Entre révélations incomplètes, indignations feintes et demi-mensonges, la connaissance « grand public » du dossier des sous-marins australiens évolue chaque jour. On finira peut-être par connaître les errements de la gestion de ce contrat hors normes puisqu’il portait sur la diésélisation de douze coques françaises conçues pour la propulsion nucléaire1, pour les doter in fine d’armements américains. La répartition des parts de marché entre les partenaires et le jeu des indemnisations font que « Naval Group » devrait absorber le choc. D’autres aspects méritent pourtant qu’on s’y arrête.
Les Etats-Unis sont depuis toujours coutumiers de ces comportements, contre leurs concurrents, français en particulier, pour maintenir leur prééminence technologique par la baisse des coûts marginaux de leurs matériels à l’exportation. Le revirement imposé par Joe Biden, il y a quelques semaines, aux autorités suisses, sommées d’acheter l’onéreux, inabouti et inadéquat F 35 en lieu et place du Rafale, adapté aux besoins helvètes et à la cohérence de l’espace aérien concerné, est un exemple qui aurait dû, une fois de plus, frapper les esprits. Le départ de Trump n’y change rien ; les invariants géopolitiques perdurent ; seules les formulations sont plus policées. Obama avait déjà opéré le pivotement vers la Chine et il est facile de comprendre la continuation d’une telle stratégie face à des autorités pékinoises insatiables de puissance, décidées, entre autres projets, à transformer la mer de Chine en mer chinoise.
Plus surprenant par contre est le revirement australien sur un sujet aussi sensible que le nucléaire. La décision états-unienne, inusitée depuis les accords de Nassau de 1962 avec la Grande Bretagne, constitue – même s’il ne s’agit que de propulsion – un accroc aux politiques de non-prolifération dont il faudra assumer les conséquences.
Déjà, la Malaisie s’alarme d’une nucléarisation d’un espace « Pacifique » transformé en champ d’affrontement sino-américain. De son côté, Jacinda Ardern, la première ministre néo-zélandaise a déclaré que ces nouveaux sous-marins australiens ne pourront pénétrer dans les eaux territoriales de son pays.
Alors où sont les erreurs ? S’en prendre aux Australiens ou aux Britanniques qui n’ont pas été décisionnaires ultimes dans cette affaire ne mène à rien. Les Etats-Unis sont obsédés par la montée en puissance de la Chine ; c’est cohérent et fondé même s’il est loisible de discuter de leurs méthodes.
Est-il nécessaire de rappeler que la France est, pour faire simple, des Kerguelen à la Polynésie, une puissance indopacifique et qu’il n’est pas évident qu’elle s’assume pleinement comme telle.
La convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer nous rend possesseur de la plus grande ZEE2 maritime du monde que nous peinons à protéger ; les menaces – spoliation de nos ressources halieutiques, infractions écologiques, trafics en tous genres etc. – y sont nombreuses et variées mais on ne saurait affirmer que le format actuel de notre marine – sans parler de l’obsolescence des matériels – suffise à sécuriser cet immense espace. Dans cet ensemble se trouve la Nouvelle Calédonie qui va voter le 12 décembre, une troisième fois, pour décider de son destin ; nul politique responsable n’ignore que l’archipel fait l’objet de toutes les attentions de la part de Pékin. Il est toujours préférable de se doter des moyens de ses ambitions.
S’indigner de cet accord « Aukus, » surgi de nulle part, est légitime. Il eut été préférable que nous fussions informés de sa négociation et conviés à nous y joindre.
Paris n’avait-elle pas noué en 2016 un partenariat stratégique avec Canberra au moment où les turpitudes trumpiennes commençaient à insécuriser la région ? On connaît les réponses : la France, tout en étant un allié fiable, ne saurait endosser systématiquement les guerres et les antagonismes états-uniens ; la Chine est en dehors de l’aire de solidarité de défense otanienne etc.. De plus, en symbiose avec l’U.E., qui pourtant l’a qualifié de « rival systémique », Paris a choisi pour l’instant une approche plus pondérée de ses rapports avec Pékin. La vision de l’Allemagne, soucieuse de préserver ses intérêts à l’exportation vers l’Empire du Milieu, a pesé dans ce choix bruxellois.
C’est là que l’affaire prend aussi une dimension intra-européenne. Angela Merkel, sera restée fidèle durant ses quatre mandats à une vision – que les institutions bruxelloises ont avalisée sans se faire prier – qui postule que l’économique surplombe et gouverne le politique. Pour des raisons historiques trop connues, Berlin se méfie de la puissance, du militaire, de l’atome, de la Nation, de la géographie, de l’Histoire, des frontières et de tout ce qui s’approche du régalien. Le projet de Boris Johnson est tout autre ; mis brièvement en difficulté devant les Communes avec la décision unilatérale américaine de retrait d’Afghanistan, il lui fallait réincarner la visibilité internationale de son pays. C’est, sinon chose faite, du moins en cours aux yeux de ses électeurs. Il dispose pour cela d’une doctrine, le « Global Britain3. » passée relativement inaperçue en France mais qui montre que Londres a gardé les gènes de la puissance. Il a, de plus, recruté la femme de la situation. Elizabeth Truss, nouvelle patronne du Foreign Offfice, déjà surnommée la « Maggie » des Affaires étrangères, devenue aujourd’hui « brexitrice » convaincue, appliquera à n’en pas douter la stratégie de « Bojo », avec la foi de la convertie.
On comprend l’ire de nos gouvernants devant un fait accompli, inamical entre alliés même si les coopérations qui comptent – Lancaster House avec Londres, qui demeure notre seul partenaire militaire européen crédible ou industries de défense avec les 26 autres – ne sont pas concernées.
Les colères surjouées et les imprécations s’apaiseront. Mieux eut valu réfléchir avant à ce que doit être notre stratégie indopacifique. Sortir de l’OTAN serait un caprice infantile qui nous isolerait un peu plus.
L’Alliance atlantique qui n’en est pas à sa première crise, survivra, et le dossier de la défense européenne, inextricable en l’état, le restera encore longtemps. A moins qu’une alternative abrupte ou sournoise ne s’impose un jour à nous : d’un côté, le choix britannique, certes truffé d’embûches, d’un retour souhaité aux moyens nationaux de la puissance, adossé à un siège au Conseil de sécurité et à une capacité de projection armée ; de l’autre la voie berlino-bruxelloise de la dissolution du souverain et du régalien dans le marché, possible anti-chambre d’une sortie de l’histoire. C’est en cela que nous sommes sans doute dans la première vraie crise stratégique européenne post-Brexit qui devrait amener les dirigeants de notre pays à s’interroger : en arrivera-t-on à l’inconcevable ? devoir choisir un jour entre l’Europe avec le Royaume-Uni ou l’Union européenne avec l’Allemagne ?
Alain Meininger
- Rappelons au passage à nos amis australiens que la France fabrique aussi des SNA à propulsion nucléaire. ↩
- 11,6 millions de km2, première ou deuxième ZEE selon les présentations. ↩
- S’agissant du Pacifique, le paradoxe est saisissant : sous réserve d’éviter la confusion entre Commonwealth pour le Royaume Uni et territoire national pour la France, cette dernière est territorialement plus présente dans la zone. ↩