Dans leur marche vers les indépendances, les pays africains ont suivi des trajectoires parfois divergentes, qui impactent différemment leurs évolutions récentes, y compris leurs relations avec les anciennes puissances coloniales. Une lecture historique de ces parcours permet de mieux comprendre les fondements et la portée des mouvements souverainistes, qui agitent actuellement les sociétés civiles et les milieux politiques africains.
DES INDÉPENDANCES EN DEMI-TEINTE : UN TERREAU DU SOUVERAINISME ?
Le bilan des indépendances africaines laisse voir un tableau contrasté. Le continent enregistre une croissance économique soutenue, mais peu créatrice d’emplois. Des réalisations sociales importantes ont été faites, mais elles sont nettement insuffisantes pour atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Les économies africaines sont restées très dépendantes des exportations de matières premières, avec peu de transformation locale et une faible diversification. Malgré des avancées réelles dans les processus démocratiques, on note des retours en arrière significatifs et il existe des instabilités politiques chroniques liées à des gouvernances défaillantes et à des ingérences extérieures.
Dans les anciennes colonies françaises, en dehors de la Guinée, qui à l’occasion du référendum du 28 septembre 1958, dans une posture de rupture, opté pour l’indépendance immédiate, les autres territoires ont suivi le chemin tracé par le Général de Gaulle. Après les indépendances en 1960, ils ont gardé avec la France des relations étroites, adossées au maintien du franc CFA et des bases militaires. Le terme « Françafrique » désigne cette forme renouvelée de l’influence française qui se voit à travers une certaine proximité entre les classes dirigeantes française et africaine. Le cas du Mali, qui avait fermé les bases militaires françaises le 20 janvier 1961 et créé le franc malien le 1er juillet 1962, avant de revenir au franc CFA le 1er juillet 1984, après deux dévaluations, est une particularité liée à des divergences idéologiques et à des malentendus nés des circonstances de l’éclatement de la Fédération du Mali quelques mois seulement après l’indépendance, avec le retrait du Sénégal. En ce qui concerne les bases militaires, en plus d’être sous la pression des autorités françaises, il faut reconnaitre que les dirigeants africains de l’époque pensaient se décharger du fardeau financier et se ménager en même temps une forme d’assurance, en sous-traitant leur sécurité. Un proverbe bambara dit : « Ne vous en prenez pas à l’endroit où vous êtes tombé mais plutôt à là où vous avez trébuché ».Comme un retour de balancier, cette dé- pendance sert aujourd’hui de ferment au souverainisme et rappelle étrangement le débat qui a lieu en Europe autour de la présence militaire américaine, la problématique du réarmement et la question de l’euro. Toutefois, contrairement à un certain narratif, le rejet de la « Françafrique » n’est pas le signe de la montée d’un sentiment anti-français, qui n’existe pas réellement.
Dans les colonies britanniques, où était pratiquée l’administration indirecte (indirect rule) et dans les territoires portugais qui ont dû mener de longues guerres de libération, les ferments de ce type de souverainisme n’existent pas. Cependant les politiques de ségrégation raciale pratiquées en Afrique australe ont nourri d’autres types de souverainisme, y compris la réactivation du panafricanisme et de l’idée de « renaissance africaine ».
LE SOUVERAINISME EN AFRIQUE : UN MOUVEMENT DE FOND ?
Le souverainisme, parfois nommé « néo-souverainisme », est un des symptômes du désenchantement face à des indépendances qui n’ont pas tenu toutes leurs promesses, comme le suggère le livre de René Dumont, au titre péremptoire L’Afrique noire est mal partie 1. Même s’il a pris diverses formes, le souverainisme tire ses racines de la défiance des populations les plus fragilisées à l’égard d’élites jugées trop inféodées à des puissances étrangères et incapables de défendre les intérêts nationaux.
En Afrique australe, les politiques de ségrégation raciale pratiquées en Afrique du Sud, en Namibie et au Zimbabwe (ex-Rhodésie du Sud) alimentent une forme de souverainisme panafricaniste. Thabo Mbeki, le successeur de Mandela a porté le projet de « Renaissance africaine », en finançant notamment la réhabilitation de 100 000 manuscrits anciens hérités de l’Université Sankoré de Tombouctou. L’idée de renaissance intellectuelle a eu un écho en Afrique de l’Ouest à travers la remise au gouvernement malien par le Royaume du Maroc de copies d’ouvrages écrits par Ahmed Baba pendant son exil marocain forcé après l’invasion de Tombouctou en 1591. La remise a eu lieu au cours d’une cérémonie officielle organisée le 6 octobre 2022 à Bamako. L’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco en 2009 de la Charte Kurukan Fuga, adoptée en 1236, lors de l’intronisation de Soundiata Keïta, le fondateur de l’empire du Mali, faisait déjà partie de cette quête de renaissance africaine. La défense du patrimoine culturel africain et du panafricanisme a été le combat de l’égyptologue sénégalais Cheikh Anta Diop depuis 1946.
Dans les pays francophones, la question du franc CFA et la présence militaire française alimentent le souverainisme. Même s’il n’existe pas de consensus sur les avantages et les désavantages du franc CFA, son arrimage à l’euro constitue une source de dépendance reconnue par les spécialistes. Samir Amin parlait de « finance coloniale » et un de ses disciples, Ndongo Samba Sylla a dans le même sens co-écrit avec Fanny Pigeaud L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA 2. Au Sénégal, pour gagner les élections à la fin du mandat du Président Macky Sall, le parti des « Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité » (Pastef) a su traduire en discours souverainiste mobilisateur le sentiment d’abandon ressenti par les classes populaires. Alors qu’il était dans l’opposition, Ousmane Sonko, Président du Pastef et actuel Premier ministre déclarait : « Nous luttons pour un Sénégal libre, dans une Afrique libre, dans un monde libre ». Le Président Bassirou Diomaye Faye porté au pouvoir par le Pastef affirmait le 2 avril 2024 dans son discours d’investiture que « les résultats sortis des urnes expriment un profond désir de changement systémique ».
Dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) regroupant le Burkina Faso, le Mali et le Niger, qui mènent une lutte existentielle contre des groupes armés divers, la question sécuritaire est le ciment du souverainisme. Même si les sanctions imposées par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et les partenaires occidentaux, en réaction aux différents coups d’État, alimentent des tensions géopolitiques, le souverainisme n’y est pas vu comme un réalignement inconditionnel sur de nouvelles puissances. Le discours officiel met plutôt en avant la recherche d’équilibre dans un contexte où ces pays, qui ont perdu de vastes territoires, malgré les soutiens extérieurs, cherchent avant tout à survivre en tant qu’États. « Nous voulons coopérer avec tous les pays du monde qui respectent notre souveraineté » disent-ils. Au Mali, la doctrine officielle est : « Le respect de la souveraineté du Mali, le respect des choix stratégiques et de partenaires opérés par le Mali, la prise en compte des intérêts vitaux du peuple malien dans les décisions prises ». La diversification est vue comme un moyen de satisfaire des priorités de sécurité comme la lutte contre les groupes indépendantistes, qui ne sont pas toujours partagés par les partenaires traditionnels. Ces pays achètent des armes à la Russie, la Chine, mais aussi la Turquie, un membre de l’OTAN. Ils ont des relations conflictuelles avec l’Algérie, un pays proche de la Russie et entretiennent de bons rapports avec le Maroc, un allié de l’Occident.
La quête de souveraineté sur les ressources minières, qui puise sa légitimité dans des conventions minières souvent très déséquilibrées, mobilise tous les gouvernements, qui adoptent de nouveaux codes miniers pour une meilleure valorisation de leurs ressources. Le Ghana a conclu des accords avec neuf sociétés minières pour acheter au moins 20 % de leur production afin d’augmenter ses réserves d’or et stabiliser sa monnaie. Son fonds souverain (Minerals Income Investment Fund) investit dans des compagnies minières et rachète des actifs pour maximiser les revenus miniers. Le gouvernement guinéen a retiré et réattribué des dizaines de conventions minières. Le gouvernement nigérien a nationalisé la Société des mines de l’Aïr (Somaïr), filiale de la société française Orano qui exploitait l’uranium, accusée de ne pas respecter les clauses des contrats miniers, en même temps qu’il expulsait plusieurs cadres de la West African Oil Pipeline Company (Wapco), une filiale de la China National Petroleum Corporation (CNPC), à laquelle il est reproché de ne pas transférer du savoir-faire aux travailleurs nigériens. Il a renforcé son contrôle sur le secteur pétrolier aux mains des Chinois, en augmentant sa part dans le capital de Wapco et en plaçant des Nigériens aux postes clés. En application de son nouveau code minier, le Mali a porté sa part dans le capital des sociétés minières de 20 à 35 % et a dû pour cela mener des négociations délicates aussi bien avec les sociétés occidentales qui exploitent l’or que les entreprises chinoises qui détiennent les mines de lithium.
En écho à la baisse tendancielle de l’aide au développement, une prise de conscience se fait jour quant à la nécessité pour les pays africains de prendre en main de façon plus résolue leurs destinées. Au Burkina Faso, les idées souverainistes de Thomas Sankara sont réactivées par le Président Ibrahim Traoré sous la forme d’une mobilisation citoyenne, incluant l’engagement de milliers de volontaires pour la défense de la patrie (VDP), des souscriptions financières volontaires pour soutenir l’effort de guerre et une participation citoyenne dans la construction d’infrastructures d’intérêt national.
Quoique peu abordée dans les débats, une des faiblesses des indépendances africaines se voit aussi à travers des institutions et des politiques publiques désincarnées, qui reflètent peu les réalités socioculturelles nationales. Aussi bien dans les colonies anglaises, françaises que portugaises, le mimétisme institutionnel n’a épargné aucun pays. Mais, à la différence du système britannique qui est plutôt différentialiste, la politique française d’homogénéisation culturelle a probablement accentué le phénomène en transposant les institutions métropolitaines dans les colonies. Bien que des personnes éclairées aient milité à l’époque pour la prise en compte des réalités socioculturelles africaines dans les élaborations institutionnelles et législatives, les élites françaises étaient majoritairement favorables au maintien de l’esprit des institutions métropolitaines dans les colonies. Le penchant mimétique du colonisé, décrit par Frantz Fanon dans Peaux noires, masques blancs 3, a fait le reste. Pour l’anthropologue Jean-Pierre Oliver de Sardan, dans les comportements à l’égard de leurs propres populations, les élites bureaucratiques africaines n’ont pas échappé à ce qu’il qualifie de « bureaucratie du mépris » héritée de la colonisation.
Dans mon ouvrage Repenser le statut du travail. Une contribution africaine 4, je soutiens que le carcan dans lequel les politiques publiques mondialisées enferment l’Afrique constitue un terreau pour le souverainisme et le populisme. Je pense fermement que les politiques de flexibilité du travail exportées de manière uniforme dans le monde entier sont la traduction du concept américain « d’at-will employment » (emploi à discrétion) qui correspond au mode d’organisation des entreprises américaines et au libertarianisme anglo-saxon. En Afrique, nous sommes plutôt en présence d’une conception communautaire de l’entreprise, peu compatible avec les techniques vendues par le management moderne comme l’éclatement des collectifs de travail et la compétition entre travailleurs. Parlant de l’exportation de modèles, Kako Nubukpo écrit dans L’urgence africaine, changeons de modèle de croissance 5 que « l’une des faiblesses des diagnostics du FMI et de la Banque mondiale en Afrique est sans nul doute l’incapacité de ces institutions à replacer l’Afrique dans une histoire longue, celle qui permet d’entrer en résonance avec les pratiques séculaires, la rationalité profonde et les façons de se projeter dans le futur ».
Des valeurs comme la liberté, la dignité et la justice sont universelles, mais elles s’expriment dans des déclinaisons variées. Si en Europe, la liberté est une valeur suprême au-dessus de toutes les autres, comme l’écrit Muriel Fabre-Magnan dans L’institution de la liberté 6, dans les sociétés musulmanes, elle doit être conciliée avec le respect des « bonnes mœurs ». Dans les pays asiatiques marqués par le confucianisme, la liberté ne prédomine pas sur les besoins d’harmonie et de cohésion sociale. Ceci nous rappelle la sagesse de Claude Lévi-Strauss qui indiquait dans Race et histoire 7 l’importance de la diversité des cultures, « sans laquelle l’humanité serait menacée de stagnation et d’épuisement ». Pour lui, « les relations entre les sociétés se caractérisent par une double tension entre les affinités et la convergence d’une part et le particularisme d’autre part ».
En conclusion, il apparait que même si le souverainisme donne parfois lieu à des décisions de portée stratégique, ce n’est pas un programme politique cohérent, mais plutôt un discours réactif. Il n’a pas la force, la légitimité et la capacité fédératrice qu’a pu avoir le mouvement pour les indépendances après la Seconde Guerre mondiale. Il flirte parfois avec l’autoritarisme et la remise en cause de la démocratie, jugée par les plus radicaux comme incapable d’apporter des solutions efficaces aux problèmes africains. Il est difficile de prédire la direction que prendra le mouvement, mais il est probable que l’idée d’une limitation du rôle des acteurs extérieurs dans les processus domestiques continuera d’être portée par les sociétés civiles africaines.
Ousmane SIDIBÉ
Professeur de droit Ancien directeur de l’ENA et ancien Commissaire aux réformes institutionnelles au Mali Auteur de Repenser le statut du travail. Une contribution africaine, préf. d’Alain Supiot, Éditions de l’Atelier, 2023 (distinction du Prix Francis Blanchard 2023)
- René Dumond, L’Afrique noire est mal partie, Le Seuil, 1962. ↩
- NDongo Samba Sylla et Fanny Pigeaud, L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, Éditions La Découverte, 2018. ↩
- Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Le Seuil, 1952. ↩
- Ousmane Sidibé, Repenser le statut du travail. Une contribution africaine, Éditions de l’Atelier, 2023. ↩
- Kako Nubukpo, L’urgence africaine, changeons de modèle de croissance, Odile Jacob, 2019, p. 39. ↩
- Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, 2018, réd. 2023. ↩
- Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952. ↩



















