La Ve République va bientôt souffler ses soixante bougies et, pour reprendre le mot de Pasquino, l’un des meilleurs politologues italiens (et admirateur quasi inconditionnel de la Ve République), « c’est une sexagénaire qui se porte bien ».
Le « mauvais moment à passer » diagnostiqué par Paul Reynaud dure au-delà des espérances des fondateurs et des craintes de ses détracteurs qui depuis un demi-siècle rêvent d’une VIe République dont les contours changent au gré des compétitions présidentielles, de Mitterrand à Mélenchon.
La Ve République a été en effet un peu l’éléphant dans le magasin de porcelaine du constitutionnalisme contemporain. On ne reprendra pas ici les critiques qui, dès l’origine et jusqu’à maintenant, lui ont été adressées non seulement par les politiques mais aussi par les constitutionnalistes, juristes et politologues de tous poils, français et étrangers.
Encore que souvent les étrangers, plus sensibles aux vertus de la stabilité politique dans le contexte géopolitique global, aient exprimé des positions plus « réalistes » que leurs homologues de l’hexagone.
Bien que les critiques soient plus ou moins constantes dans leur contenu au regard des canons du constitutionnalisme euro-américain, il est indéniable que l’objet du texte fondamental, à savoir l’organisation du pouvoir et des institutions démocratiques a considérablement changé au cours du demi-siècle passé. La démocratie n’est plus ce qu’elle était… La révolution insidieuse qui s’est déroulée sous nos yeux de façon souvent imperceptible nous a conduit à une situation radicalement différente de celle des origines. Et ce n’est pas seulement la France qui a dû affronter ces mutations, mais l’ensemble des vieilles comme des jeunes démocraties.
Je perçois au moins deux évolutions cruciales qui changent la perspective.
La première est celle des Droits fondamentaux. Presque partout, les droits fondamentaux reconnus par toutes les constitutions étaient d’autant plus généreux dans leur proclamation que leur application restait en grande partie ineffective même dans les systèmes dotés de cours constitutionelles comme les États-Unis (la question raciale) ou en Italie (la cour ne devient une réalité politico-juridique qu’à partir des années 60). Aujourd’hui la donne a été radicalement changée dans quasiment toutes les démocraties y compris dans celles les plus rétives au contrôle « politique » du juge. Même le Parlement britannique a dû accepter l’intervention du judiciaire dans la procédure du Brexit au nom, notamment, de la protection des droits des citoyens européens émigrés en Grande-Bretagne. Et les atteintes de la Pologne ou de la Hongrie à l’indépendance de leurs juridictions suprêmes suscitent un tollé général en Europe. Pas de démocratie sans protection effective des droits : une affirmation qui va de soi (mais qui ne l’était pas il y a cinquante ans) et que quasiment personne ne conteste plus. Plus les Droits sont affirmés, garantis et justiciables, plus l’espace « démocratique » (compris comme pouvoir du demos) se réduit et rétrécit. Le débat britannique présent qui mêle souveraineté populaire/référendaire, souveraineté du Parlement, prérogatives « royales » en matière de traités internationaux, protection des droits fondamentaux, nous offre le spectacle des contradictions inhérentes à ce que nous définissons comme « démocratie ». Cette confusion est un rappel salutaire au fait qu’il n’existe pas de définition canonique de la démocratie mais que celle-ci est un « bricolage » de valeurs, d’institutions et de procédures appelées à changer en fonction des contextes historiques, économiques et culturels. Chaque constitutionnalisation constitue une limite au pouvoir souverain sauf à changer de Constitution ! Certaines constitutionnalisations sont formelles et visibles car elles empruntent les voies officielles prévues par la Constitution ; d’autres sont invisibles sur le champ ou si elles le sont prennent la voie d’un « fiat » judiciaire, certains diront d’une dictature des juges. Plus invisible encore, on n’a pas pris la mesure du changement profond qu’induit cette révolution : lorsque les droits fondamentaux constituaient des proclamations d’intention, leur portée était naturellement « universelle » dans leurs potentialités. Une fois appliqués concrètement à des individus et/ou des groupes, les droits se « particularisent », ce qui est bon du point de vue de la protection juridique, mais problématique du point de vue politique. En effet l’idéal d’une communauté nationale, d’un peuple souverain, d’une nation une et indivisible implose sous la poussée des multiples contradictions qu’entraîne cette transformation. Les facteurs d’individualisation et/ou de défense d’intérêts propres à des groupes spécifiques sont inscrits dans la pierre des jurisprudences des cours constitutionnelles ou suprêmes. Qui ne souscrirait idéalement à la suppression de la peine de mort ou à l’affirmation du principe de précaution ? Pourtant ces magnifiques principes, une fois juridicisés au niveau constitutionnel signifient une « interdiction de faire et de passer » au peuple et à ses représentants. Qui ne souscrirait en principe à la protection efficace des droits des femmes, des handicapés, des émigrés, des homosexuels ? Mais comment ignorer que la protection des droits spécifiques à certains groupes devient problématique par rapport aux principes de souveraineté populaire et d’universalité ? Loin de moi l’idée de considérer ces évolutions comme négatives. Je souhaite simplement souligner les contradictions de principe qu’elles soulèvent et leur impact sur la conception et le fonctionnement de la démocratie. L’urgence n’est pas de nier ces contradictions, mais de tenter de leur trouver une issue positive et bénéfique pour les institutions et les régles du vivre ensemble.
La seconde transformation n’est pas tant pertubatrice par sa nouveauté (elle est congénitale à la naissance de la démocratie) que par sa formidable expansion au cours des dernières décennies. Il s’agit de l’introduction dans nos systèmes politiques de la légitimité issue de l’expertise et de l’indépendance que confére cette qualité. L’introduction de l’expertise dans le gouvernement de la cité est bien antérieure à l’idée même de démocratie mais le principe démocratique n’a pas effacé cette tradition comme en témoigne le recours à des magistrats non élus dans la plupart des systèmes politiques. En revanche, le dernier quart du XXe siècle et le XXIe siècle naissant ont consacré l’envahissement des experts indépendants dans tous les domaines et à tous les niveaux (national, international, supranational). Les Banques centrales sont devenues la norme de la régulation monétaire et financière. Les agences de régulation et de contrôle dans quasiment TOUS les domaines (scientifiques, économiques, financiers, sanitaires, éthiques) se sont substituées presque partout à l’autorité légitime pour décider en démocratie, celle émanant du choix du peuple. En parallèle ces nouvelles instances ont été souvent accusées d’être captives des intérêts qu’elles sont censées réguler et contrôler, perdant de vue l’intérêt général et le bien commun. Le développement du populisme a mis l’accent sur l’opposition entre « peuple » et « élites » et contribué à ébranler les fondements des régimes parlementaires en contestant de manière radicale les modalités, voire le principe de la représentation politique et le recours à l’expertise indépendante.
Comment situer dès lors la Ve République à la fois dans l’univers des démocraties occidentales (le point de référence obligé et le moins contestable) et par rapport aux évolutions et défis qu’elles ont à affronter aujourd’hui ?
La Ve, un système archaïque ?
Je n’ai jamais écrit mais souvent dit sous forme de boutade que la Ve était un excellent système de « transition vers la démocratie » ! En effet, le régime instauré en 1958 apparaît bien imparfait au regard des canons des démocraties libérales les plus développées. Ce n’est pas une dictature, pas même (sauf exception) un régime autoritaire, mais sur bien des points, les traits fondamentaux que l’on reconnaît à une démocratie mature étaient absents à l’origine et pendant de nombreuses années. Toutefois la Constitution de 1958 n’est pas seule responsable de ces insuffisances.
La liste des lacunes et défauts de la Ve ressemble un peu à la liste des conquêtes de Don Giovanni : 1003…., en d’autres termes innombrables.
Je ne citerai que quelques-uns de ces péchés originels et, à défaut de les justifier, tenterai de les expliquer.
Le premier défaut majeur, celui de la concentration du pouvoir dans les mains du président, surtout après la révision constitutionnelle contestée de 1962, est indéniable. Il n’existe pas d’équivalent pas même aux États-Unis, surtout pas aux États-Unis, d’une telle concentration de pouvoir entre les mains d’un seul homme comme le théorisa et le légitima ensuite de Gaulle. Il n’est pas d’autorité qui ne procède du pouvoir présidentiel… Le diagnostic est incontestable et il vaut pour tous les locataires de l’Élysée, de de Gaulle à Macron en passant par Mitterrand et même Hollande qui, plus que tout autre, a bénéficié de ce que j’ai appelé ailleurs « l’institutionnalisation du leadership ». En effet, la Ve République a réussi presque totalement à résoudre la difficile équation du leadership dans les institutions politiques françaises. Depuis les atermoiements de Louis XVI face à la « reductio capitis » de ses pouvoirs par la Constituante, jusqu’à sa « reductio capitis » physique de janvier 1793, toutes les constitutions françaises avaient échoué à trouver un équilibre acceptable et fonctionnel entre Parlement et gouvernement. C’était toujours trop, en faveur de l’un (Premier et Second Empire) ou plus souvent de l’autre (la plupart des autres régimes révolutionnaires ou postérieurs à 1870). L’instauration de la « monarchie républicaine » chère à Michel Debré a offert aux Français le beurre et l’argent du beurre : élire un monarque et le « liquider » selon leur bon plaisir. Depuis 1958, pas un de ces monarques qui n’ait été « remercié » d’une façon ou d’une autre après la ferveur de l’élection et quelques maigres années (ou moins) de vénération. Contraints à la démission ou à la cohabitation, non-renouvelés après un mandat, voire « interdits » de candidature, personne, sauf Pompidou, fauché par une mort précoce, n’a échappé à la malédiction de la guillotine symbolique. Les soixante ans de la Ve République ont connu plus de chefs d’État que l’Allemagne de Chancelliers en soixante-dix ans de parlementarisme et de « parteienstaat ». La stabilité n’est pas forcément du côté de la rive droite du Rhin. Cet amour/haine du leader est un des traits majeurs de la culture française qui pénètre l’ensemble du corps social : au niveau local (maires), éducatif (l’autorité du maître), intellectuel (Ah ! Les fameux « maîtres à penser »), économique (le « patron »). Cette pathologie se double de la même propension à « renverser la table », à protester, à préférer la contestation à la participation, à privilégier les solutions « révolutionnaires » ou radicales plutôt que le consensus et ou le compromis. Le pouvoir du leader est l’image inversée et déformée de la révolte et de la protestation comme culture politique et répertoire d’action collective. La Ve République n’a rien inventé. Elle a sagement organisé nos archaïsmes sociaux-culturels et permis de trouver un modus vivendi criticable mais qui offre le minimum de gouvernabilité dont un pays a besoin. Oui, la Ve République est « jupitérienne » mais que l’on se rassure, il n’y a pas place dans la Constitution pour un dieu de l’Olympe. Non pas que les textes l’interdisent… L’inconstance de l’opinion est une donnée historique suffisamment enracinée…
Cette instabilité fondamentale n’est pas seulement une question d’humeur volatile. Elle résulte de la faiblesse de l’organisation du corps social, de la faiblesse des médiations, de la fragilité pathétique des intérêts organisés. Et ceci à tous les niveaux, économiques, associatifs, syndicaux, partisans. On a beaucoup reproché à la Ve de limiter dans la Constitution les partis politiques à la portion congrue. Mais, outre que c’est la première Constitution qui les mentionne, les partis français sont depuis l’origine parmi les plus faibles des démocraties (la situation évolue car les partis sont affaiblis partout désormais). Le mystère de cet exceptionalisme français est difficile à interpréter et les raisons multiples : la domestication des groupes par la monarchie, imitée ensuite servilement sur ce point par la Révolution et sa loi Le Chapelier ; la verticalité du pouvoir et la destruction des solidarités horizontales ; et plus fondamentalement l’illibéralisme enraciné, têtu, convaincu de la société française. Jamais les idées libérales n’ont réellement prévalu en France. Les Benjamin Constant, les Tocqueville prêchent dans un quasi désert. En 1815, le régime représentatif à l’anglaise est invoqué et promu, proposé à l’importation de ce côté-ci du Channel mais par qui ? Par les ultras qui veulent, par la majorité qu’ils détiennent dans la « Chambre introuvable », manipuler les principes libéraux au profit de l’absolutisme ! Les partis en France seront presque toujours des factions, des groupuscules querelleurs qui changent de nom comme de chemise (rien de nouveau), des collections d’individus et d’ambitions modestes, démunis pour la plupart de programmes ou riches de programmes jamais appliqués. Deux partis échappent partiellement à cette fatalité : le parti radical qui meurt précocement d’avoir réalisé son programme républicain et se montre incapable de se renouveler et le parti communiste dont l’idéologie, les structures, l’organisation et les programmes étaient faits de matériaux d’importation. Pas étonnant qu’il n’y ait jamais eu de parti social-démocrate en France et que le premier parti socialiste n’ait eu pour principal objectif que de faire contrepoids, malgré ses divisions et sa fragmentation, à la puissante social-démocratie allemande. La SFIO naît avec le nom le plus baroque que l’on puisse imaginer pour un parti, mais ce cache-sexe des divisions internes de la famille socialiste ne suffira jamais à camoufler les luttes intestines. En 2018, 37 000 militants socialistes seulement ont participé à l’élection du dernier secrétaire en date. Un siècle de vie partisane n’a rien réglé. Les chicaneries et les haines recuites sont fraîches comme au premier jour.
Pas étonnant que de Gaulle ait été critique des partis. Peut-être était-ce un biais idéologique , quelque influence maurrassienne. Mais sans aucun doute une évaluation lucide des partis et du système partisan français. Sa préférence allait au « Mouvement », organisation souple au service du leader. Paradoxalement, en imposant le scrutin majoritaire à tous les niveaux, en restreignant la compétition au deuxième tour à deux candidats, de Gaulle a offert un dernier et splendide répit aux partis politiques contraints de s’adapter au forceps. Toutefois, cet « effet de l’art » ne peut suffire quand les partis constituent des créations artificielles. En 2018, au premier tour de la présidentielle, trois formations étaient des machines au service de leurs leaders respectifs (Mélenchon, Le Pen, Macron) et seul Fillon pouvait encore prétendre être à la tête d’un parti dont il venait provisoirement de s’emparer au nez et à la barbe de son président, Nicolas Sarkozy. Au second tour, deux leaders, deux mouvements se sont affrontés. Le premier est une affaire familiale, le second un rassemblement d’adhérents séduits par un leader et un programme mais sans cohésion sociale, culturelle ou idéologique. Comme pour le mouvement gaulliste, La République en marche correspond à la définition de Malraux pour le mouvement gaulliste à ses débuts : c’est le métro.
Ce n’est donc pas la Ve République qui a détruit les corps intermédiaires, les partis et les syndicats. Ces structures sont mortes d’elles-mêmes en préférant ce qui pouvait consolider leurs monopoles plutôt que d’accepter la concurrence et le pluralisme. Il est donc vrai que le pouvoir tel qu’organisé en 1958 porte en lui une vision quelque peu archaïque, un pouvoir centralisé, souvent autoritaire, rétif au pluralisme et au libéralisme tant économique que culturel et social. Mais pour paraphraser Mitterrand, ce pouvoir « va bien » à la société française et à ses contradictions enracinées, historiques, presque insurmontables comme le constatait déjà avec nostalgie Tocqueville dans l’Ancien Régime et la Révolution. La Ve République est très imparfaite en perspective comparative. Mais elle a un mérite caché. Elle se greffe de manière réaliste sur une perception des faiblesses et des travers nationaux. Et en définitive ce corset, cette camisole a permis des évolutions très lentes mais finalement acceptées par le peuple comme par les élites. Je n’en donnerai que quelques exemples : en 1958 la République s’inscrit totalement dans la tradition jacobine sur le plan juridique comme sur le plan territorial. En 2018, le jacobinisme ne subsiste que de manière édulcorée sous la bannière du mot « républicain », un mot magique qui dispense d’explication, de pédagogie et de réflexion. Mais quels changements : en un demi-siècle ! La décentralisation est si réelle que les territoires échappent largement au pouvoir central ; le jacobinisme législatif a laissé place au constitutionnalisme et le nationalisme jacobin à l’européanisme. Certes, ces évolutions sont disputées et contestées mais chacun sait que le retour au statu quo ex ante est impossible. À la différence de beaucoup de constitutions continentales dotées dès la naissance de toutes les dernières nouveautés constitutionnelles, la Ve République s’est transformée avec une sage (?) lenteur. Ses « révolutions » ont été une lente et progressive transformation étalée sur un demi-siècle.
Une constitution post-moderne ?
Il y a trente ans, la démocratie libérale semblait au faîte de sa capacité d’attraction. La chute des régimes soviètiques lui avait ôté toute concurrence et Fukuyama pouvait décréter la « fin de l’histoire ». Le libéralisme économique global semblait entraîner dans la foulée le libéralisme sociétal sous la double influence de la globalisation économique et de la révolution des moyens de communication. Quelques décennies plus tard, force est de déchanter. Là où les systèmes politiques semblaient sur la voie de la démocratie, on a observé le gel, voire la reculade, des progrès antérieurs. Ces soi-disant démocraties ont parodié le formalisme démocratique sur le plan institutionnel (Parlement, cours, partis, élections) mais la substance libérale en est absente. Quant aux démocraties « patentées », leur évolution met en évidence un double affadissement du libéralisme culturel et sociétal qui en faisait le sel sous les coups de boutoir notamment du populisme ambiant. Partout les mouvements populistes contestent les élites au pouvoir, vilipendent les corps intermédiaires et en particulier les partis. Le citoyen solitaire, l’individu deviennent à nouveau le centre et la source unique de la légitimité, comme aux premiers jours de la Constitution américaine (We The People…) et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le cauchemar tocquevillien d’une masse anonyme d’individus prêts à accepter la dictature douce du pouvoir, d’un leader se fait réalité. Pourtant la rhétorique populiste tient un autre discours : il faut rendre le pouvoir au peuple comme le réclamait déjà le People’s party aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Ce fut l’instauration des référendums, des initiatives législatives populaires et des fameuses primaires copiées par de nombreux partis européens et notamment français. Pour la première fois en plus d’un siècle, les aspirations du People’s party se sont pleinement réalisées : aux États-Unis, Trump a contourné l’appareil du Parti républicain et s’est emparé de la machine électorale. En Italie et en France, les primaires ont eu le même effet au détriment des partis qui avaient ouvert cette boîte de Pandore sans même en subodorer les dangers : en Italie comme en France, les partis traditionnels sont morts.
Dans ce panorama de changement radical et universel, paradoxalement, l’archaïsme de la Ve République se met en consonance avec les transformations des régimes politiques contemporains.
Il devient post-moderne ! Résumons les traits de ces évolutions en cours mais inachevées :
L’aspiration contemporaine est à l’efficacité tant les frustrations sont nombreuses face à l’inertie des politiques et/ou à l’incapacité des institutions à fonctionner correctement : trop de « checks and balances », trop de judiciarisation, trop de palinodies partisanes et parlementaires. Presque partout, en cette période de crises et d’inquiétudes planétaires multiformes, les populations aspirent à être gouvernées par « un chef qui en soit un » comme aurait dit de Gaulle. Ce désir d’autorité/efficacité se retrouve partout et non seulement dans les sociétés pré-démocratiques mais aussi au cœur des régimes qui ont construit au cours des siècles passés la démocratie libérale. Tous les mouvements populistes de droite (et ce sont les plus nombreux) se font les propagandistes des aspirations en faveur de « la loi et l’ordre », suggérent un retour à l’ordre ancien, à des sociétés homogénes, aux valeurs du passé. Et cette nostalgie s’incarne le plus souvent dans un homme fort, celui qui est le plus à même de se faire le porte-parole des pulsions autoritaires : Poutine, Trump, Erdogan, Orban, Marine Le Pen ou Salvini représentent les multiples facettes de ces convergences. Cet « amour du leader » peut prendre des formes autoritaires (Poutine, Erdogan) ou plus banalement s’insérer par de multiples canaux dans l’ensemble du système politique par touches successives et progressives. De ce point de vue, la Ve République est prête et s’offre comme modèle de libéralisme minoré : ce fut l’argument de vente du Conseil constitutionnel (point trop n’en faut…) avant les dernières réformes de Sarkozy, ou du présidentialisme à la française. Et de leur côté, les Français sont confortés par les blocages qu’ils observent chez certains de leurs voisins et qui leur seraient sans aucun doute insupportables : comment attendre des mois, voire une année comme en Belgique ou aux Pays-Bas, la formation d’une coalition de gouvernement ? Ou encore plus grave d’assister à l’impuissance des partis en Italie ou plus surprenant, donc plus scandaleux, en Allemagne ? S’il est bien un acquis qui ne souffre guère contestation en tant qu’institution, c’est bien la présidence de la Ve République, quitte à tourner rapidement le dos à son titulaire.
La Ve République est également post-moderne dans sa réticence à pondérer la suprématie du leader « exécutif » (si l’on peut dire…). L’abaissement du Parlement fit scandale en 1958 car il survenait après des décennies de « débauche » parlementariste et que la chose était inscrite dans la pierre constitutionnelle. Mais la Ve a fait tout haut ce que la plupart des systèmes ont mis en place avec plus de tact et de discrétion. Il n’est que d’observer ce qui se passe dans deux pays qui ont mis le Parlement au cœur du système, l’Italie et la Grande-Bretagne. En Italie, les bavardages, coups d’éclat, mises en scène ne peuvent dissumuler que l’essentiel de la législation est d’origine gouvernementale. La domestication y est moins apparente mais les réalités françaises et italiennes, de ce point de vue, ne sont pas si éloignées que l’on pourrait le penser. Même chose en Grande-Bretagne où le Parlement, détrôné par le référendum sur le Brexit, n’a pu se réintroduire dans le jeu malgré l’hostilité du gouvernement que grâce à l’autorité… judiciaire ! Certes, il y a les pleurs et les cris de tous ceux qui soulignent la soumission du Parlement. Encore faudrait-il que le Parlement (et surtout l’Assemblée nationale) mérite ces lamentations : trop d’absentéisme, trop d’amateurisme, trop de cumuls divers et variés, trop de petites et grandes compromissions, trop d’incapacité à saisir les opportunités offertes (notamment par les réformes Sarkozy) ont démontré que la force d’un Parlement ne résulte pas seulement de pouvoirs et règles constitutionnelles. Hélas, à quelques exceptions près, les parlementaires français au Parlement européen ne sont guère plus portés à l’exercice de leurs pouvoirs alors même que le cadre juridique est tout à fait favorable aux parlementaires.
Les réserves de la Ve vis-à-vis de l’autorité judiciaire (notamment l’indépendance du Parquet) ont résisté à toutes les pressions internes ou externes (notamment du Conseil de l’Europe). Certes, on n’en est plus au temps des juges couchés et des nominations bananières au Conseil constitutionnel mais, outre que le changement est encore frais, rien n’interdit le retour à des pratiques et à des règles que la Pologne ou la Hongrie auraient pu nous envier il y a cinquante ans.
La Ve République est encore post-moderne dans son recours massif et constant à la technocratie d’État pour gouverner efficacement et sans trop s’embarrasser des aléas de la politique partisane. Là encore, la France gaullienne a anticipé le phénomène que l’on peut observer à peu près partout, à savoir la substitution de la légitimité issue de l’expertise à celle provenant du choix démocratique et politique. Aucun domaine n’échappe à cette expropriation continue et de plus en plus large. La Ve l’a appliquée dès 1958 : politiques fondées sur les rapports d’experts, recours aux agences, commissariats, établissements publics fonctionnels ou territoriaux, législation par ordonnances, transfert des pouvoirs à des autorités internationales ou supranationales. Toute la panoplie des instruments et procédures qui ont envahi les systèmes démocratiques depuis un demi-siècle était déjà disponible à l’aube de la Ve République. La substitution de l’administration des choses au gouvernement des hommes est en marche depuis longtemps en France et désormais bien consolidée ailleurs. S’y ajoute le fait que cette régulation par les experts n’est possible qu’en association étroite avec les secteurs régulés : ce que Bruxelles appelle d’un mot barbare (mais français) la comitologie, et ce que les théoriciens du libéralisme économique new look ont baptisé « gouvernance », un joli euphémisme pour désigner la perte de contrôle des gouvernements dans l’élaboration et l’adoption des politiques publiques.
Bref, on pourrait sans grand mal appliquer à la Ve République le mot que Churchill appliquait à la démocratie : « Le pire système à l’exception de tous les autres »… Non pas que nos institutions puissent s’offrir comme modèle ideal au reste du monde. Mais il faut bien constater que notre histoire, nos traditions, nos mœurs politiques et nos comportements se prêtent mal à l’importation d’alternatives soi-disant meilleures. Meilleures sur le papier, meilleures dans d’autres contextes, mais probablement pires une fois importées dans un milieu qui leur est étranger. Ce genre de greffe ne peut prendre à la rigueur qu’après un choc ou un traumatisme profond comme par exemple le parlementarisme en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Il n’existe pas de constitutions parfaites et celle de la Ve République est amendable. Elle s’est d’ailleurs profondément transformée : brutalement en 1962, plus modestement ensuite par vagues successives, démontrant ainsi sa capacité à durer : intangible dans ses grandes orientations, flexible dans son application, souple sans être laxiste dans sa possible révision.
Yves Mény
Politologue
Président émérite de l’Institut universitaire européen de Florence