Le 4 octobre prochain, la Ve République aura soixante ans ; une longévité sur laquelle, en 1958, bien peu auraient parié.
On arguera peut-être que le texte de la Constitution et le système institutionnel qu’il avait établi ont considérablement changé. Il est vrai que le premier a été vingt-quatre fois révisé tandis que le second a été soumis à des configurations politiques variées, dont certaines auraient paru bien incongrues à ceux qui l’avaient imaginé. Mais, en définitive, rien qui infirme l’idée chère au général de Gaulle selon laquelle « une Constitution, c’est un esprit, des institutions et une pratique » et la Constitution de 1958 est celui et celles que soixante années ont modelés.
Plus encore, c’est sa robustesse face à des transformations inattendues autant qu’imprévisibles de la pratique qui, largement, confirme la pertinence de son esprit. Et, par exemple, nombreux ont été ceux qui louèrent la plasticité d’une Constitution résolument conçue pour un régime majoritaire lorsqu’il s’est agi de faire face à l’expérience de la cohabitation. De même, si le nombre de révisions qu’elle a subies peut sembler important, on ne doit pas oublier que la plupart sont ponctuelles ou techniques et que près d’un tiers d’entre elles ont été rendues nécessaires par la ratification de traités européens ou internationaux. Dit autrement, la Ve République a bien sûr évolué mais sans jamais renier ce qui fait son originalité et qui, assurément, a permis sa pérennité.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir donné lieu à débats, qui témoignent eux aussi d’une remarquable continuité. En effet, chaque fois qu’une réflexion a été engagée sur l’éventualité d’une nouvelle réforme constitutionnelle ou, plus largement, institutionnelle, et ce que celle-ci ait ou non prospéré, on ne peut qu’être frappé de la permanence des problématiques soulevées et du caractère récurrent de préoccupations identiques au point de confiner à l’obsession. D’ailleurs, le processus initié par le président de la République en vue de ce qui pourrait être la vingt-cinquième révision de la Constitution de 1958 ne déroge pas à la règle et l’on voit ressurgir des propositions qui, à défaut d’être exactement les mêmes, portent sur les mêmes objets.
À cela, il y a tout d’abord une explication historique.
La France est, depuis 1789, à la recherche de la perfection constitutionnelle.
En témoignent les quinze textes constitutionnels successifs qui nous ont tour à tour conduits à expérimenter la monarchie constitutionnelle, la République, l’Empire ainsi que d’autres formes moins aisées à identifier en même temps qu’à peu près toutes les configurations imaginables de séparation des pouvoirs. Cette quête d’un hypothétique Graal constitutionnel n’est d’ailleurs pas totalement révolue si l’on en juge par le nombre de projets de VIe République qui, périodiquement, refleurissent. À l’aune de cette perspective historique, la longévité de la Constitution de 1958 n’en est que plus remarquable.
Mais, de manière plus spécifique, la Ve République présente d’indéniables particularités qui, outre qu’elles en font un régime rétif à entrer dans les catégories habituelles du droit constitutionnel, ont justifié que, sans relâche, on veuille la réviser afin de la corriger. Si l’on a à l’esprit que la Constitution de 1958 a ab initio été conçue comme correctrice des excès du passé, la tentation est forte de penser que c’est l’originalité congénitale de la Ve République qui est la cause première de ce que l’on peut appeler son trouble obsessionnel constitutionnel : un trouble de l’équilibre institutionnel justifié par une obsession de l’efficacité de gouvernement.
Troubles de l’équilibre institutionnel
Tout en reprenant les canons du régime parlementaire, le constituant de 1958 a d’emblée créé les conditions d’un déséquilibre institutionnel structurel défavorable au Parlement ; sans nullement mettre en doute la sincérité des intentions de ceux qui en furent les initiateurs, les tentatives de rééquilibrage n’ont été qu’occasionnelles.
Déséquilibre structurel
Tout a été dit sur le sujet : le Parlement de la Ve République a été sciemment bâillonné, contraint par un corset « orthopédique » constitutionnel qui visait à l’empêcher de renouer avec les errements du passé.
Le discours que prononce Michel Debré lors de la présentation du projet de Constitution devant le Conseil d’État est éclairant sur le sujet : « nos institutions n’étaient plus adaptées (…) et leur inadaptation était aggravée par de mauvaises mœurs politiques qu’elles n’arrivaient pas à corriger ». Il s’agit donc d’« établir » le régime parlementaire que « la République n’a jamais réussi à instaurer » et, il y insiste, « la voie devant nous est étroite ».
De prime abord, pourtant, les rapports institutionnels semblent pouvoir être équilibrés. Le choix assumé est celui de « la collaboration des pouvoirs : un chef de l’État et un Parlement séparés, encadrant un gouvernement issu du premier et responsable devant le second, entre eux un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l’État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté ». Mais, bien vite, les modalités mettent en évidence le déséquilibre : un régime strict de sessions qui garantit à l’exécutif que le Parlement sera absent et donc dépourvu de tout moyen d’agir plus de la moitié de l’année ; la définition d’un domaine de la loi qui permet matériellement de le cantonner ; une réorganisation profonde de la procédure législative et budgétaire qui dote le gouvernement de moyens de contraindre et accélérer discussion et vote ; enfin, ce que Michel Debré appelle « une mise au point des mécanismes juridiques indispensables à l’équilibre et à la bonne marche des institutions » et qui recouvre des mesures aussi variées que l’obligation de vote personnel, l’incompatibilité des fonctions ministérielles et du mandat parlementaire et « la difficile procédure de la motion de censure ». Chaque fois, ces innovations sont justifiées par la « longue et coûteuse expérience » des régimes précédents et rendues « nécessaires pour changer les mœurs ».
Pour le dire autrement, c’est parce que les parlementaires des IIIe et IVe Républiques avaient perdu la raison qu’il fallait les raisonner et, constitutionnellement, cela supposait de rationaliser le parlementarisme en intervenant avec une précision chirurgicale sur les mécanismes identifiés comme étant à l’origine des dysfonctionnements.
Ainsi fût fait ! Jeu politique et révisions constitutionnelles faisant le reste. Le fait majoritaire et l’élection du président de la République au suffrage universel direct transformèrent les parlementaires trublions en « godillots ».
Mais rien n’assurait que ce déséquilibre originel et à visée correctrice allait devenir structurel alors même qu’il n’y avait plus rien à corriger. Bien sûr, l’exécutif y avait intérêt puisqu’il est la garantie de sa stabilité ; une unique motion de censure votée en soixante ans, de quoi se réjouir si l’on songe à la valse des gouvernements des républiques précédentes. Et les parlementaires eux-mêmes s’y sont accoutumés, d’autant que, le temps passant et les générations se renouvelant, rarissimes devenaient ceux qui simplement imaginaient qu’il pût en aller autrement.
En fait, alors que nombre de réformes ont eu pour effet ou pour objet de rendre au Parlement certains des pouvoirs dont on l’avait privé et, par conséquent, de le revaloriser, ces rééquilibrages apparaissent comme n’étant rien d’autre qu’occasionnels.
Rééquilibrage occasionnel
Parce que le déséquilibre institutionnel mis en place par la Constitution de 1958 était patent, il a d’emblée été dénoncé. Mais l’échec des républiques précédentes et la défaillance de leurs institutions avaient été si flagrants que la critique fut rapidement balayée. Le nouveau régime répondait aux objectifs qu’on lui avait assignés : la France connaissait enfin la stabilité et les mœurs politiques elles-mêmes étaient en train de changer.
Ce n’est qu’à partir des années 80 que l’idée d’un rééquilibrage est sérieusement envisagée.
Plusieurs arguments plaidaient alors en ce sens. D’abord, la Constitution de 1958 ayant fait son œuvre, le Parlement s’était rendu à la raison et ne constituait plus une menace ; il devenait donc concevable de le renforcer. Ensuite, c’était l’une des « 110 propositions pour la France » du candidat François Mitterrand qui venait de remporter l’élection présidentielle ; il s’y était engagé : « Le Parlement retrouvera ses droits constitutionnels ». Enfin, changement d’époque et volonté de réformes obligent, les signes avant-coureurs de ce qui allait devenir une inflation législative se faisaient sentir et le corset dans lequel on avait enserré le Parlement devenait aussi trop contraignant pour le gouvernement.
À cela s’ajouta l’expérience de la cohabitation. En reléguant au second plan un chef de l’État privé de majorité, elle faisait des élections législatives la variable déterminante dans la formation du gouvernement et gommait la tendance présidentialiste de la Ve République qui redevenait, fût-ce provisoirement, un régime parlementaire presque ordinaire. Les conditions étaient réunies pour que l’étau fût desserré.
Il fallut toutefois encore attendre avant que l’intention ne se transforme en actes et exception faite des révisions « européennes » qui conduisirent à inscrire dans la Constitution des compétences que les traités reconnaissaient aux Parlements des États membres, ce n’est qu’en 1995 puis en 2008 que le rééquilibrage fut constitutionnellement engagé.
La révision du 4 août 1995 était un premier pas. Son exposé des motifs était catégorique : « la restauration de la confiance dans les institutions publiques ne saurait se concevoir sans un juste équilibre entre les pouvoirs. À cet égard, il importe de donner au Parlement les moyens d’assurer pleinement le rôle qui est le sien dans l’initiative et le vote de la loi ». La solution résidait dans une nouvelle organisation du rythme des sessions ; le Parlement qui ne siégeait, depuis 1958, qu’à raison de cinq mois et demi répartis en deux sessions renouerait avec « le principe d’une session unique ordinaire de neuf mois ».
La révision du 23 juillet 2008 était son prolongement logique ; plus ambitieuse, elle voulait que le Parlement fût « profondément renforcé ». À cette fin, le projet était présenté comme comportant « un ensemble cohérent, structuré et audacieux de mesures ». Sa raison d’être : « Le constat d’un déséquilibre de nos institutions au détriment du pouvoir législatif est largement partagé et l’addition des instruments du parlementarisme rationalisé ne correspond plus, dans le contexte actuel, aux exigences d’une démocratie irréprochable ». La symbolique du cinquantième anniversaire de la Constitution y contribuant, ce sont de nombreux marqueurs de la Ve République qui furent révisés, au point que certains hurlèrent à la trahison. À s’en tenir au texte, le Parlement indiscutablement y gagna. Ses missions sont solennellement énoncées. Il recouvre la maîtrise de son ordre du jour et les parlementaires sont même contraints à l’action puisque, chaque mois, leur sont imposées une semaine d’initiative et une semaine de contrôle et d’évaluation. La procédure législative a été repensée pour assurer que le Parlement y joue un rôle déterminant : il bénéficie de délais imposés entre le dépôt et le vote des textes, la discussion s’engage sur le texte tel que modifié après le passage en commission. Rien que de très banal en somme dans un régime parlementaire, mais, à l’aune de la Ve République, une révolution !
Pourtant, dans les faits, le bilan est plus contrasté. Sans doute, parce que dix années ne sauraient suffire à donner corps à un rééquilibrage que le texte permet mais que les cinquante années précédentes ont durablement obéré. Mais surtout parce que l’aspiration à l’équilibre, aussi sincère fût-elle, ne pèse pas lourd face aux vertus du déséquilibre originel. L’actuel Premier ministre ne dit pas autre chose lorsque, annonçant le 4 avril dernier la réforme institutionnelle voulue par Emmanuel Macron, il insiste sur le fait qu’« il s’agit de revenir aux sources de notre Ve République ».
Le rééquilibrage ne serait donc qu’occasionnel, voire accidentel, car, fondamentalement, le déséquilibre structurel sur lequel repose notre régime est justifié par une obsession : celle de l’efficacité de gouvernement.
Obsession de l’efficacité de gouvernement
Le fait est suffisamment rare pour être relevé, thuriféraires et contempteurs de la Ve République s’accordent sur un constat : la Constitution de 1958 a opéré un miracle que plus personne n’espérait, permettre que la France fut enfin gouvernée. C’est le fruit d’une obsession : construire un pouvoir gouvernemental efficace et assurer sa pérennité par une architecture constitutionnelle défensive.
La construction d’un pouvoir gouvernemental efficace
Dès 1934, René Capitant l’affirmait : « le pouvoir législatif, comme le pouvoir exécutif, est devenu un pouvoir gouvernemental » et « gouverner c’est légiférer ». Or, c’est l’efficacité de ce pouvoir gouvernemental que les IIIe et IVe Républiques ont été incapables d’assurer, embourbées dans des crises ministérielles à répétition et fragilisées par la multiplication mortifères des formations politiques.
Une fois encore, les derniers mots prononcés par Michel Debré le 27 août 1958 sont parlants : « Si nous ne voulons pas que la France dérive, si nous ne voulons pas que la France soit condamnée, une première condition est nécessaire : un pouvoir. Nous voulons donner un pouvoir à la République ». Et il ajoute : « Notre ambition ne peut aller plus loin. Une Constitution ne peut rien faire d’autre que d’apporter des chances aux hommes politiques de bonne foi qui, pour la nation et la liberté, veulent un État, c’est-à-dire, avant toute autre chose, un gouvernement ».
Lors de sa célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964, le général de Gaulle ne disait pas autre chose. « Pour ce qui est de [notre Constitution], son esprit procède de la nécessité d’assurer aux pouvoirs publics l’efficacité, la stabilité et la responsabilité dont ils manquaient organiquement sous la IIIe et la IVe République ».
CQFD ! C’est d’efficacité du pouvoir gouvernemental qu’il s’agit ; un pouvoir gouvernemental entendu comme le pouvoir de gouverner ! Et c’est de cette exigence que résulte le déséquilibre institutionnel structurel sur lequel notre République est fondée. Car, et ce sont à nouveau les mots de Michel Debré, « Il fallait supprimer cet arbitraire parlementaire qui, sous prétexte de souveraineté, non de la nation (qui est juste), mais des assemblées (qui est fallacieux), mettait en cause, sans limites, la valeur de la Constitution, celle de la loi et l’autorité des gouvernements ».
On aurait tort de considérer que ces propos sont datés ; ils sont bien davantage prophétiques.
Le souci d’efficacité, légitime au regard de notre histoire constitutionnelle, s’est mué en obsession au fur et à mesure des décennies.
En cause, les bouleversements du monde et les mutations des enjeux qui plus que jamais exigent de ceux qui nous gouvernent qu’ils aient la capacité de décider.
Le discours prononcé par Emmanuel Macron devant le Congrès le 3 juillet 2017 en est la démonstration éclatante qui résonne comme un fidèle écho aux préoccupations qui présidèrent, en 1958, à l’élaboration de la Constitution. Voulant convaincre de sa détermination à tenir ses engagements de campagne, il en appelle à la Constitution et, plus précisément, à son esprit : « tout cela ne sera possible que si nous avons une République forte et il n’est pas de République forte sans institutions puissantes. Nées de temps troublés, nos institutions sont résistantes aux crises et aux turbulences, elles ont démontré leur solidité mais comme toutes les institutions elles sont aussi ce que les hommes en font. Depuis plusieurs décennies maintenant, l’esprit qui les a fait naître s’est abimé au gré des renoncements et des mauvaises habitudes. En tant que garant du bon fonctionnement des pouvoirs publics, j’agirai en suivant trois principes : l’efficacité, la représentativité et la responsabilité ». Est-il besoin de le préciser, ces mots avaient pour objet d’introduire la présentation de la réforme institutionnelle qu’il souhaite voir adoptée.
À soixante ans d’intervalle, rien n’a donc vraiment changé. La priorité demeure plus que jamais l’efficacité du pouvoir gouvernemental et si l’on en croit l’actuel Premier ministre, comme sans doute l’ensemble de ceux qui l’ont précédé, la condition de cette efficacité est « le nécessaire respect de l’équilibre de notre fonctionnement républicain et de notre parlementarisme rationalisé, en particulier dans la répartition des pouvoirs entre le gouvernement et le Parlement ». Au diable le rééquilibrage, ce sont les modalités de la collaboration des pouvoirs établies en 1958 qui doivent être préservées puisque, fussent-elles profondément déséquilibrées, elles permettent l’unité d’action du pouvoir gouvernemental.
Pour assurer sa pérennité, la Constitution a établi une architecture défensive que les révisions successives n’ont en définitive fait que conforter.
Les éléments d’une architecture constitutionnelle défensive
Les conditions d’un pouvoir gouvernemental efficace étant identifiées, encore fallait-il garantir sa stabilité. C’est assurément la mission principale que s’est assigné le constituant de la Ve République en même temps peut-être que l’une des plus originales. Car, au-delà de ce que l’on peut classiquement attendre d’un texte constitutionnel, c’est une savante architecture défensive qui a été imaginée.
D’abord, une « clef de voûte » : le président de la République. Cette pièce d’architecture qui par sa seule présence maintient ensemble des éléments que les lois de la physique conduisent à s’éloigner est passée à la postérité constitutionnelle. En 1958, « Faute d’un vrai chef d’État, le gouvernement, en l’état actuel de notre opinion, en fonction de nos querelles historiques, manque d’un soutien qui lui est normalement nécessaire » ; le président « est, dans notre France où les divisions intestines ont un tel pouvoir sur la scène politique, le juge supérieur de l’intérêt national ». La révision par laquelle, en 1962, il est décidé qu’il sera désormais élu au suffrage universel direct ne fait que conforter cette position ; de Gaulle le dit clairement : « l’esprit de la Constitution nouvelle consiste, tout en gardant un Parlement législatif, à faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans, mais qu’il procède directement du peuple, ce qui implique que le chef de l’État, élu par la nation, en soit la source et le détenteur ». Depuis le passage au quinquennat, la concomitance de l’élection présidentielle et des élections législatives a sans doute quelque peu abaissé la hauteur de la voûte, le président étant moins qu’auparavant au-dessus des partis. Qu’importe, il demeure l’institution centrale de l’architecture et celle dans laquelle les autres puisent une part plus ou moins conséquente de leur légitimité. Les rapports de forces évoluent et le président est celui qui assure que les forces se compensent.
Ensuite, un encadrement juridique dont le détail et la précision sont inédits. On sait l’importance du rôle des juristes lorsqu’il s’est agi de rédiger la Constitution de 1958 et le choix d’un régime parlementaire rationalisé laissait augurer de dispositions techniques. Mais l’intention du constituant était plus ferme encore : « diminuer l’arbitraire, tant gouvernemental que parlementaire, en tout ce qui touche les pouvoirs publics ». Parce que la Constitution ne pouvait tout réglementer en ce domaine, ont été inventées les lois organiques et chacune des révisions qui ont suivi a contribué à les multiplier. C’est ainsi qu’ont été tissés méthodiquement les fils d’une toile juridique sans cesse plus dense dont l’objet était d’empêcher par tous moyens les pouvoirs politiques de s’exonérer des contraintes que la Constitution imposait et qui assuraient au pouvoir gouvernemental sa stabilité.
Enfin, parce que la règle de droit n’est rien si son respect n’est pas contrôlé, le Conseil constitutionnel a été créé. Michel Debré ne s’en cache pas : il s’agit « de subordonner la loi, c’est-à-dire la volonté du Parlement, à la volonté supérieure édictée par la Constitution » et « La Constitution crée ainsi une arme contre la déviation du régime parlementaire ». La montée en puissance du modèle de l’État de droit conduira à ce qu’il se mue en gardien des libertés, processus que parachèvera la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité.
En définitive, le temps ne semble pas avoir de prise sur la Ve République. D’un déséquilibre institutionnel congénital assumé, soixante années ont fait la condition de la stabilité et, pour tout dire, de l’équilibre du régime. Et si l’obsession d’un pouvoir gouvernemental efficace est toujours aussi prégnante, nul n’imagine qu’on puisse y répondre autrement qu’en améliorant et corrigeant sans cesse l’architecture constitutionnelle d’origine. Le « trouble obsessionnel constitutionnel » est avéré et sans doute est-ce là prêter au droit des vertus qu’il n’a pas. Mais c’est aussi, assurément, la preuve que l’esprit de 1958 demeure plus vivace que jamais.
Anne Levade
Professeur à l’Université Paris Est-Créteil (MIL – EA n° 7382)
Président de l’Association française de droit constitutionnel