Proche, Moyen-Orient, Levant : les dénominations varient au gré des époques, des aires géographiques prises en considération et des observateurs, généralement extérieurs, qui les emploient. Plus adapté à la tectonique à l’œuvre depuis quelques décennies, le terme de Moyen-Orient, qui renvoie à un espace compris entre (et comprenant) l’Iran, l’Égypte, la Turquie et l’Arabie saoudite, semble approprié pour cerner des problématiques et des conflictualités intriquées et souvent attisées, voire provoquées, par des interférences externes.
L’instabilité en héritage
Impossible de résumer les millénaires d’une histoire complexe et protéiforme, d’une richesse telle qu’elle fût à l’origine du développement de bien d’autres civilisations dont celles de l’Europe actuelle. De l’expérimentation de la vie sédentaire à l’invention de l’écriture, de la naissance des premières villes à la constitution des grands empires, de la cohabitation harmonieuse des cultures et des religions à l’aspiration au monothéisme, nous sommes redevables de ce qui a été imaginé dans ce creuset de l’humanité.
La médaille a son revers. La région fût et est encore celle des autocraties les plus cruelles, de l’intolérance religieuse la plus exclusive, des déplacements massifs de population générant autant de réfugiés, des premiers génocides dont furent victimes, entre autres, les Arméniens et les Assyro-chaldéens, et des peuples en désespérance tels que les Kurdes, les Palestiniens ou, aujourd’hui, les chrétiens d’Orient.
Car l’histoire de la région est aussi faite de conflits et de désastres générés par les ingérences extérieures. Sans remonter aux croisades et aux royaumes francs toujours stigmatisés par les autochtones, le XXe siècle a laissé une empreinte très lourde en ce domaine : des accords Sykes Picot à la déclaration Balfour, du pacte du Quincy au partage onusien de la Palestine, de l’exploitation pétrolière à la prolifération nucléaire, des nombreuses interventions militaires aux différents accords sur le règlement des conflits israélo-arabes, le monde occidental s’est en permanence trouvé, volens nolens, partie prenante aux soubresauts du Moyen-Orient.
La guerre civile syrienne ne pouvait s’extraire de ces déterminismes. Révolte armée à l’origine, déclenchée dans le sillage des printemps arabes contre une des dictatures les plus implacables de la région, elle a très vite échappé à ses initiateurs pour devenir le centre rayonnant d’un affrontement mettant aux prises des coalitions régionales parfois inattendues, adossées à des grandes puissances dont l’intérêt pour la zone tendait à s’émousser, au point de resusciter par moments des relents de guerre froide.
Aujourd’hui, le jeu des acteurs semble illisible au jour le jour tant il est inconstant et contradictoire ; en réalité, les tactiques et les trajectoires s’adaptent à chaque instant en fonction d’une conjoncture soumise aux aléas du terrain, politiques et surtout militaires. Les objectifs ultimes de chacun des protagonistes, locaux en tous cas, demeurent, eux, très clairs. Au terme de plus de sept ans de guerre et alors que le fait déterminant que fut le moment Daesh semble s’estomper, il est temps de se demander si le conflit syrien ne va pas avoir d’effets structurants sur un Moyen-0rient dont l’instabilité est, au moins depuis le début du XXe siècle, une constante majeure. En dépit des représentations médiatiques, il semble que, plus qu’à l’aspiration démocratique personnifiée par le sacrifice du tunisien Mohammed Bouazizi ou à la restauration du califat, engagée par les fondamentalistes, ce soit à une résurgence du fait national à laquelle on assiste.
Naissance d’un chaos
Le péché originel, du moins pour la séquence que nous vivons actuellement, se situe d’évidence dans le déclenchement de la guerre en Irak en 2003. C’est à cette occasion que nombre d’errements occidentaux, fondés pour certains sur des visions iréniques, telle la thèse de la « contagion démocratique », pour d’autres sur des manipulations cyniques, ont semé les germes de la situation actuelle. Il serait trop long de revenir sur les nombreuses inepties à l’origine de l’intervention américaine, certaines liées à la psychologie de G. W. Bush junior, d’autres au climat politique états-unien de l’époque, dominé par les thèses des néo-conservateurs, la première et non la moindre étant qu’en 2001, n’existait nulle trace significative d’Al-Qaïda en Irak et que Saddam Hussein n’avait aucun lien avec les attentats du World Trade Center.
La suite est connue, depuis le mensonge mis en scène par Colin Powell le 5 février 2003 à l’Onu sur les soi-disant armes de destruction massive, chimiques déjà, l’emprise d’une diplomatie émotionnelle occidentalo-centrée, axée exclusivement sur le thème des droits de l’homme et exempte de la moindre réflexion géopolitique à court ou moyen terme, le mythe d’une démocratisation magique du pays après le renversement d’un dictateur dont la vision du pouvoir était fondamentalement laïque, dans un pays où les lignes de force religieuses et claniques sont structurantes mais aussi potentiellement dévastatrices. S’y est ajoutée la croyance en la stabilisation miraculeuse de l’Irak, dès lors que la minorité au pouvoir, sunnite dans le cas présent, serait, selon les schémas occidentaux, remplacée par la majorité, chiite en l’occurrence, négligeant au passage l’extraordinaire extension d’influence ainsi conférée à l’Iran voisin.
Encore eût-il fallu pour cela que les intervenants extérieurs aient disposé d’hommes politiques irakiens capables d’assumer la relève, ce qui au moins dans un premier temps fût loin d’être le cas, contribuant de ce fait même aux années de confusion et de désordres sanglants qui ont suivi la guerre. Il faut enfin y ajouter l’officialisation de l’autonomie du Kurdistan irakien, que tout un chacun peut effectivement trouver positive, compte tenu du capital de sympathie mérité que suscite ce peuple, mais dont les effets à venir ne pouvaient aller dans le sens d’une stabilisation de la région. Au final, les États-Unis y ont écorné leur statut d’hyperpuissance et perdu une partie de leur crédibilité dans une zone où rien de décisif ne peut se faire sans eux ni contre eux.
De tout cela découlent les suites que nous connaissons aujourd’hui. À partir de décembre 2010, les « printemps arabes » tunisien, égyptien ou libyen, certes survenus sur des terrains et dans des contextes très différents les uns des autres, sont globalement mal appréhendés par les puissances occidentales. La révolution syrienne de 2011 fait, dès l’origine, l’objet d’erreurs d’analyse tragiques : la lecture idéaliste occidentale – parfois proche du souvenir romantique de la guerre d’Espagne – se fonde une fois de plus sur le postulat irréfragable du combat de la démocratie contre la dictature, une méconnaissance des aspects claniques et religieux et une surévaluation de la rébellion laïque. En face, Bachar el-Assad, cynique et retors, joue la manipulation et les coups à trois bandes, libère rapidement ses islamistes emprisonnés pour s’en servir contre les insurgés et s’auto-attribue, lorsque les équilibres se modifient sur le terrain, un brevet de lutte contre Daesh dont les éléments syriens étaient pour beaucoup sortis de ses geôles.
Puis, ce fût, en 2014, l’apparition en Irak du proto-État islamique, brandissant le drapeau noir des Abbassides, né de la jonction improbable entre ce fondamentalisme renaissant et les aigreurs des anciens cadres sunnites de Saddam Hussein, maltraités par le nouveau pouvoir chiite de Bagdad, personnifié par Nouri Al Maliki. La jonction politique et militaire avec les islamistes syriens était inéluctable, ne serait-ce que par la contigüité territoriale, et les attentats en Europe imposaient aux Occidentaux, Américains compris, des interventions militaires sous des formes diverses, en s’appuyant notamment sur les combattants kurdes courageux et efficaces mais dotés de leur propre agenda.
Bien qu’elle ait administré la Syrie entre les deux guerres en tant que puissance mandataire, qu’elle soit militairement présente sur place et deuxième contributrice au budget de la rébellion, la France s’est exclue d’elle-même du processus politique du fait d’un dogmatisme inopérant.
L’utilisation réitérée des armes chimiques, interdite par le droit international, constituera un des marqueurs du conflit : quelque 85 cas recensés, certains documentés, n’aboutiront qu’à deux frappes en représailles, en avril 2017 et avril 2018, le renoncement d’Obama de 2013 ayant paralysé les Occidentaux. Dernier fait marquant et non des moindres, l’arrivée des Russes dans le conflit en 2015 : très différent de la « pax sovietica » qu’ils avaient tenté de diffuser dans les années 50, leur retour dans la région se veut fondé sur une conception « poutinienne » du respect des peuples, de leurs cultures et de leurs systèmes de gouvernement, aux accents presque westphaliens.
L’Iran : retrouver les marges de manœuvre d’un impérium régional
L’Iran est lancé dans une stratégie de puissance traditionnelle que n’auraient pas reniée en leur temps les États européens du XIXe siècle. Véritable gendarme des États-Unis dans la région dans les années 60 et 70, jusqu’à la révolution khomeiniste et la chute du Shah, il s’est trouvé ostracisé et humilié depuis, sans disposer jusqu’à une période récente de leviers suffisamment efficaces lui permettant de réémerger. Lancé, dans les premiers temps suivant la prise du pouvoir par les ayatollahs, en 1979, dans une stratégie internationaliste d’exportation de sa révolution à l’ensemble du monde musulman, en incitant les masses arabes à se défaire de leurs élites corrompues, Téhéran s’est vite recentrée, sous les poids des contraintes économiques et géopolitiques (la guerre contre l’Irak), sur une consolidation de son propre processus révolutionnaire. Les manifestations de puissance de cette époque se sont longtemps limitées, pour l’essentiel, à la projection de force que constitue la milice du Hezbollah au Liban dont la capacité de nuisance pour ses adversaires potentiels est certes loin d’être négligeable. Pour le reste, le pouvoir iranien s’est livré à des attentats et prises d’otages dont la France eût à subir sa part (contentieux Eurodif) et à des occupations ou saccages d’ambassades, selon une tradition locale constante de faible respect des conventions sur les immunités diplomatiques. L’Arabie saoudite en fît à plusieurs reprises les frais ainsi que les États-Unis dont chacun se rappelle l’interminable prise en otage de ses diplomates en 1979-1980, et la tentative d’intervention désastreuse de l’armée américaine qui s’ensuivit. La montée en puissance nucléaire reflète la même volonté d’accession au statut de puissance régionale et est, on l’oublie souvent, un projet d’État qui fut initié du temps du Shah, avec l’aide des États-Unis, et non le désir de détenir une capacité d’extermination voulue par un régime théocratique devenu fou. L’ayatollah Khomeini avait d’ailleurs commencé par arrêter ce programme. Le sentiment d’isolement éprouvé par les Iraniens lors des phases les plus cruciales des sept années de la guerre contre l’Irak, qui utilisa contre eux à de multiples occasions des armes chimiques dans une relative indifférence, a joué un rôle dans la reprise de ce projet. Leur entêtement à préserver leur programme balistique s’inscrit dans la même logique.
Dans une chronique radiophonique récente, le journaliste Bernard Guetta relatait les réponses que lui avait fournies un haut responsable iranien quant aux buts de guerre poursuivis par son pays : « Le premier est que l’Iran, dit-il, veut la stabilité dans la région car son économie en a besoin. Le deuxième est que les Iraniens n’ont pas oublié leur absolue solitude dans la longue guerre que Saddam Hussein leur avait déclarée en 1980 et n’entendent en conséquence compter que sur eux-mêmes, autrement dit ne pas renoncer à leurs missiles à longue portée. Le troisième est que seuls les Européens pourraient empêcher Donald Trump de torpiller le compromis passé en 2015 sur la question nucléaire mais qu’ils ne semblent guère décidés à une épreuve de force avec Washington. Le quatrième est que non, dit-il, l’Iran ne crée pas de bases en Syrie à la frontière d’Israël mais épaule les Syriens, à leur demande, dans leurs propres bases. Quant au cinquième point, il est que la stabilité régionale ne pourrait être atteinte qu’au travers de négociations directes entre l’Arabie saoudite et l’Iran mais que les Saoudiens en refusent l’ouverture. »
Et le journaliste d’en tirer trois conclusions aussi logiques que peu rassurantes :
« Le compromis nucléaire est enterré car les Iraniens ne feront pas les concessions sur les missiles qui permettraient aux Européens d’empêcher les Américains de renier leur signature.
La tension avec Israël risque, en deuxième lieu, de s’aggraver car l’Iran s’installe bel et bien dans des bases, iraniennes ou pas, proches de la frontière israélienne.
La stabilisation du Proche-Orient n’est pas pour demain puisque les Saoudiens ne sont pas disposés à y reconnaître une zone d’influence iranienne. »
Même si certaines assertions se sont périmées depuis, l’essentiel est dit. On peut néanmoins comprendre l’inquiétude du front sunnite et des Israéliens. Jamais depuis l’Empire perse, les Iraniens n’ont disposé d’un tel impérium régional qui leur donne, de Beyrouth à Bagdad, via les communautés chiites, un droit de regard sur le devenir de l’ensemble de la région. Ils cogèrent la Syrie, dans une relation certes méfiante, mais militairement complémentaire avec les Russes.
La Chine, intéressée par le pétrole et le gaz, a fait de leur pays le point nodal de son futur réseau des routes de la soie.
Elle est déjà leur premier partenaire économique et pourrait constituer une alternative en cas d’embargo. Il faudra qu’à Qom la sainte comme à Téhéran la politique, on ait la sagesse de savoir gérer ce qui apparaît comme l’irrésistible ascension d’un empire.
La Russie : un comportement calibré pour la récupération d’un statut de puissance mondiale
Le 31 décembre 1999, veille du départ de Boris Eltsine, Poutine publie son programme sur le site du gouvernement russe. La ligne directrice y est clairement édictée : rendre à la Russie la place qui lui est due, « au premier rang des pays du monde ». La phrase d’Obama qualifiant la Russie de « puissance régionale » a laissé des traces ; ce qu’il est convenu d’appeler la « doctrine Wolfowitz » qui vise à restaurer une supériorité absolue des États-Unis, sans doute plus virtuelle que réelle dans ses effets, aussi. Les moyens sont tout trouvés : le nouveau maître du Kremlin, par expérience professionnelle et tempérament, mais aussi instruit par les dix années de « temps troubles » de la décennie précédente, ne croit qu’à la force. La peur panique de la faiblesse et du déclassement, l’aversion que suscite la disparition du respect et de la crainte qui seraient dus à la puissance russe, ont joué à fond. Les tentatives eltsiniennes de réintégration du jeu mondial par la négociation avec les Occidentaux n’ont pas, aux yeux de Poutine, donné de résultats convaincants. L’opinion publique russe, pour autant qu’on puisse l’évaluer avec précision, est sur la même ligne. Reste à identifier une opportunité ; l’Ukraine orientale, enlisée, ou la crise georgienne de 2008 sont peu significatives ; l’annexion de la Crimée revêt certes une réelle importance aux yeux de l’opinion publique russe, mais toutes ces régions sont parties intégrantes de la zone d’influence traditionnelle et ne peuvent réellement prétendre illustrer un retour en force de Moscou sur la scène mondiale. Tout au plus ces interventions peuvent- elles faire figure, aux yeux des adeptes de la realpolitik, de récupération d’un dû, quand elles n’ont pas contribué à altérer l’image de la Russie.
En 2015, malmené par des forces adverses dopées par des livraisons d’armes saoudiennes, Bachar el-Aassad fait appel à l’aide militaire de Moscou : la Russie tient son terrain de revanche ; traditionnellement présente dans les pays autrefois dirigés par la mouvance baasiste, elle dispose en plus, en Syrie, des bases de Tartous et de Lattaquié. La mécanique de conjuration du déclin est enclenchée ; elle sera menée avec une réelle maestria et pas seulement sur le plan militaire. Certes, certaines démonstrations de force spectaculaires, comme la salve de missiles de croisière « Kalibr » opérée le 7 octobre 2015 à partir de navires de la Caspienne, semblaient tout autant destinées à impressionner les stratèges occidentaux qu’à malmener Daesh. Il n’empêche ; sans doute insuffisante à elle seule par manque de présence au sol, l’intervention russe s’est révélée décisive, combinée aux apports iraniens et kurdes.
La Russie, à la suite de l’URSS, est une grande puissance : elle en a la géographie, la superficie, les richesses naturelles et humaines, le potentiel scientifique, les capacités militaires et le statut juridique, comme membre permanent du Conseil de sécurité. Mais elle recèle aussi quelques vulnérabilités et quelques faiblesses : démographie défaillante, économie peu performante, plus tournée vers la rente que vers l’innovation, soft power inexistant ou peu s’en faut. Les faiblesses ont leur poids dans une politique d’intervention qui, tout en visant à maximiser ses effets, doit intégrer les contraintes. L’opinion publique, qui garde en mémoire les cercueils revenant d’Afghanistan dans les années 80, n’acceptera pas le franchissement d’un certain seuil de pertes humaines d’où, à l’instar de ce que font les Américains, le recours à des mercenaires ou supposés tels. Le budget militaire russe, certes supérieur à celui de la France mais limité par un PNB anémié, sensible aux sanctions internationales, ne pourra supporter des années supplémentaires d’intervention extérieure. Il n’y a guère d’autres explications à la cessation subite le 24 février dernier, dans le vote sur le cessez-le feu dans la Ghouta orientale, du recours russe au droit de veto systématique au Conseil de sécurité des Nations unies.
Les vulnérabilités géopolitiques, pour un pays encore très arcbouté sur les facteurs primaires de la puissance, sont encore plus prégnantes dans l’élaboration de la politique étrangère : la Russie doit prendre en compte les menaces potentielles ou réelles (voir la récente attaque djihadiste contre des chrétiens au Daghestan) qui pèsent sur elle dans l’arc de crise islamique qui court du Maghreb aux Ouighours du Xinjiang. Peu importe, il s’agit d’un retour gagnant : Moscou est en « speaking terms » avec tous les acteurs de la zone, de Riyad à Ankara et de Damas à Téhéran. Il en va de même avec Israël où la présence d’un million de juifs d’origine russe facilite la compréhension : lorsqu’il s’agit de déconflictualiser, on se téléphone et on parle russe aux deux bouts de la ligne, dit-on souvent à Tel Aviv. De plus, entre nationalistes on se comprend : Netanyahou demande régulièrement à Poutine de calmer les Iraniens ; le locataire du Kremlin acquiesce parfois tout en lui avouant les limites de son pouvoir sur Téhéran. Sauf évènement imprévisible, les Russes sont en train de se substituer aux Américains comme « parrains » de la région.
La Turquie : empêcher à tout prix la constitution d’un État kurde
Le 20 janvier 2018 les forces turques lançaient l’opération « rameau d’olivier » destinée à reprendre la maîtrise de la zone d’Afrin sous contrôle depuis 2012 des Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) et de ses milices armées (YPG). La prochaine étape pourrait être Manbij, ville arabe tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dont l’encadrement est pour l’essentiel kurde. L’objectif, à terme, est de prévenir la jonction des différentes enclaves kurdes et d’empêcher la création d’un corridor, esquisse d’un Kurdistan syrien au sud de la frontière turque, reliant Afrin à Kobané et Qamichli et, au-delà, au Kurdistan irakien.
La chute d’Afrin qui tombe définitivement aux mains de l’armée turque et de ses alliés arabes syriens, le 18 mars, signe donc le point de départ d’une lutte à mort qu’Erdogan a lancée contre les différentes forces kurdes. Obsédé par le risque de duplication du statut du Kurdistan irakien, il ne cesse de proclamer que les FDS ne sont rien d’autre que le prolongement syrien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) contre lequel lui et ses prédécesseurs luttent à l’intérieur depuis des décennies. Il est donc hors de question pour la Turquie de tolérer cette « menace existentielle » que constituerait l’implantation dans cette région d’une entité kurde dirigée par les FDS.
Les avancées stratégiques, spectaculaires, des Kurdes, à l’occasion de cette guerre syrienne à laquelle ils ont pris une part décisive, sont-elles le meilleur argument politique d’Erdogan ?
Dans une société turque imprégnée d’islamo-nationalisme, on ne peut que noter l’habile symbiose opérée par le « Sultan » entre le danger interne, réel ou supposé, après le coup d’État raté de 2016, et le péril mortel pour son pays que constituerait la création d’un État kurde dans un périmètre et sous une forme qui restent à déterminer.
Reste que jouer avec habileté de toutes les ficelles du machiavélisme au niveau régional ne dispense pas d’avoir un jour à affronter ses contradictions au niveau international. Et elles sont nombreuses : deuxième armée de l’Otan, la Turquie a souvent œuvré aux côtés de la Russie à qui elle achète les systèmes d’armes les plus modernes, tels que les fameux missiles S 400 ; pays majoritairement sunnite, elle se retrouve le plus souvent dans la « coalition chiite » avec l’Iran et la Syrie ce qui ne l’a pas empêchée d’approuver les frappes alliées du 14 avril contre des objectifs chimiques près de Damas ; ennemi juré de Bachar el-Assad, Erdogan s’est parfois retrouvé à ses côtés contre les Kurdes ; allié des Américains et de la France dans la lutte contre l’EI et la contention des flux migratoires, la Turquie envisage d’éradiquer les FDS de sa frontière sud alors que celles-ci combattent les djihadistes, aidées par des forces spéciales américaines et françaises. On pourrait, en sept ans de guerre syrienne, multiplier, presque à l’infini, ces exemples de contorsions. L’obsession est immuable, presque indépassable : empêcher à n’importe quel prix l’émergence d’un État kurde aux frontières de la Turquie.
Israël : préserver une supériorité stratégique régionale
La reconfiguration actuelle des lignes de force entre un axe « israélo-sunnite » reliant, entre autres, Israël et l’Arabie saoudite, et un axe chiite iranien appuyé sur la Russie et la Turquie est aussi spectaculaire que déconcertante et doit inciter de ce fait à une certaine circonspection quant à sa viabilité à terme. Vouant quotidiennement, depuis la révolution des ayatollahs, Israël aux gémonies, Téhéran en est devenu peu à peu l’ennemi principal mais cet état de fait n’a pas toujours été. Se fondant sur l’histoire longue, certains rappellent volontiers le souvenir de Cyrus II, fondateur de l’Empire achéménide, autorisant les Hébreux à revenir en Judée et à y reconstruire le Temple, voire même, de façon plus osée, les supposées analogies entre deux religions qui attendent l’une le Mahdi, l’autre le Messie. Plus près de nous, l’Iran du Shah, alors relais stratégique des États-Unis dans la région et allié d’Israël, entretenait des relations nourries avec l’État hébreu, lesquelles ont perduré un temps, jusqu’à conduire Jérusalem à vendre des armes aux ayatollahs lors de la guerre Iran-Irak de 1980-1988.
Ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine Begin vise à préserver l’exclusivité israélienne en matière d’armes de destruction massive dans la région. Elle est à la fois un objectif en soi (empêcher un nouvel holocauste face à un adversaire devenu irrationnel) et un moyen au service de la préservation d’une supériorité stratégique régionale, permettant de poursuivre des objectifs territoriaux en en maîtrisant les risques.
Depuis l’acquisition, avec l’aide de la France, de l’arme nucléaire par l’État hébreu dans les années cinquante, on ne compte plus les opérations militaires diverses et variées, visant à détruire dans l’œuf les tentatives de ses voisins hostiles d’accéder à de telles capacités ; citons, sans souci d’ exhaustivité, le bombardement en Irak du réacteur Osirak en 1981, les assassinats ciblés de savants nucléaristes iraniens, l’envoi de virus informatiques type « Stuxnet » contre les centrifugeuses iraniennes dans les années 2010 , les frappes contre certaines usines syriennes etc.. Une action a même eu lieu sur le territoire français avec le coup de main du 6 avril 1979 d’un commando du Mossad détruisant à La Seyne sur Mer la cuve du réacteur Osirak.
Du fait de son régime, de ses capacités proliférantes et de ses caractéristiques religieuses, le Pakistan nucléaire peut paraître, à bien des égards, plus alarmant que l’Iran. Mais Islamabad n’est ni impliqué ni implanté au Proche-Orient, alors que la guerre en Syrie a généré un déploiement croissant des forces iraniennes sur le théâtre et ses abords, sur le modèle du Hezbollah au Liban. Au nord et à l’est, Israël se trouve aujourd’hui à portée de centaines de missiles qui alimentent autant de risques d’escalade entravant ses marges d’autonomie politique. De là, la remise en cause par Tel-Aviv et les faucons de Washington de l’accord 5+1 de juillet 2015, jugé insuffisant sur les vecteurs balistiques. Sans attendre cette hypothétique renégociation, les Israéliens ont déjà procédé discrètement à de nombreuses destructions préventives d’installations iraniennes sur le territoire syrien.
S’agissant de l’arme atomique, dès lors qu’il la posséderait, le pouvoir iranien, celui-ci ou un autre, ferait certainement comme tous les États nucléaires du monde depuis le 10 août 1945, à savoir s’en tenir à une menace d’emploi en cas de risque vital. Mais l’établissement d’une dissuasion mutuelle ne pourrait qu’être un facteur de neutralisation et d’égalisation de puissance sur l’échiquier proche-oriental, réduisant à néant les effets de chantage israéliens. C’est précisément ce que ces derniers redoutent.
L’Arabie saoudite : faire émerger une nation pour conforter un État ?
La mutation en cours est surprenante même si à ce jour sa pérennité n’est pas établie. Juxtaposition de tribus cimentée dans les années 1930 par une famille régnante auto-proclamée gardienne des lieux saints et d’un wahabisme des plus rigoristes, l’Arabie saoudite est assise sur une rente pétrolière préemptée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’Aramco. Même si le pacte « pétrole contre protection », passé le 14 février 1945 entre Ibn Saoud et F.D. Roosevelt sur le USS Quincy ancré sur le canal de Suez, a parfois été qualifié de « légende urbaine », il n’en a pas moins été renouvelé par G. W. Bush en 2005, soit quatre ans après les attentats contre les tours jumelles. Singularité s’il en est, du fait de la nationalité saoudienne de Ben Laden, de l’origine géographique de la plupart des assaillants (la région d’Al-Qasim au cœur du royaume) et du fondamentalisme wahabite qui les animait.
Les choses seraient-elles en train de changer ? L’arrivée aux manettes le 21 juin 2017 du trentenaire Mohammed Ben Salman, en tant que prince héritier du roi Salman, âgé de 82 ans, semble devoir bousculer un pays fortement figé depuis la fin des années 1970. Sa proximité, réelle, avec Donald Trump, le fait d’être, depuis son entrée au gouvernement, pris en mains par un cabinet de conseil américain en charge de lisser les aspects les plus rugueux de sa personnalité, son goût pour les nouvelles technologies, contribuent à crédibiliser sa volonté de faire évoluer la société saoudienne. Ses réformes intérieures ont déjà fait couler beaucoup d’encre : ouverture de cinémas, droit de conduire pour les femmes, restitution des biens supposés mal acquis, projet « Vision 2030 », dessaisissement de la police des mœurs (la Mouttawa) etc.. Fondées sur l’anticipation de la diminution de la rente pétrolière et le souhait de desserrer l’emprise des religieux, elles semblent, jusqu’à présent, couronnées de succès.
À l’international, ce « Nation building » vise à transformer le royaume de partenaire économique en acteur politique avec lequel il faudra compter, rompant ainsi avec la pusillanimité diplomatique de ses prédécesseurs, Fahd et Abdallah. La ligne directrice a le mérite de la simplicité : M. B. S. est obnubilé par la nécessité d’endiguer l’influence croissante de l’Iran au Proche-Orient. Tout autant que Trump et Netanyahou, il souhaite la mort du traité de 2015 sur le nucléaire iranien. Selon Robert Malley, président de l’International Crisis Group, « Il considère que, depuis la guerre d’Irak de 2003, l’Iran n’a cessé d’avancer ses pions dans la région et que l’Arabie saoudite, pendant tout ce temps, a fait office de
punching-ball, en encaissant des coups sans en donner ».
Ainsi peut s’expliquer cette séquence d’initiatives intempestives et brouillonnes, quand elles ne furent pas tout simplement contre-productives. Commencée en mars 2015, l’intervention armée contre les rebelles houthistes au Yémen, présentés comme trop proches de Téhéran, s’enlise et tourne au désastre humanitaire dénoncé par les ONG. Fin 2017, la démission forcée, le 4 novembre, de Saad Hariri, retenu à Riyad, destinée à affaiblir le Hezbollah, aboutit, grâce à l’entremise de la France, à un sursaut de patriotisme au pays du Cèdre et au retour aux affaires du Premier ministre libanais. Suite à un discours de Donald Trump accusant le Qatar de financer le terrorisme djihadiste, M. B. S. se croit autorisé en juin 2017, de concert avec l’Égypte, Bahreïn et les Émirats arabes unis, à mettre en place un embargo diplomatico-économique contre Doha accusé de faire le jeu, c’est une obsession, de l’Iran mais aussi, pour faire bonne mesure, de l’EI et du Hamas. Grâce à l’action de James Mattis, le chef du Pentagone, et de Rex Tillerson, secrétaire d’État américain, le Qatar retrouve rapidement des filières d’approvisionnement alternatives qui lui donnent l’opportunité de se rapprocher de la Turquie et de… l’Iran. Le tableau ne serait pas complet si l’on omettait de rappeler les livraisons d’armes saoudiennes aux forces rebelles syriennes qui ont conduit Bachar el-Assad à faire appel, en 2015, à l’aide militaire russe, décisive dans une évolution du conflit, peu favorable, on en conviendra, aux vues actuelles du royaume saoudien.
Les deux théocraties régionales s’affrontent ainsi avec des armes et des styles différents. Téhéran peut s’appuyer sur les forces armées du Hezbollah et des Pasdaran mais a su aussi se rapprocher subtilement de certains membres du camp sunnite tels que la Turquie, le Qatar ou les Palestiniens du Hamas.
L’Arabie saoudite paie le prix de ses bourdes actuelles mais aussi de ses erreurs passées, faites d’une dissémination de la peste du wahabisme et de l’absence d’une capacité de projection militaire efficiente dans les conflits qui l’entourent.
Elle n’a pas su profiter des quatre décennies de marginalisation de l’Iran pour prospérer et s’imposer et craint aujourd’hui le retour de l’adversaire « historique ».
Retour vers le futur ?
Opérés avec grand soin de ne toucher ni les Russes ni les Iraniens, les bombardements américano-franco-britanniques du 14 avril, limités à des objectifs liés à la fabrication ou au stockage de gaz toxiques, avaient une finalité politique (opinions occidentales) et symbolique (crédibilité des fameuses lignes rouges) et non militaire. Les alliés ont fait semblant de bombarder et les Russes ont fait semblant de protester. L’EI est défait et cette guerre syrienne n’intéresse déjà plus les Occidentaux. Reste à en gérer les suites et les conséquences directes. L’une des craintes de la France demeure un retrait rapide de Washington dans un contexte de reprise à bas bruit des activités de Daesh. Les Européens, au premier rang desquels les Français, savent en effet qu’ils devront gérer les « revenants », plus ou moins repentis, retour du champ de bataille. Les uns s’éclipsent, les autres reviennent : les Russes devront transformer une réimplantation stratégique réussie en succès politique. Vu les résultats des négociations de Sotchi et d’Astana, sans parler de celles de Genève, les difficultés sont devant eux, d’autant que la destruction du pays et l’exil de quatre millions de réfugiés rendent difficile une remise en marche du pays sous l’égide d’un Bachar el-Assad peu porté aux concessions.
Déjà disqualifié en tant qu’« honest broker » dans le conflit israélo-palestinien du fait de sa décision de transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, Donald Trump vient de persister dans une politique moyen-orientale qui s’embarrasse peu de nuances. Comme annoncé, il a retiré, avec brutalité et soudaineté, le 8 mai, son pays de l’accord P5+1, pourtant validé par une résolution des Nations unies, et jusqu’à ce jour respecté par les Iraniens selon l’Agence internationale pour l’énergie atomique.
Une boucle est-elle en train de se refermer ? L’épisode est fascinant tant il a des allures de déjà-vu. À quelques détails près, dont l’entrée en lice des Saoudiens, on se croirait revenu au temps où Georges W. Bush travaillait l’opinion publique américaine et internationale pour les convaincre de l’impérative nécessité de taper sur Bagdad afin de détruire des armes de destruction massive irakiennes dont on a vu par la suite la consistance ; comme en 2003 est mise en avant la duplicité supposée de l’adversaire dont les armes nucléaires seraient sur le point d’être achevées, le rôle de Colin Powell étant cette fois repris par Netanyahou ; comme en 2003, les néo-conservateurs américains ou leurs épigones tablent sur un embargo dur pour faire tomber un régime dont ils n’ont jamais accepté l’existence depuis les évènements de l’année 1979, espérant par là même une hypothétique propagation de la démocratie ; comme l’Irak en 2003, l’Iran est accusé de soutenir le terrorisme, ignorant au passage son combat contre Daesh et la prééminence actuelle du djihadisme sunnite ; comme en 2003, se reconstitue la même alliance populiste allant des évangéliques américains, noyau dur de l’électorat de Donald Trump, aux conservateurs du Likoud israélien.
Au niveau régional : la guerre qui vient
La situation régionale est devenue dangereuse et les va-t-en guerre de tous les camps sentent qu’une fenêtre d’opportunité vient de s’ouvrir avec la décision du président américain. Du côté iranien, les adversaires du président Rouhani, soutien de l’accord, pourraient œuvrer à sa marginalisation tandis que les Pasdaran, opposés à la normalisation du pays, et les partisans du Guide suprême Ali Khamenei, vont reprendre des couleurs. Pour les faucons américains et israéliens comme pour leurs alliés saoudiens, l’heure est venue d’affaiblir durablement le régime iranien par le biais de sanctions économiques sévères et de l’empêcher de devenir une puissance régionale. Une pérennisation de l’application de l’accord sans les Américains paraît hautement improbable ; à supposer qu’elle puisse se faire, même partiellement, elle aurait pour contrepartie de conférer à Téhéran des marges de manœuvre financières lui permettant de se renforcer militairement dans les zones qu’il contrôle. C’est inacceptable tant pour l’Arabie saoudite que pour Israël qui ne pourra que multiplier les frappes préventives sur les convois d’armes destinés au Hezbollah et les implantations militaires iraniennes en Syrie jugées trop proches ; des accrochages tels que ceux des 10 février et 9 avril, sur la base T4 près de Homs, ou plus récemment de la nuit du 9 au 10 mai, peuvent s’envenimer rendant possible une escalade incontrôlable. D’un autre côté, annuler unilatéralement l’accord conduira les Iraniens à reprendre l’enrichissement de l’uranium en vue de la réalisation d’armes atomiques : c’est le chemin tout tracé pour des frappes israéliennes, américaines ou conjointes, sur les installations nucléaires iraniennes, frappes dont les conséquences sont à ce jour imprévisibles.
Tout concourt donc à créer une situation belligène.
Dans une région du monde où le ressenti le plus subjectif se transforme vite en élément de la réalité objective et où des dirigeants irrationnels mettent généralement à exécution leurs menaces les moins réfléchies, le pire peut vite devenir certain.
Du régional à l’international : des violences aux passions
Contrairement au dossier coréen qui est un cas dangereux mais froid, le cas iranien est hautement passionnel. Des questionnements bibliques des évangéliques américains aux angoisses existentielles d’Israël en passant par les non-dits de l’antagonisme chiisme-sunnisme ou les complexes saoudiens face aux Iraniens, on se heurte vite à des éléments émotionnels très éloignés de l’économie, des rapports de force militaires ou du droit international. S’il faut se garder d’en oublier la dimension pétrolière, en liaison avec le gaz de schiste américain, cette dernière n’est pas déterminante. Avec environ 2 millions de barils par jour sur une production mondiale de 100 millions, l’Iran peut facilement être remplacé sur le marché international, entre autres par une Arabie saoudite qui ne demande que cela. Les conséquences économiques de la décision de D. Trump n’en sont pas moins très lourdes notamment pour les entreprises européennes et françaises qui devront se plier à l’extraterritorialité du droit américain et cesser tout commerce avec l’Iran sous peine de graves conséquences. Cette compétence juridictionnelle liée à l’utilisation du dollar pose ainsi la question de l’usage de l’euro comme monnaie de réserve. D’autres éléments plus politiques interpellent : en plein Brexit la Grande Bretagne fait bloc avec l’UE, l’Allemagne et la France, revenue au centre du jeu, contre les États-Unis ; ce coup de canif porté à la cohésion de l’Alliance atlantique s’accompagne d’une convergence momentanée avec la Russie, la Chine et un Iran qui demande le soutien des Européens ; quant à la Chine, très présente en Iran, elle pourrait, avec le yuan, servir de soutien économique et de relais commercial à Téhéran en cas d’asphyxie provoquée par les sanctions. La guerre en Syrie pourrait-elle avoir aussi des répercussions sur la scène internationale ?
Alain Meininger
Administrateur hors classe
Directeur de projet (ER), ministère de la Défense