Le Parlement a adopté dimanche la « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ». Publiée aujourd’hui au Journal officiel, cette loi prévoit un état d’urgence sanitaire, régime qui encadre le confinement et d’autres mesures restrictives des libertés. Benjamin Morel, maître de conférences en Droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas décrypte ce texte de loi pour la Revue Politique et Parlementaire.
Revue Politique et Parlementaire – Quelle est la fonction principale de la loi d’urgence sanitaire dans les circonstances exceptionnelles que nous traversons ?
Benjamin Morel – Le projet de loi est assez large et conduit à mettre en place diverses mesures permettant d’adapter l’action des pouvoirs publics à la période de crise que nous connaissons. Cela passe par l’organisation du report des municipales ; par l’instauration d’un état d’urgence sanitaire ; par des mesures d’exception en matière économique ; ou encore par des dispositions permettant l’adaptation de l’administration, notamment des juridictions.
Il s’agit d’un projet de loi mettant en place un état d’exception. Le terme fait peur. Pourtant l’état d’exception n’est pas une manière de congédier le droit. Dans certaines circonstances exceptionnelles, le droit commun ne peut permettre aux pouvoirs publics de faire face. Dès lors, sans état d’exception, deux solutions s’ouvriraient à eux. Ils pourraient soit constater leur impuissance, soit écarter le droit et tomber dans l’arbitraire.
Un état d’exception permet de contrôler et d’encadrer des dérogations au droit commun à dessein de faire face à une crise.
C’est une manière de sauvegarder l’état de droit. Pour l’instant, l’État a géré la crise à droit constant. Le Gouvernement s’est appuyé notamment sur l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique et sur le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020. Le problème, c’est que cette application est sujette à caution. Elle tient à ce que l’on nomme la théorie des circonstances exceptionnelles, vieille construction jurisprudentielle, qui permet d’encadrer de manière assez floue et élastique l’action gouvernementale en l’espèce. Le projet de loi permet donc à la fois de sécuriser et de mieux encadrer la gestion de cette crise.
RPP – Le texte pose un certain nombre de contraintes et de limitation en matière de libertés publiques. Dans quelle mesure peut-il prolonger cette exceptionnalité si la crise venait à perdurer ?
Benjamin Morel – Il y a deux temporalités :
L’état d’urgence sanitaire est instauré pour deux mois, après quoi il devra être prolongé par le Parlement si les circonstances l’exigent. C’est un dispositif assez semblable à celui inscrit dans la loi de 1955 relative à l’état d’urgence que, attentats terroristes faisant, nous avons appris à bien connaître. Si une nouvelle crise devait survenir, un décret en Conseil des ministres permettrait d’activer à nouveau cet état d’urgence sanitaire. C’est ensuite dans un délai d’un mois que le Parlement devrait s’entendre sur son prolongement.
Par ailleurs, l’existence dans le droit de cet état d’urgence sanitaire arrivera à échéance le 1er avril 2021. Après quoi, il disparaîtra de l’ordre juridique. Cela ne veut pas dire qu’il ne sera pas utile de l’inscrire définitivement dans le droit. Toutefois, il n’est pas très opportun de penser de telles dispositions d’exception à chaud.
En inscrivant une date de péremption, la loi va obliger à remettre l’ouvrage sur le métier.
On pourra alors, avec le recul, se demander ce qui devrait être corrigé et repris pour accroître les garanties et l’efficacité du régime juridique.
RPP – Comment sur le fond concilier sécurité, urgence sanitaire et libertés publiques sans que la confiance de l’opinion publique ne soit entamée ? Et quel rôle pour le Parlement dans cette période ?
Benjamin Morel – L’état d’exception n’est pas la possibilité pour les pouvoirs publics de faire n’importe quoi. Il repose sur deux fondements qui en assurent l’acceptation :
D’abord, la proportionnalité : La version originelle du projet de loi posait un vrai problème sur ce point en ce qu’elle accordait des pouvoirs gigantesques au Premier ministre. Corrigé par le Sénat, la version finalement adoptée du texte borne ses pouvoirs en les décrivant ou en les soumettant à un contrôle strict du juge administratif. Sur ce point, le texte est donc équilibré. Le principal souci en matière de proportionnalité a été introduit en toute fin de parcours législatif à l’Assemblée. Le Gouvernement a alors soumis un amendement prévoyant qu’en cas de violation à plus de trois reprises des règles de confinement dans un délai de 30 jours « les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général ». Cette disposition apparaît discutable au regard des principes de légalité des délits et de proportionnalité des peines.
C’est un dispositif extrêmement répressif et qui relève plus de la communication.
Il est à l’opposé de l’équilibre et de la proportionnalité qui doivent caractériser un état d’exception. Il nuit profondément au reste d’un texte en la matière bien pensé.
Ensuite, le contrôle : là aussi, le texte est ressorti bien meilleur de son examen au Parlement. Le contrôle est d’abord celui du public, ce qui est essentiel pour établir la confiance. Le texte prévoit ainsi que « les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques. » Le contrôle est ensuite celui du juge. Une voie de recours par référé-liberté (qui impose au juge administratif de se prononcer dans les 48 heures) a été introduit. Cela devrait permettre de se garantir rapidement des actions de l’administration dès lors qu’elles mettent en jeu une liberté fondamentale de manière manifestement disproportionnée par rapport à la loi. Le gros point noir a toutefois trait à la suspension des délais d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité.
Or la loi votée va loin dans la restriction des libertés publiques, il aurait donc été bienvenu d’ouvrir une voie aux administrés pour en contester rapidement la constitutionnalité.
Concernant le contrôle du Parlement, il est l’un des principes fondamentaux encadrant les états d’exception. Même (surtout) pendant l’application de l’article 16 de la Constitution, le Parlement siège de plein droit. En l’occurrence, le projet de loi prévoit des dispositions similaires à celles introduites en 2016 dans le projet de loi de 1955 relatif à l’état d’urgence. Le Parlement est donc informé tant par l’administration que par le Gouvernement. Cela avait permis aux commissions des lois des deux assemblées de constituer à l’époque des « comités de suivi ». C’est ce à quoi l’on va assister. Ces comités ad hoc n’ont toutefois pas le même pouvoir de contrainte et d’investigation qu’une commission d’enquête. Les chambres pourraient donc en constituer, à dessein de suivre l’évolution de la situation. Toutefois, ces commissions ne peuvent durer que 6 mois maximum. L’application à répétition des états d’exception depuis quelques années devrait nous pousser à réfléchir à la modification de l’ordonnance du 17 novembre 1958. Il conviendrait ainsi de permettre aux chambres de faire durer une commission d’enquête tout au long de la mise en œuvre des différents états d’exception.
Benjamin Morel
Maître de conférences en Droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas
Propos recueillis par Arnaud Benedetti