutre, garant de la liberté de chacun, soucieux d’affranchir les consciences et les comportements, affirmait sa pleine souveraineté face à une Eglise catholique encore convaincue de sa légitimité à continuer d’imposer une vision du juste et du vrai.
Le combat anticlérical et la résistance catholique devaient se prolonger au-delà du vote de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat et jusqu’au début des années 1920. Mais, avec le temps, de puissance sociale revendiquant un monopole culturel, l’Eglise se muait en acteur idéologique soucieux de peser sur le débat public.
Cette évidence, largement partagée, s’est imposée pendant plus d’un demi-siècle après l’adoption de la loi de 1905 et a été confirmée avec la constitutionnalisation du principe de laïcité par l’article 1er de la constitution de 1946, repris dans la constitution de 1958. La laïcité rimait avec la liberté. Nombre de progrès législatifs, dont le vote de la loi Veil en 1975, ou l’ouverture du mariage aux couples indépendamment de leur orientation sexuelle ont été obtenus en son nom. Certes la question scolaire rôdait encore, qui manifestait la permanence de la revendication éducative des Eglises.
Et puis, à partir des années 1980, quelque chose s’est brisé avec l’accaparement de la laïcité par des forces politiques jusque-là attachées à en combattre les conquêtes et corrélativement avec son basculement progressif dans une logique d’interdiction.
La situation de monopole qu’a, longtemps, occupé l’Eglise catholique, l’admission à ses côtés mais de façon minoritaire, de la religion juive et des cultes protestants n’a pas permis de percevoir l’existence et le développement d’autres croyances ou pratiques religieuses. L’universalisme hérité des Lumières, devenu républicain, avait dissout ce qui pouvait rester de la mémoire d’une figure de l’Autre. La politique coloniale conduite, notamment au XIXe siècle, avec une accélération notoire sous la IIIème République, en direction de l’Afrique puis de l’Extrême-Orient indochinois, aurait pu se traduire par une modification de l’appréhension de la réalité religieuse. Une application intelligente des dispositions de l’article 43 alinéa 2 de la loi de 1905 qui renvoyait à des règlements d’administration publique les conditions d’application de la loi en Algérie et dans les colonies aurait pu donner à l’histoire un cours différent. En dépit de quelques oppositions résolues, comme celle de Clemenceau puis de Jaurès, malgré un certain nombre d’analyses pleines de compréhension, comme celle conduite par Emile Combes, il n’en fut rien, bien au contraire. La République utilisant, dans le cadre de sa politique coloniale, les congrégations dont elle combattait l’influence dans ses limites métropolitaines, fit le choix de soumettre à un régime de contrôle les religions pratiquées par les peuples colonisés et, notamment, l’islam, tout en laissant aux congrégations religieuses pleine latitude pour évangéliser les populations locales.
C’est essentiellement à partir de la fin du deuxième conflit mondial, et plus nettement encore lorsque à la décolonisation sont venus s’ajouter les effets d’une immigration économique importante et stable, que la visibilité de pratiques ou d’attachements religieux nouveaux s’est imposée. Mieux même, les religions nouvelles n’étaient plus seulement celles pratiquées par des étrangers mais elles devenaient de plus en plus le fait de personnes de nationalité française. Ainsi pouvait-on être français et musulman ou français et bouddhiste. Plus l’intégration des populations issues des immigrations récentes s’opérait, plus la revendication par elle d’une capacité d’exercice décent de leur religion s’affirmait.
Jean-Michel Ducomte
Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
Ancien avocat à la Cour d’appel de Toulouse
Président de la Ligue de l’enseignement durant 14 ans
- Dès l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les protestants accèdent à la plénitude de leurs droits et à la liberté de pratique de leur culte. Le 27 septembre 1791 sera voté par Constituante, à la veille de se séparer, le décret d’émancipation des juifs. ↩
- Jean-Michel Ducomte : Portalis, négociation et mise en œuvre du Concordat, in Jean-Etienne-Marie Portalis, illustre varois, sous la dir. de J. Musso et P. Penel, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2020, p. 141 et s. ↩
- Article 4 de la loi du 9 décembre 1905. ↩
- Condorcet, Ecrits sur l’instruction publique, vol II Rapport sur l’instruction publique, présenté par Charles Coutel, Edilig 1989. ↩
- L’intervention d’Adolphe Thiers, en 1849, devant la commission de l’instruction publique offre un éclairage particulièrement cru des ambitions du texte : « Je demande formellement autre chose que ces instituteurs laïques dont un trop grand nombre sont détestables ; je veux des Frères, bien qu’autrefois j’ai pu être en défiance contre eux ; je veux rendre toute puissante l’influence du clergé ; je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette philosophie qui, apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir ». ↩