Ceux qui se proclament encore les grands de ce monde jouent aux dés avec l’histoire, brassant l’avenir dans l’illusion de le maîtriser. La maison brûle, mais l’incendie n’a plus rien de métaphorique : il se propage à la vitesse de notre époque, nourri par l’orgueil des puissants et la déraison des États.
En quelques mois, nous avons basculé dans un quotidien où l’essentiel ne se mesure plus en paix ni en prospérité, mais en cadence de production et en flux logistiques de défense. Désormais, la question n’est plus de savoir si nous vivrons mieux demain, mais si nos usines seront en mesure de fournir, à temps, de quoi nous protéger de nos alliés et frapper nos ennemis. Hybrissuprême d’un monde qui s’effondre sous le poids de ses contradictions.
Sophocle aurait trouvé, dans ce chaos ordonné, la matière d’une de ces tragédies dont il avait le secret : celles où les protagonistes s’agitent dans une illusion de contrôle, tandis que le destin, implacable, scelle leur chute. Aujourd’hui, le chœur ne chante plus dans les théâtres antiques, mais sur les plateaux de télévision et dans les chancelleries.
Les masques ont changé, mais la tragédie, elle, demeure.
La France, enfermée dans le rôle du héros tragique, voit en Emmanuel Macron l’incarnation d’une ambition démesurée, celle d’un chef d’État qui rêve de transcender le cadre national pour s’imposer comme l’architecte d’une gouvernance européenne. Mais cette quête, loin de s’inscrire dans une simple rhétorique diplomatique, suppose un alignement stratégique dont les ressorts sont connus : réduire au silence ses opposants, neutraliser les extrêmes qui entravent sa marche, et surtout imposer une discipline collective sous le prétexte d’une menace imminente et proche.
Car derrière le vernis du combat civilisationnel, c’est bien une manœuvre éminemment tactique qui se joue. Le Président, confronté à l’impératif d’une puissance financière qu’il ne maîtrise plus, envisage de puiser par décret dans l’épargne des Français pour alimenter l’effort de guerre, convaincu que l’urgence militaire dissimulera l’audace du procédé. La manœuvre ne serait pas vaine si, en retour, elle servait à installer son autorité au sommet de l’Europe – objectif ultime qui, accessoirement, offrirait une issue aux lourdes dettes accumulées sous son mandat.
L’histoire, pourtant, regorge d’exemples de cette stratégie de l’ennemi commun à double tranchant. Poutine, en évoquant Napoléon à son sujet, n’a rien dit d’innocent : Napoléon III lui-même, en 1870, crut pouvoir cimenter son régime en lançant la France dans un conflit avec la Prusse. Il n’en récolta que la déroute et l’humiliation de Sedan.
A-t-on si vite oublié ces leçons ?
De Machiavel à Orwell, de Carl Schmitt à Edward Bernays, les penseurs du politique n’ont cessé de rappeler que la construction du pouvoir s’appuie souvent sur la désignation d’un ennemi, qu’il soit extérieur ou intérieur. Dans Le Prince (1513), Machiavel instruit les souverains sur l’usage de la guerre et de la peur comme instruments de légitimation. Orwell, dans 1984, illustre le pouvoir d’une guerre perpétuelle contre des ennemis fantasmés, Eurasia ou Eastasia, qui n’ont d’autre fonction que de maintenir l’ordre intérieur. Carl Schmitt, dans La Notion du politique (1932), érige cette dynamique en nécessité existentielle qui voudrait qu’un État ait besoin d’un ennemi extérieur ou intérieur pour consolider son unité et justifier son existence. Bernays, dans Propaganda (1928), parachève l’analyse en montrant comment la manipulation des masses s’organise autour de récits savamment orchestrés.
L’histoire contemporaine a poursuivi cette sinistre lignée : G. W. Bush en Irak en 2003, Margaret Thatcher aux Malouines en 1982, chacun espérant, au prix du sang, un sursaut de popularité, un répit dans l’érosion du pouvoir.
Mais toujours, la réalité finit par rattraper la fiction politique. L’heure viendra où le masque tombera.
L’Europe, sous la houlette d’une Ursula von der Leyen campée dans le rôle d’artisan d’une Ukraine libre et européenne – ce qu’elle n’est pourtant pas encore –, tente aujourd’hui de regagner un siège à la table des négociations dont elle a été évincée. Mais derrière cette ambition affichée, une question demeure : Europa est-elle aussi faible que l’on veut bien nous le faire croire, ou joue-t-elle, au contraire, une partition plus subtile, dissimulant sous une apparente impuissance les prémices d’un réveil stratégique ?
Car si le retour de la force armée est à l’ordre du jour, il s’accompagne d’une reconfiguration budgétaire sans précédent : 800 milliards d’euros alloués au programme ReArm Europe, officiellement pour affirmer une indépendance accrue vis-à-vis de l’allié américain, officieusement pour préparer le continent à l’éventualité d’un affrontement avec la Russie. À cette fin, les dogmes budgétaires de Bruxelles, hier encore sacrés, sont relégués au second plan. Un pragmatisme soudain qui interroge sur la nature réelle du projet européen : intégration pacifique ou marche vers une militarisation contrainte ?
Mais la menace ne se limite pas aux plaines d’Ukraine. D’autres périls, plus insidieux, guettent le Vieux Continent. L’Amérique de Trump, en rêvant tout haut d’annexer le Groenland, affiche une volonté de remodeler l’équilibre des puissances en s’affranchissant des règles établies. Ce dessein géopolitique, qui priverait le Danemark d’une partie de sa souveraineté, relève-t-il d’une manœuvre de diversion, un de ces coups de communication dont l’ancien président est coutumier, ou annonce-t-il une véritable reconfiguration des rapports transatlantiques ?
Face à ces tensions, l’Union européenne, troisième puissance économique mondiale derrière la Chine, n’a d’autre choix que de raffermir sa stature géopolitique. Ce qui se joue aujourd’hui n’est pas seulement une crise de pouvoir, mais un réveil stratégique de Bruxelles, contraint d’abandonner son illusion de post-histoire pour renouer avec la grammaire classique des rapports de force.
Pourtant, si la nécessité d’affirmation est impérieuse, l’aventurisme serait suicidaire. Un conflit ouvert avec la deuxième puissance militaire mondiale signerait l’échec définitif du projet européen tel qu’il fut pensé. Espérons que le Fatum saura se détourner, et que la ligne rouge de l’engagement direct de troupes sous le prétexte fallacieux d’une mission de « paix » en Ukraine ne sera pas franchie.
L’intervention divine, force occulte qui pèse sur le destin des tragédies, trouve aujourd’hui son incarnation dans la puissance américaine, dispensatrice de décrets aussi péremptoires que contradictoires, souveraine dans l’exercice de son bon vouloir. Trump, dans cette théogonie contemporaine, partage avec les dieux de l’Antiquité leur impulsivité capricieuse et leur prétendue intangibilité : il n’est (presque) plus surprenant de voir un ordre et son inverse promulgués à quelques jours d’intervalle, dans une insouciance qui confine à l’arbitraire.
Mais si l’Olympe a son hégémon, il a aussi son rival. La seule puissance capable de lui disputer la suprématie demeure la Chine, colosse silencieux, stratège patient qui, là où Washington impose par le verbe, avance par l’économie. Côté trumpiste, l’Europe apparaît non comme une puissance à part entière, mais comme un immense marché à ciel ouvert, un territoire à moissonner au gré des opportunités : tantôt les métaux rares d’Ukraine, tantôt une base stratégique au Groenland, peu importe les résistances diplomatiques ou les colères de Poutine.
Car, dans cette nouvelle architecture du pouvoir mondial, la question n’est plus de savoir si Moscou approuve, mais jusqu’où elle peut encore opposer son veto.
Il flotte dans l’air un parfum d’abus de pouvoir, un déséquilibre dont l’issue reste incertaine. Si l’Amérique multiplie les murs, les barrières douanières et les lignes de fracture, saura-t-elle encaisser les contrecoups d’un monde qui se réorganise contre elle ? À force de vouloir corseter le marché, la première économie mondiale pourrait bien être la première victime d’une inflation galopante et de boycotts en cascade. À moins, bien sûr, que des forces internes plus lucides ne décident d’écarter de l’Olympe leur turbulent Zeus avant qu’il ne précipite l’Empire dans une démesure fatale.
Et la Russie ? Elle demeure, plus que jamais, ce miroir cathartique qui fascine et effraie. Poutine n’a jamais dissimulé ses ambitions : restaurer une grandeur impériale révolue, réécrire l’histoire à l’encre de la puissance retrouvée. Mais la tragédie n’a que faire des desseins individuels ; elle obéit à des forces plus grandes, à des mécaniques inexorables où le conflit ne naît pas d’un manichéisme simpliste, mais d’une lutte de valeurs et de choix impossibles. L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, accompagnée de son cortège de bases américaines, a scellé le destin de cette confrontation. La seule inconnue réside dans son exode : l’issue sera-t-elle celle du drame, comme le laisse présager la tradition russe, où les avertissements précèdent toujours les tempêtes ?
Dernier protagoniste de cette tragédie en cours : le messager. Personnage discret mais essentiel, il ne se bat pas, ne décide pas, mais informe et annonce. Il est celui qui rapporte ce qui échappe au regard du spectateur, celui qui dévoile l’invisible, sans jamais en infléchir le cours. Ce rôle, dans la reconfiguration du grand théâtre des puissances, échoit aujourd’hui à la Chine.
Longtemps maître du temps, adepte des stratégies silencieuses et des évolutions graduelles, l’Empire du Milieu se trouve pourtant aspiré dans le maelstrom de l’époque. La prudence calculée de Pékin, autrefois son atout maître, se heurte désormais aux convulsions d’un monde qui ne lui laisse plus le loisir d’imposer son rythme. Premier fournisseur des États-Unis avant d’être dépassé en 2024 par le Mexique, la Chine peine à retrouver son titre d’« usine du monde », confrontée à des fragilités économiques et démographiques qu’elle n’avait pas anticipées.
La crise actuelle ne sert ni ses ambitions ni sa stabilité : toute prise de position explicite, qu’elle penche en faveur de Washington ou de Moscou, affecterait immédiatement son économie et les équilibres sociaux internes sur lesquels repose la légitimité du Parti. Dans cette tragédie des nations, Pékin ne peut donc ni se taire ni prendre parti trop ouvertement, contraint d’incarner une prudence dont la neutralité n’est qu’apparente.
Dans la Grèce antique, la tragédie n’était pas une simple œuvre de divertissement : elle était une épreuve collective, un questionnement profond sur la morale, la politique et la condition humaine face à la toute-puissance du destin. Jouée lors des grandes Dionysies, elle invitait la cité à sonder ses contradictions, à mesurer la portée de ses choix.
Nous n’aurons ni chœur antique ni grand festival pour nous guider, mais nous nous apprêtons, à notre tour, à affronter le poids de décisions dont les conséquences nous dépasseront. Le tragique ne relève plus du théâtre, il s’inscrit dans le réel. Dès lors, il conviendrait d’opérer un retour à la raison, non pas par naïveté, mais par lucidité. Instiller la peur, faire croire à l’inéluctabilité du chaos, revient à en accélérer l’avènement. Car l’histoire se souvient des stratèges trop empressés : Machiavel, qui enseignait l’art du pouvoir et de la manipulation, finit seul, malade et oublié. À méditer, avant que l’hubris des puissants ne précipite, une fois encore, le monde dans l’abîme.
Patrick SOUMET