La liberté guide-t-elle encore nos pas ? L’appel aux libertés collectives, dont le chant du départ emplissait les âmes et les cœurs à la manière des Antiques, a perdu sans doute de sa force dans des sociétés où l’aspiration aux libertés exprime d’abord le désir irréfragable des individus à devenir eux-mêmes. Étrange traversée à vrai dire que celle d’une idée dont les Lumières firent le ciel de la raison et qui illustre par sa trajectoire chaotique toute la symbolique du passage de la modernité à la post-modernité.
La liberté était ancienne, puis moderne ; la voilà post-moderne infléchissant à la fois sa dimension absolue et son caractère d’urgence.
Sans doute demeure t-elle comptable de la dynamique d’autonomie née à partir du XVIIIe siècle dans les forges émancipatrices du sujet et qui engagea les hommes à se défier des transcendances originelles auxquelles ils confiaient leur salut.
C’est un fait : la liberté n’est plus ce qu’elle était. Un virus planétaire aura suffi à réveiller, y compris dans ces pays d’Occident que nous pensions plus chevillés à leur foi de cités libres, les tentations toujours éveillées à la servitude. Dans ce temps de peur parfois irraisonnée et d’addiction aux technologies, la civilisation tremble sur elle-même. D’autres crises qui se profilent annoncent des passes difficiles à venir. Plus que jamais quelque chose paraît s’échapper, loin des certitudes qui avaient échafaudé nos façons de nous projeter.
Rares furent les grandes voix à s’indigner de notre accommodement muet aux injonctions les plus puériles, les plus contradictoires, les plus indigentes.
D’aucuns y verront un réflexe anthropologique primordial consistant à acquitter du prix de nos libertés nos besoins de sécurité. Le vieux contrat hobbesien n’explique pas tout pour autant. Il est même pour la circonstance le fruit probable d’un contre-sens.
Ce qui frappe lorsque l’on revisite cette belle et grande interrogation, n’est-ce pas un insidieux malentendu entre une proclamation tous les jours réaffirmée, à commencer de concert par la plupart des gouvernants occidentaux, et l’oubli des déterminants qui conditionnent le choix de la liberté.
Cette dernière paraît se désarticuler, travaillée par des courants qui, par le bas comme par le haut, en disloquent la vertèbre centrale.
La liberté de l’individu peut-elle être protégée, préservée, renforcée même, si elle ne s’appuie pas sur un corps politique qui puisse s’autodéterminer dans ce « plébiscite de tous les jours » dont Renan fit dans une conférence décisive le mouvement vital de la Nation ? Un siècle auparavant Jean-Jacques Rousseau prévenait à l’adresse des peuples : « Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime : on peut acquérir la liberté, mais on ne la recouvre jamais ». La liberté relève du droit naturel mais elle ne peut se concevoir sans organisation et toute organisation, dès lors qu’elle vise à réunir les hommes, exige un moteur.
Ce moteur est évidemment politique, il est nécessairement démocratique s’il entend gouverner des sociétés libres, il ne peut s’affranchir d’une souveraineté dont seuls les sociétaires sont dépositaires.
Or, ce lien organique ne cesse de se distendre au profit d’instances qui supra ou transnationales se dispensent de produire des décisions au tamis du peuple souverain. Ainsi par le haut la liberté des peuples se décalcifie quand par le bas les communautés développent leur propre agenda de reconnaissance au nom d’une extension de leurs droits à la dissemblance.
Le « despotisme doux », entrevu par Tocqueville lors de son voyage américain, présente progressivement un double visage entre une tutelle sans frein qui n’hésite plus à gouverner nos conduites les plus personnelles et des groupes ramassés sur eux-mêmes qui minoritaires imposent ce que Pierre Manent décrit, dans l’entretien qu’il accorde à la Revue politique et parlementaire, comme une forme de système de surveillance généralisé de tous à l’encontre de tous, au risque que chacun se voit sanctionner socialement, professionnellement et également pénalement. En conséquence, le monde postmoderne, sous couvert des artifices d’un progressisme qui déborde de son lit naturel balisé de chaque côté par la nation et par l’universalité, a tout d’un étau asphyxiant peu à peu cette expérience historique unique où se combinèrent et s’articulèrent sur la longue durée les apports des Anciens et des Modernes prodiguant tout à la fois liberté aux peuples et aux individus.
Gramsci n’avait pas tort lorsqu’il voyait dans « le clair-obscur » des transitions entre le vieil ordre et le nouveau peinant à surgir le lieu d’expansion de tous les monstres. Désormais techno-économiques d’une part, communautaires d’autre part, ceux-ci en viennent à miner les soubassements de la plus grande aventure qu’une région du monde, l’Ouest, offrit à des hommes : l’aventure de la liberté. Il se pourrait bien que ce soit à l’intérieur même de l’Occident, si nous n’y prenions garde, que se referme cette heureuse parenthèse, à moins que les Occidentaux en viennent à prendre conscience que c’est en leur sein que siègent les principaux ennemis d’un modèle qu’ils ont mis tant de siècles à bâtir…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef