La peur s’est installée dans notre vie politique. Aux élections européennes, elle est devenue le meilleur argument des partis antieuropéens, et explique en partie la poussée des partis populistes. Elle a continué son ouvrage aux élections départementales, et marquera sans doute encore les régionales. Pour lui substituer d’autres sentiments, le développement durable est porteur d’espoir. Reste-t-il encore à le concrétiser.
Comme la calomnie chère à Beaumarchais, elle s’insinue partout.La peur est là. Elle imprègne le monde occidental, de multiples manières : peur de perdre le leadership économique sur le monde, peur de l’arrivée massive d’émigrants, peur de voir nos identités culturelles se diluer et disparaître, peur des attentats qui peuvent se produire partout et à tout moment. En France, tout particulièrement, grande puissance historique, marquée par son histoire et feu son empire, cette peur est attisée par la situation économique et le chômage, si bien que le discours des politiques, quelle qu’en soit l’appartenance, tourne autour d’un objectif maintes fois rappelé : il faut protéger les Français.
Les conséquences de ce sentiment de peur sont redoutables. La peur paralyse. Plus question de prendre des risques ni de se lancer dans de nouvelles aventures. L’esprit d’initiative, le goût d’entreprendre, sont inhibés par la peur, qui provoque un repli sur soi. Je m’enferme dans mon donjon, je m’entoure de défenses, j’ai raison et ce sont les autres qui n’ont rien compris, tout le monde m’en veut, c’était bien mieux hier. Un phénomène cumulatif s’enclenche : plus on se replie, plus on régresse, plus on se sent fragile, et plus encore on a peur.
C’est sur ce sentiment que les partis nationalistes prospèrent. Les sondages le répètent : les Français sont pessimistes, ils pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Revenons aux vieilles valeurs, des valeurs sûres, et tout ira mieux. Les partis nationalistes sont les champions du repli, face à l’ouverture. L’Europe et la mondialisation deviennent alors les symboles d’une dégradation inexorable de nos conditions de vie, de nos mœurs, de la famille et de tout ce qui a donné du sens à nos sociétés occidentales (voir encadré 1).
Les trois émotions qui dirigent le monde
Dominique Moïsi a présenté le paysage géopolitique des “émotions”1. Résumons les très schématiquement. Elles sont trois à dominer le monde et à dicter leur comportement aux populations et à leurs dirigeants : la peur, essentiellement présente dans le monde occidental, l’espoir, qui monte dans les pays émergents, et l’humiliation, qui ronge le monde arabo-musulman. Les trois émotions se combinent, bien sûr, et, au sein d’un même pays, d’une même société, les dominantes peuvent varier d’un groupe à un autre. Mais retenons que la peur est un des moteurs les plus puissants qui nous dicte nos comportements et structure nos mentalités. La nostalgie, en France, des Trente Glorieuses, la comparaison mille fois répétée de nos performances respectives face à d’autres pays, comme l’Allemagne ou les pays asiatiques, ajoutent une dose d’humiliation, qui n’arrange rien, et renforce la tentation du repli.
Des raisons d’espérer sont nombreuses, dans un pays bénéficiant d’un haut niveau d’éducation, d’un héritage industriel, d’un système de santé performant, d’une culture riche et diversifiée, d’un patrimoine et d’une situation géographique exceptionnels, d’une façade maritime et du deuxième domaine maritime au monde ainsi que de nombreux atouts humains. La France ne représente que 1% de la population mondiale, et elle ne peut tenir le rôle qu’elle ambitionne avec les pratiques d’hier. Il lui faut innover, et garder “une longueur d’avance” sur des secteurs clés, et la peur est l’ennemie de l’innovation, de la prise de risques. La peur, cette “émotion” sur laquelle jouent les nationalistes conduit inévitablement à la perte d’influence, juste freinée par l’inertie des institutions et des intérêts économiques d’hier. Pour combien de temps ?
Comment donc lutter contre la peur ? Certainement pas en répétant qu’il faut “protéger les Français”. Une affirmation qui contient en elle-même le rappel de la fragilité de notre société, soumise à des influences multiples, de la vulnérabilité de nos entreprises, convoitées par des intérêts étrangers, de la précarité de nos modes de vie, menacée à la fois par Mac Donald’s et la viande Hallal. Le terme même de “protéger” conduit au repli. La phrase aujourd’hui célèbre “n’ayez pas peur” réveille aussi la peur. C’est un peu comme “restez calme”, qui énerve souverainement. Le simple fait d’évoquer ce que l’on combat le rend plus présent, plus proche. Et ne parlons pas de la panique, fille écervelée de la peur, et qui conduit à faire n’importe quoi.
On ne lutte pas contre la peur en en parlant, même en négatif. Il ne faut pas masquer les risques, dont chacun est plus ou moins conscient, mais pourquoi “protéger” les Français, alors qu’ils disposent de tellement d’atouts pour les affronter ? Il ne faut pas les “protéger”, mais les “stimuler”. Il y a des efforts à faire, des changements à opérer, des épreuves à surmonter, mais pourquoi en avoir peur ? Ce sont les étapes normales de l’évolution de la société, et nous n’y sommes pas moins préparés que les autres. Il faut dire que le discours général est anxiogène. On ne parle que de compétitivité, de sélection. Pourquoi pas de “struggle for life” ? Le stress envahit nos vies familiale et professionnelle. L’esprit de compétition est porté aux nues, alors que l’époque est à la coopération. Le besoin de transversalité s’impose face aux approches trop spécialisées, l’esprit d’équipe devient une des clés du succès. Les marges de progrès ne résident plus dans l’exploit individuel, mais dans la cohésion et l’ouverture du groupe. Pourquoi, dans ces conditions, valoriser les modèles économiques fondés sur la rivalité ? Sans parler de la “guerre économique” au cœur de laquelle nous sommes engagés. À une autre échelle, les écologistes, inquiets à juste titre de la montée de l’effet de serre et de l’érosion de la biodiversité, qui demandent des mesures à l’échelle de la planète, excitent la peur des cataclysmes et provoquent ainsi un besoin de repli. Là encore, beau résultat pour des “citoyens du monde” !
La peur et l’humiliation
Quel que soit l’angle sous lequel nous observons la société française, la peur est là. L’emploi, dont on peut être privé à tout moment, le logement, inaccessible pour beaucoup, la santé, menacée par les pesticides et les particules fines, l’école, qui ne fournit plus de débouchés, la sécurité, avec la montée de la délinquance et la perte de l’esprit civique. Même quand il s’agit de rétablir la confiance, ingrédient indispensable à l’ouverture au monde et à l’entreprise collective, c’est la méfiance qui domine, avec des règles de contrôle qui partent du principe que chacun est un menteur en puissance.
La peur est en plus confortée par l’humiliation. Se faire donner des leçons par les autres pays est insupportable ! Quand la France s’entend dire qu’elle est “sur la bonne voie”, que ce soit par les autorités européennes, le FMI ou par un autre pays, comment ne pas ressentir une humiliation, nous qui nous pensions et nous pensons toujours, en notre for intérieur, comme une grande puissance qui impose son point de vue, et se trouve au-dessus du jugement des autres nations ?
La peur progresse sous de multiples aspects, crainte du chômage, des immigrés, du terrorisme, d’être atteint dans notre mode de vie et nos valeurs. Toutes les initiatives destinées à contenir cette peur se retournent contre leur objet, et ne font que la renforcer. Le mot même de tolérance est ambigu : n’est-ce pas le minimum de “tolérer” que les autres soient différents de soi ? On est loin d’une approche positive qui ferait chercher chez “l’autre”, dans sa différence, des richesses à découvrir. On est loin de la valorisation de l’échange, dont chacun ressort gagnant.
Aux débuts du nucléaire, EDF voulait accompagner le développement de son parc de centrales par une communication qui permettrait d’obtenir une adhésion des Français à cette technique. Un premier axe de communication avait été la pénurie de pétrole, au lendemain des crises pétrolières. L’énergie nucléaire était un moyen de lutter contre la peur de manquer d’énergie. Le public opère vite des rapprochements entre les mots : la peur s’est trouvée ainsi associée au nucléaire. Bon résultat ! Très vite, EDF s’est rendu compte de son erreur, et a changé l’axe de sa communication : le nucléaire est une énergie nationale. La fierté est le ressort choisi, et non la peur.
Une ère de créativité et de découverte
On ne lutte pas contre la peur en l’attaquant de front. Il faut lui substituer une autre émotion, et créer une dynamique qui permette de mobiliser les énergies. Il faut ouvrir des perspectives, et aller gaillardement vers un “nouveau monde” à inventer. “Nous n’habitons plus la même planète que nos aïeux. La leur était immense, la nôtre est petite” disait Bertrand de Jouvenel2. Le “temps du monde fini commence”, pour reprendre l’expression de Paul Valéry3, une aventure qui commence, à laquelle il faut donner des attributs attractifs. Qu’y a-t-il de plus enthousiasmant que de créer un monde, au lieu de prolonger péniblement les modèles de nos aïeux, dont on sait qu’ils sont à bout de souffle ? C’est une ère de créativité, de découverte, qui s’ouvre devant nous. C’est la compétence collective d’une société qu’il faut mobiliser, dans toutes ses dimensions et sa diversité, avec son intelligence et sa sensibilité. Bien sûr, il y a des dangers, ce n’est pas gagné d’avance, mais quelle perspective de construire ensemble un monde fondé sur de nouveaux principes ! Nous sommes à la veille de grands changements, et nous pouvons soit les craindre, soit nous positionner pour en être les inspirateurs, comme les Lumières ont permis à la France de rayonner au 18e siècle.
La peur, problème majeur de communication pour le développement durable
Nous savons bien que la poursuite béate des pratiques actuelles nous conduit droit dans le mur. Les prélèvements de ressources comme les rejets de produits nocifs dans les milieux sont lourds de conséquence, ils dépassent depuis longtemps la capacité de régénération de la planète, et cela n’a pas empêché le fossé entre les riches et les pauvres de s’élargir. Le bilan n’est pas enthousiasmant, malgré des réussites spectaculaires et une réelle avancée des sciences et de notre connaissance des mécanismes physiques et biologiques. Il est facile de faire peur avec l’évocation des dangers qui nous menacent, pollution généralisée, dérèglements climatiques, révolte des désespérés de la Terre, disparition de nombreuses espèces animales et végétales, etc. Et tous ces dangers sont bien présents, et compte-tenu de l’inertie des phénomènes planétaires, des phénomènes d’accumulation qui se terminent par la goute qui fait déborder le vase, la lucidité nous conduit à s’y préparer. Nous ne pourrons pas les éviter totalement, tout au plus pouvons-nous espérer en réduire la force ou retarder les échéances.
Il est bien normal de s’en inquiéter, et de tirer le signal d’alarme, de mobiliser l’opinion et les faiseurs d’opinion pour faire pression sur les décideurs, politiques et économiques notamment. Il faut faire céder de nombreuses résistances au changement. Mais il ne faut pas désespérer pour autant, chacun d’entre nous, simple citoyen et consommateur, néanmoins décideur à sa modeste échelle. Que puis-je faire, face à ces enjeux qui me dépassent, la vanité des efforts que je pourrais faire n’est-elle pas évidente ? La perspective des catastrophes planétaires qui nous attendent, nécessaire pour ébranler un système trop bien installé, est aussi paralysante. L’évocation du risque est en soi un frein au changement, au lieu d’en être un moteur.
Prendre conscience des dangers, en prendre aussi la mesure, sans pour autant engendrer la peur, tel est le défi que porte en soi le développement durable.
La dynamique d’un monde nouveau qui prend corps
Une autre expression célèbre, “condamnés à réussir”, nous donne une piste pour surmonter cette contradiction, pour relever ce défi. Bien sûr, nous sommes condamnés au changement, avec les remises en question, la redistribution des cartes, et l’inconfort de l’incertitude qu’il suppose. Mais la seule issue est la réussite, la réussite d’un autre modèle de développement, d’un autre monde à imaginer et à construire. Cette réussite ne s’improvise pas, elle se prépare, elle demande une stratégie au long cours, elle confine la peur à ce qu’elle doit être, la source d’un stress modéré mais permanent, condition indispensable pour pousser à l’action et à la prise de risque.
C’est une vision offensive du développement qu’il faut présenter aux acteurs pour les mobiliser, au lieu d’un cri d’alarme par nature défensif. Le développement durable est né à la suite de l’appel du club de Rome et du rapport Halte à la croissance ?4, qui a alerté le monde des dangers qui nous guettaient. Un message défensif par nature, et salutaire, qui a provoqué une prise de conscience. Un succès d’estime, mais un essai qu’il reste à transformer en actions. Le développement durable y ajoute une vision offensive et c’est toute la différence.
Bien sûr, il faut conserver des défenses, ne pas baisser la garde contre les menaces et lutter contre les mauvaises orientations qui sont encore légion à la surface de la planète. Mais il faut offrir une perspective, non pas un grand soir où le bonheur serait général, mais une dynamique portée par l’essentiel des forces vives, comme on dit. La politique y a toute sa place.
Un nouvel espace pour la politique
Les discours des “partis de gouvernement” ont renforcé le sentiment de peur qui se développe dans notre pays. La réaction de repli observée depuis quelques années, et qui s’est manifestée récemment aux élections européennes, n’est pas surprenante dans ces conditions. Un repli qui pourrait bien à nouveau se manifester aux élections régionales de 2015, au profit des partis extrémistes. Cachés derrière leur devoir de responsabilité, et enfermés dans leurs rivalités institutionnelles, les partis de gouvernement se montrent particulièrement frileux face aux défis que pose la “finitude” du monde. C’est justement en proposant des défis ambitieux à la société que la peur régressera. Des défis pour lesquels beaucoup de nos concitoyens et beaucoup d’Européens sont prêts à s’engager, pour peu qu’on arrête de leur faire peur de l’avenir.
La peur est fille de l’absence de perspectives. C’est le rôle du “politique” que d’offrir lesdites perspectives, de proposer des orientations qui permettent à chacun de mieux comprendre le “sens de l’histoire” et de s’y intégrer. Le choix politique dominant aujourd’hui n’est plus droite-gauche, mais ouverture-repli. Soit l’avenir apparaît assez clairement, malgré de nombreuses inconnues, pour provoquer la confiance dans une forme de “progrès”, de donner envie d’explorer des futurs inédits, soit il apparaît trop incertain, semé d’embûches et de dangers. Le développement durable est une tentative d’exprimer une foi dans le futur, une foi ancrée dans l’amour de l’Homme et de la planète, son milieu de vie et l’origine de toutes ses richesses.
Il s’agit d’imaginer de nouveaux modèles de développement humain et de les rendre crédibles, attractifs. Le développement durable n’est pas un projet politique “clé en main”, mais il offre un cadre de pensée pour refonder la société, et l’adapter à la “finitude” du monde. En ce sens, il est profondément politique. Il concerne tous les secteurs de la vie publique, l’économie, la culture, la formation, la recherche et l’innovation, l’exploitation des ressources naturelles, minières, agricoles, piscicoles, l’action sociale et la population, la santé et l’alimentation (voir encadré 2), les relations internationales, l’aménagement, la mobilité et le logement, etc.
Un âge d’or pour la politique
Favoriser l’émergence de réponses opérationnelles, pour que ces transformations se réalisent dans de bonnes conditions, tel est le rôle du politique.
Parmi les enjeux forts, retenons trois sujets “marqueurs” de durabilité :
- Le facteur 4. Deux fois plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources, au sens d’un autre rapport au Club de Rome, daté de 1997 et signé d’Ernst U. von Weizsäcker, d’Amory B. Lovins et de L. Hunter Lovins. Comment orienter l’économie, production et consommation, pour apporter toujours plus de bien-être tout en réduisant les ressources nécessaires, voilà un enjeu politique majeur, avec des règles économiques et fiscales à adapter, une politique de recherche, des instruments financiers adaptés, un accompagnement du changement à mettre en place. Une politique indispensable pour poursuivre une augmentation de la capacité à répondre aux besoins de l’humanité, compte-tenu de la situation actuelle (plus d’un milliard de personnes qui n’ont pas accès à l’eau, à l’électricité, à une alimentation équilibrée, à la santé, à l’éducation, etc.) et future (les deux à trois milliards d’êtres humains que la planète accueillera d’ici 2050).
- La montée en puissance des consommations immatérielles. Le besoin de croissance des populations déjà dans une forme d’opulence doit se transposer sur des consommations immatérielles, notamment culturelles, artistiques, relationnelles, qui font appel au talent, à l’intelligence, à la sensibilité, plutôt qu’à des ressources naturelles. Là encore, ce sont de nouvelles puissances économiques qui vont émerger, et prendront une place importante aux côtés des secteurs d’activité traditionnels.
- La stabilisation de la population mondiale, qui entraînera inévitablement son vieillissement, à commencer dans les pays développés. C’est une transition démographique très profonde que nous allons vivre, avec des effets sur l’emploi, les mouvements de population, l’organisation de notre temps tout au long de la vie. La natalité comme solution au problème n’a plus d’avenir, il va falloir innover et accepter des migrations massives, le maintien d’une activité adaptée à l’âge bien différente du simple report jusqu’à plus soif de l’âge du départ à la retraite, chercher de nouveaux modes de répartition du pouvoir d’achat entre générations, etc.
Le politique se trouve face à des défis inédits. Le simple aménagement de réponses apportées hier ne suffira pas. Nous voilà à la veille d’un nouvel âge d’or de la politique, celui où il faut inventer un nouveau monde comme a pu le faire en son temps le Conseil National de la Résistance. Une perspective enthousiasmante. À condition que la peur ne nous paralyse pas, et que le monde politique rétablisse les liens profonds qu’il doit entretenir avec la société. C’est cette dernière qui détient les solutions. Il revient aux politiques de permettre leur émergence et de leur donner droit de cité.
Dominique Bidou, consultant en développement durable
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(1) La Géopolitique de l’émotion, Flammarion, plusieurs fois réédité.
(2) Arcadie, essai sur le mieux vivre, Futuribles, SEDEIS, 1968.
(3) Regards sur le monde actuel, 1945.
(4) Halte à la croissance ? D.H. Meadows et col (MIT), Fayard pour l’édition française, 1972.