On connait l’usage contemporain de la célèbre phrase, apocryphe et mal interprétée, de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux ». Il est certain que la sécurité s’inscrit dans un point d’équilibre et que considérée comme un absolu, elle conduirait à des régimes non démocratiques ou à des existences sans initiatives.
Pour autant, cet équilibre ne peut s’affranchir du principe primordial qu’une garantie suffisante de la sécurité conditionne impérativement la jouissance par chacun, au quotidien, de sa liberté. La République, par l’intermédiaire de l’État, doit donc affirmer en permanence l’autorité de la loi et des règles collectives qui la portent.
1 – Il existe un large consensus sur la sécurité
Il ne faut pas se tromper sur le degré de consensus autour des questions de sécurité, qui est considérable, tant sur leur importance que sur la manière de les approcher. Ce consensus a même progressé, comme en attestent trois exemples symboliques :
- le quasi-plébiscite de la vidéoprotection (naturellement adaptée), y compris parmi des tendances politiques jadis réservées sur le principe. Nous sommes aujourd’hui à rebours des débats idéologiques d’il y a quelques années. L’introduction expérimentale, et strictement encadrée, par la loi du 19 mai 2023 relative aux Jeux olympiques et paralympiques, de l’intelligence artificielle pour la vidéoprotection confirme cette évolution ;
- le recul de la défiance vis-à-vis d’une plus grande participation citoyenne, également par des dispositifs précisément encadrés, le citoyen étant un maillon du continuum de sécurité ;
- la fluidité devenue naturelle des relations entre forces de sécurité et établissements scolaires, et l’acceptabilité de l’intervention de celles-ci en leur sein, alors que des réticences s’exprimaient il y a quelques années.
Une consultation faite en ligne par une préfecture d’un département de taille moyenne récemment, sur la base d’un questionnaire qui n’a naturellement pas valeur de sondage, éclaire la situation actuelle :
- 98 % des répondants se sentaient concernés par les questions de sécurité ;
- 25 % considéraient qu’elle est bien assurée au niveau national mais ce taux monte à 37 % quand il s’agit du niveau local ;
- 64 % pensaient que le niveau de sécurité s’était dégradé depuis plusieurs années ;
- si 30 % déclaraient avoir été confrontés à une situation d’insécurité, 2/3 disaient avoir été confrontés à un sentiment d’insécurité ;
- 3/4 des personnes pensaient avoir un plus grand rôle à jouer pour contribuer à la sécurité.
En somme, les Français semblent percevoir une situation qui se dégrade sur le moyen terme, sans l’imputer forcément aux forces de sécurité, dont elles sont d’autant plus satisfaites qu’elles portent une appréciation sur la situation locale, et tout en considérant qu’ils ont eux-mêmes un plus grand rôle à jouer.
2 – Le constat est fait d’une évolution négative qui interroge toute la société
En réalité, la société est confrontée à une triple dialectique dont les deux termes se détériorent : sécurité et sécurisation ; délinquance et incivilité ; violence et agressivité. Dans le premier terme de la dialectique, les services de police et de gendarmerie nationales ont vocation à être en première ligne, tandis que les responsabilités s’organisent différemment dans le second.
En outre, des caisses de résonance accrues vis-à-vis de l’opinion publique, par les divers relais d’information et de communication, ainsi que l’évolution de la population (hausse de l’immigration légale et illégale, vieillissement, augmentation du nombre des familles monoparentales), pèsent sensiblement sur cette équation.
Les services de police et de gendarmerie font aussi le constat d’une situation devenue plus complexe. Ainsi, s’il y a bien une aspiration à l’ordre aussi silencieuse que générale, elle cohabite chez une partie de la population et dans une partie du territoire avec une hausse de l’agressivité et de la violence à leur encontre, assortie d’une baisse de la « peur du gendarme », qu’illustre l’augmentation des refus d’obtempérer.
Au sein de la société, les gens se connaissent et se parlent moins, reportant sur les forces de sécurité et la justice la charge de régler des différends qui ne sont pas toujours de leur premier ressort. Les addictions croissantes (alcool et drogues) jouent aussi un rôle sous-estimé. Plus globalement la société est confrontée à des enjeux de plus en plus forts de cohésion nationale.
3 – Il reste possible de promouvoir une approche renforcée
A – Élaborer une doctrine nationale de sécurité
Lors d’une réunion assez récente dans une préfecture sur la sécurité, un nuage de mots a été établi à partir des expressions des participants et a fait ressortir deux mots dominants : celui de protection et celui de tranquillité. Une politique nationale de sécurité doit tendre en réalité à s’articuler autour de ces deux objectifs, protéger et tranquilliser : c’est l’ordre public, première des libertés publiques, et c’est la tranquillité publique, condition d’une vie collective pacifique.
Dans ce contexte, on peut considérer aujourd’hui la fonction régalienne de sécurité publique autour de quatre volets : le renseignement, le maintien de l’ordre, l’interpellation, la diffusion d’une culture de sécurité. Ce dernier concept s’appuie sur une fonction d’épicentre de l’État, dans une chaîne de sécurité qui part du citoyen et passe par le tissu économique, social et politique.
L’élaboration d’une doctrine nationale de sécurité, conforme aux enjeux contemporains et issue d’un processus de large approbation, pourrait structurer cette composante fondamentale du contrat social.
B – Développer la sécurité « par design »
Cette notion ne doit pas être réservée à des niches comme la cybersécurité mais signifier aussi que la conception et le fonctionnement des lieux publics, voire à usage d’habitation, doivent intégrer dès le départ, de façon transversale, des règles renforcées de sécurité.
Ainsi, pourquoi ne pas concevoir la sûreté dans les établissements recevant du public (ERP) selon une même approche qu’en terme de sécurité incendie, avec des obligations juridiques sur le plan matériel (sécurité passive) et humain (équipe de sûreté) proportionnelles à la catégorie et à la taille de l’établissement, ainsi que des processus de vérification et d’avis par une commission ?
C – Poursuivre la rationalisation de l’organisation
La question de l’organisation territoriale est certes sensible, mais peut créer une perte d’efficacité opérationnelle. Des initiatives gouvernementales ont été prises dans ce domaine, de la réforme de l’organisation de la police aux progrès considérables réalisés dans la perspective de l’évènement hors normes des Jeux olympiques et paralympiques, avec pour l’occasion une systématisation des renforts mutuels entre police et gendarmerie, détachée des contraintes géographiques des zones de compétence respectives. Mais il reste bien des marges de manœuvre.
S’agissant de la rationalisation à l’échelle des communes, notamment rurales, elles devraient être encouragées à travailler davantage ensemble, par exemple en faisant porter à l’intercommunalité le recrutement de policiers municipaux au profit de tous.
Enfin, le constat est bien connu : certaines tâches ne nécessitent pas forcément la présence de policiers. Au-delà de la question en cours de traitement de la substitution de personnels de police par des personnels administratifs pour certains travaux, on peut songer aux escortes d’étrangers en situation irrégulière (sauf pour les sortants de prison et les cas d’ordre public). Des pistes existent également pour la gestion des centres de rétention administrative, ou encore le recours plus élevé à la visioconférence ou la télémédecine pour les détenus. Ces sujets sont aujourd’hui sur la table.
D – Adapter la sécurité à l’ère de la révolution de l’intelligence artificielle
Nos politiques et outils de sécurité ont l’obligation de s’approprier davantage les ressources de la technologie. Il suffit de songer, dans des conditions bien encadrées, aux drones ou de se poser la question dans l’avenir des critères d’emploi de la reconnaissance faciale dans certaines circonstances. De façon plus élémentaire, chaque département devrait être doté d’un schéma de vidéoprotection moderne, définissant en liaison avec les élus les emplacements prioritaires et cohérents des caméras de voie publique. Plus globalement, nous sommes à l’aube de la révolution de l’intelligence artificielle dont la sécurité doit être un champ privilégié, ce qui suppose de revisiter certaines approches juridiques.
Sur un autre plan, il existe une inquiétude croissante de nos concitoyens face aux risques et escroqueries liés à internet : la mise à disposition du public d’un centre national d’assistance H24, avec un numéro d’urgence unique, permettrait une première réponse à toute sollicitation sur la conduite à tenir, avec une expertise dont ne disposent pas les services locaux.
Plus globalement, une catégorie de Français qui ira croissante aspire à une police en ligne, dans le sens de commissariats ou de brigades numériques qui commencent à voir le jour. Il est souhaitable d’aller plus loin dans la numérisation, sans que ce soit contradictoire avec un maillage territorial suffisant et agile, comme l’illustre le déploiement de 238 nouvelles brigades, dont la majorité sera mobile. Une présence opérationnelle forte, dans une logique de cohésion territoriale, demeure un principe essentiel.
E – Diversifier les moyens mobilisables
A titre d’illustration, six moyens d’action pourraient être amplifiés :
- le recours à des réservistes, sous différentes modalités, y compris une « réserve numérique » afin de prévenir les crimes et délits liés à internet. Des initiatives ont été engagées dans ce domaine, notamment dans la perspective des Jeux olympiques et paralympiques ;
- dans le même ordre d’idée, une force civile pourrait être développée afin de traiter des différends et incivilités n’exigeant pas l’intervention première des services de police ou de gendarmerie. Ce niveau intermédiaire d’intervention pourrait s’appuyer sur un corps national de médiateurs ;
- des conseils des devoirs citoyens pourraient être installés dans tous les secteurs sensibles ou fragiles (pas seulement ceux de la politique de la ville), afin de partager avec les habitants l’analyse des dysfonctionnements et de rappeler chacun à ses obligations. Ils pourraient être reliés aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance lorsqu’ils existent ;
- la monétisation des sanctions, dans la suite de ce qu’a introduit la loi « engagement et proximité », afin de favoriser la rapidité et l’effectivité de la sanction, est un mécanisme dont il faudrait accroître le développement ;
- la plus grande facilitation des saisies de matériels et de leur utilisation par les forces de sécurité demeure un champ à développer ;
- des peines fermes de prison de durée relativement courte mais effectivement accomplies, pourraient être plus largement prononcées, puis purgées dans de nouveaux établissements dédiés, en cellule individuelle, qui soient dignes mais spartiates (par exemple sans lien vers l’extérieur par téléphone ou télévision). En effet, les alternatives à l’incarcération, particulièrement développées en France, ne doivent pas procéder d’une logique capacitaire.
F – Déployer une stratégie de communication interactive
La communication, bien conçue, fait partie de l’action. Il en va, en premier lieu, des opérations de sensibilisation sur les conduites à tenir. Mais devraient également être amplifiés des réseaux dédiés d’échanges numériques, en direction d’acteurs ciblés ; d’abord les maires, mais aussi les agriculteurs, commerçants, chefs d’entreprise. Des applications conviviales pourraient être également mises à disposition comme support des dispositifs de participation citoyenne, qui ne sont pas toujours assez dynamiques.
Ces pistes ne couvrent pas, naturellement, tous les volets d’une stratégie globale dont on peut souligner trois vecteurs essentiels :
- une composante éducative offensive,
- un volet d’intégration plus exigeant des populations étrangères, dans le cadre d’une maîtrise des flux,
- une exécution effective de peines suffisamment dissuasives et rapidement prononcées. On peut imaginer dans ce cadre la mise en place d’un service de Marshals à la française, et l’accroissement du nombre et de la gamme des places de détention.
Et il n’est pas évoqué ici le fléau quotidien, qui s’apparente de plus en plus à une menace globale, du trafic de drogue et des organisations criminelles qui lui sont liées, qui mérite un article spécifique.
Mais le fil conducteur est simple : plus que jamais, la sécurité constitue la matrice au fondement de l’Etat, de même qu’elle est l’affaire de tous.
Ziad Khoury