En matière criminelle ou terroriste, de violence(s), ce qui semble nouveau est le plus souvent ce qui a été oublié. Si la sidération devant un phénomène tragique spectaculaire empêche généralement la maîtrise du sens de la perspective et la relativisation au moins temporelle, la montée lente et structurée d’un climat de violences multiples, de natures diverses, se conjuguant ou se cumulant durant des épisodes de plus en plus longs et d’intensité de plus en plus élevée, pose un problème majeur de politique publique.
La France est plus souvent le pays des thérapeutes sans diagnostic
La France avait en partie inventé, puis oublié, une science spécifique, largement expliquée par Émile Durkheim, pour comprendre la relation entre un ou des auteurs, une ou des victimes, des circonstances. Et par ailleurs les modalités d’intervention de l’État pour prévenir et punir.
Il est souvent coutume de présenter la criminologie comme une science clinique qui cherche à analyser les faits à partir d’un dispositif ternaire ou trinitaire : diagnostic/pronostic/thérapeutique.
Le diagnostic doit être partagé, le pronostic discuté, la thérapeutique affirmée. La France est plus souvent le pays des thérapeutes sans diagnostic ce qui peut sans doute expliquer chaos et confusion.
De quoi parle t-on donc en matière de violences, d’insécurité, de criminalité ou de délinquance ?
Les outils de mesure, qui ne se limitent pas aux conversations chez le commerçant du coin ou le bistro enfin rouvert, offrent quelques éléments, relatifs, de réponse.
Si l’appareil statistique policier français est connu pour ses multiples défauts (partiel, parcellaire, parfois partial), en grande partie corrigés, mais plus pour longtemps, par l’enquête nationale de victimation mise en place par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (enquête en péril et observatoire disparu pour des raisons aussi misérablement comptables qu’irrationnelles), il n’en reste pas moins qu’il dispose de la continuité et d’une certaine forme de cohérence.
Il ne supprime rien, même s’il redispose entre catégories avec cet objectif politique permanent : obtenir de « meilleurs chiffres » que l’année précédente et noyer les mauvais quand on ne les supprime tout simplement pas.
La couleur politique du gouvernement n’influant en rien sur cette pulsion irrésistible à la minoration.
Mais les chiffres peuvent être têtus, et ceux publiés mi-janvier 2021 en catimini par le service statistique du ministère de l’Intérieur, posent de graves questions pour l’avenir.
En 2020, cachées derrière la Covid, plusieurs épidémies se sont déclarées :
- un virus Cyber, sous-estimé malgré la facilité de son développement depuis l’ouverture de la boîte de Pandore NSA, qui va du harcèlement individuel ou en meute à la fabrique de fake news en terminant par le rançongiciel,
- et une autre, qui touche de nombreux pays qui pensaient pourtant avoir guéri depuis une ou deux décennies les causes d’un autre mal, plus criminel : une pandémie de violences, un record d’homicidité (homicides, tentatives, coups et blessures ayant entraîné la mort, règlements de comptes entre malfaiteurs, sur mineurs, …).
Malgré les confinements et couvre-feux, qui ont un effet marqué sur la criminalité acquisitive (vols, cambriolages, etc.), la violence, notamment en matière sexuelle, se maintient à un niveau élevé.
Dans un lourd contexte de violences sociales, de défiance vis-à-vis de l’État, de contestations diverses des différentes autorités publiques, médiatiques ou scientifiques, il semble hélas probable que les problématiques plurielles de violences et d’insécurités se développent, sur des territoires beaucoup plus diversifiés.
Ce qui provoquera aussi une augmentation de la victimation impliquant à nouveau une surreprésentation des populations paupérisées, des femmes, des mineur(e)s. Surreprésentation ne voulant pas dire exclusive, ni en termes de classification sociale, d’âge ou de genre.
La violence politique ou sociale est rarement déconnectée de la violence sociétale
Si le gouvernement pointe à juste titre une forte crispation sociale et des violences « de rue » particulièrement prégnantes, incluant des violences non seulement contre les forces de l’ordre mais aussi, et c’est particulièrement représentatif de la dégradation du climat sociétal, contre les pompiers, les médecins, les enseignants, on ne saurait occulter des phénomènes multiples, aux causes différentes mais aux effets convergents.
Le lien avec le monde virtuel, volontairement transformé d’espace militarisé réservé à la recherche appliquée (ARPANET) en Far West dérégulé par la combinaison d’un zeste de Woodstock mélangé avec plusieurs litres de GAFAM, s’est transformé en un déversoir déresponsabilisé, un entre deux mondes sans droits ni devoirs.
Trolls de toutes natures ont transformé toute la toile en un déversoir de haines, de clashes, de buzz, de téléréalité individuelle et de défoulement collectif. On voit apparaître une rageosphère dont la résistance au passage à l’acte se réduit tendanciellement et ne se limitera probablement pas au soufflet d’un jacquouille égaré.
La violence politique ou sociale est rarement déconnectée de la violence sociétale. 2020 a marqué un cap régressif alors que la criminalité violente s’était apaisée pendant quinze années (1994-2010), ce basculement public et privé, visible et intime, personnel et collectif, vers les violences de toutes natures doit interpeller les acteurs sociaux et politiques.
En refusant pendant longtemps d’admettre cette problématique, généralement expédiées par la trilogie négation/minoration/éjection (en français courant : ce n’est pas vrai, ce n’est pas grave, ce n’est pas de ma faute), de nombreux acteurs politiques, locaux et nationaux, ont pavé la voie aux véritables receleurs des peurs collectives qui surfent naturellement sur l’incompréhension des victimes et de leurs proches quant au traitement qui leur est réservé, mais aussi de plus en plus aux forces de sécurité de terrain, laissées en première ligne, au Front, et se sentant délaissées, abandonnées, humiliées.
Cette situation n’est pas nouvelle. Georges Clemenceau sut la traiter aux aurores du XXe siècle en adaptant la réponse publique à la réalité de la violence et de la criminalité plutôt qu’en espérant que les criminels et les terroristes de l’époque s’amendent grâce à la puissance de la réglementation.
La criminalité, le terrorisme, les violences ne se règlent pas dans le prêt à porter bureaucratique et les injonctions contradictoires, mais par une construction équilibrée, sur mesure, d’un outil qui puisse assumer des missions de prévention (largement insuffisantes en France), de dissuasion et de sanction (affaiblies par la multiplication de dispositifs alternatifs et surtout la lenteur de leur application). Entre rien et trop, le système pénal, qui assume une réponse qui menace de la prison pour tout et pour tous, enfermé dans une surproduction législative faisant très peu appel à l’expertise du terrain (magistrats, policiers et gendarmes, intervenants sociaux, enseignants et chercheurs), ne sait plus comment traiter intelligemment des situations qui lui échappent.
Frappant trop fort et trop tard pour compenser le fait de n’avoir pas pu ou su agir vite et de manière équilibrée, l’État se perd dans ses apories.
Traiter de la violence, des violences, dans toutes leurs dimensions, enjeu civil, social, pénal devient aussi, faute de réponses, de moyens adaptés, de cohérence, comme une obligation civique.
Faute de quoi, la réaction citoyenne, dans les urnes ou plus simplement en exerçant une sorte de droit de retrait électoral, emportera tout.
Alain Bauer
Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers
New York et Shanghai
PSD R3C/ESD R3C