Depuis deux siècles et demi, le peuple français est sans doute celui, parmi les grands peuples, qui entretient les rapports les plus difficiles avec ses élites1. Nous vivons actuellement l’une des périodes de plus forte défiance dont le mouvement des Gilets jaunes et les réactions à la gestion de la pandémie par le gouvernement sont deux grands symptômes, ce que plusieurs études nationales et internationales ont confirmé2. Ce texte bref n’a pas pour objet de relever les causes du mal ni d’en décrire les effets, mais de préciser les espaces du débat élitaire les plus incriminés et les nouvelles voies explorées pour essayer de rétablir un dialogue avec le peuple.
La démocratie représentative et son pilier, le Parlement, lieu par excellence du débat en majesté des élites politiques, puisque celui où les représentants de la nation discutent et votent les lois de la République, sont critiqués par les Français. En témoignent d’abord la faiblesse et la chute du taux de participation aux élections législatives des trente dernières années, alors que, depuis la réforme du quinquennat, celles-ci sont pourtant en synchronie avec les élections présidentielles et pourraient bénéficier de leur élan3. Les universités d’été des partis, rendez-vous annuels de débats élitaires fortement médiatisés, connaissent, elles aussi, une importante désaffection. Sur fond d’un antiparlementarisme ancien et récurrent4, les troubles récemment survenus lors d’interventions de députés sur le forum et les mises à sac de leurs permanences traduisent, avec plus de force encore, l’ampleur de la fracture.
Les Français ne sont pas plus tendres pour les clubs de réflexion des élites où celles-ci débattent dans leur entre-soi et qui, de ce fait, suscitent tous les fantasmes.
Tel est le cas des dîners du Siècle qui réunissent, un mercredi par mois, depuis la Libération, « ceux qui comptent » dans la politique, les affaires et les médias, mais plus encore, à l’échelle internationale, du Club de Bilderberg, de la Conférence de la Trilatérale, du Forum de Davos et des rencontres des Young Leaders de la French-American Foundation. Ces espaces internationaux permettent aux élites françaises d’échanger avec leurs homologues nord-américaines, européennes et asiatiques sur les grandes questions du moment, sur les moyens d’assurer la croissance économique et la gestion des ressources planétaires, mais aussi sur l’idée d’une gouvernance mondiale5. Même si ces clubs publicisent leurs travaux depuis longtemps6, il a fallu l’explosion des réseaux sociaux pour que le peuple fasse leur découverte et s’enflamme à leur sujet, ainsi lorsqu’une session du sommet européen de la Trilatérale à Paris, en novembre 2008, en pleine débâcle de Lehman Brothers, prend le titre provocateur : « Sauvez l’Europe de la tyrannie des référendums » et se livre à un plaidoyer en faveur du despotisme éclairé.
Après avoir accusé un certain retard sur les pays anglo-saxons et même sur l’Allemagne, la France compte désormais des dizaines de think tanks (Fondapol, Institut Montaigne, iFRAP, Terra Nova, Fondation Res Publica…) qui sont devenus des lieux incontournables de la formation de la pensée élitaire et qui pèsent dans la vie politique nationale depuis l’élection présidentielle de 1995 au cours de laquelle Jacques Chirac s’était inspiré de l’une des notes de la Fondation Saint-Simon, pour relancer sa campagne, avec le succès que l’on sait. Leur médiatisation moindre et leur nature même font que ces réservoirs d’idées échappent davantage aux critiques populaires. Tel n’est pas le cas du Medef qui, dès sa création, en 1998, en remplacement du Conseil national du patronat français, s’est donné comme objectif de peser dans le débat social français et dont les universités d’été sont l’objet de polémiques croissantes, à mesure qu’elles gagnent en audience7.
À l’inverse, les grandes revues intellectuelles françaises comme la Revue des Deux Mondes, Esprit, Commentaire ou Le Débat qui permettaient aux idées de circuler au sein des élites et des élites vers la société sont, pour leur part, frappées de désaffection. En annonçant la fin du Débat qu’il avait fondé il y a quarante ans avec Marcel Gauchet, Pierre Nora a récemment souligné « un décalage de plus en plus évident (…) entre (…) les besoins mêmes de la société et son rapport de moins en moins familier avec les exigences de la haute culture8».
Dans une « société conquise par la communication9», il est possible de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein.
À l’heure de la société du spectacle et du spectaculaire, de l’immédiateté et des réseaux sociaux, la démocratisation de la haute culture et la réflexion rationnelle dans lesquelles élite et peuple ont pu se retrouver en un bref apogée, il y a quelques décennies, semblent reculer, mais le peuple est aussi sans doute moins dupe aujourd’hui qu’il a pu l’être dans un passé proche de « la subversion du principe de publicité » par les élites, à leur profit, qui peut, et c’est un euphémisme, ne pas toujours coïncider avec l’intérêt général.
Pour tenter de renouer un dialogue dans l’espace public, plusieurs solutions ont été avancées et plusieurs essais esquissés au cours des dernières années. L’idée de démocratie participative mise en avant par Pierre Rosanvallon et reprise par Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007 a été l’une de ces pistes importantes. Elle consiste en un processus d’implication des citoyens à la chose publique en les associant à la délibération des élites dirigeantes et en obligeant celles-ci à informer, à s’expliquer et à rendre des comptes10. Le Grand débat national organisé à la suite du mouvement des Gilets jaunes, la Convention citoyenne pour le climat et la réforme du Conseil économique, social et environnemental adoptée le 16 décembre 2020 participent du même mouvement, même si l’on peut craindre que ces trois montagnes n’accouchent que de souris. L’avenir le dira.
Éric Anceau
Historien, Sorbonne Université et SIRICE
- Nous nous permettons de renvoyer à notre dernier ouvrage, Les Élites des Lumières au grand confinement, Paris, Passés Composés, 2020. ↩
- Ainsi par exemple de l’enquête YouGov du 4 au 13 mai 2020 qui place les Français bons derniers des peuples sondés sur la confiance qu’ils accordent à leurs dirigeants dans la gestion de la pandémie. ↩
- Toujours inférieur à 70 % depuis 1988, le taux de participation au premier tour est tombé à 48,7 % aux élections législatives de juin 2017. ↩
- Jean Defrasne, L’Antiparlementarisme en France, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1990 et Collectif, Siècles. Revue du Centre d’histoire « Espaces et cultures », n° 32, « L’antiparlementarisme entre continuité et mutations (XVIIIe-XXIe siècles) », 2013. ↩
- Voir à ce sujet l’excellente mise au point, quoique déjà un peu datée, de Christophe Deloire et Christophe Dubois dans Circus politicus, Paris, Albin Michel, 2012, p. 123 et suiv. ↩
- Ainsi du rapport de la Trilatérale de 1975 intitulé, The Crisis of Democracy, qui déplorait l’incapacité croissante des gouvernements démocratiques à gouverner en raison de l’emprise des gouvernés sur la vie politique et sociale. Publié la même année aux New York University Press, il a connu un grand retentissement. ↩
- Ainsi lorsqu’à l’été 2019, Geoffroy Roux de Bézieux et ses instances dirigeantes projettent un débat sur le populisme en invitant Marion Maréchal Le Pen avant de la décommander devant le tollé suscité et, par mesure de symétrie, de retirer l’invitation envoyée aux personnalités de la France insoumise. ↩
- Pierre Nora, « Quarante ans, fin et suite », 40 ans, Le Débat, mai-août 2020, n° 240, p. 3-5. ↩
- Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Bernard Miège, La Société conquise par la communication, Grenoble, PU Grenoble, 1989. ↩
- Cette idée qui vient de loin chez Pierre Rosanvallon s’est affirmée dans ses ouvrages de 2006 à aujourd’hui. Voir en particulier La Contre-Démocratie : la Politique à l’âge de la défiance (Le Seuil, 2006), La Légitimité démocratique : impartialité, réflexivité, proximité (Le Seuil, 2008), Le Parlement des invisibles (Le Seuil, 2014) et Le Bon Gouvernement (Le Seuil, 2015). ↩