Entre désert et Méditerranée, l’Algérie fabrique à chaque génération et avec une régularité imperturbable des poètes et des écrivains de génie. Que ceux qui en doutent lisent donc « Les mots migrateurs » du regretté Tahar Djaout, assassiné par les islamistes en 1993… Malheureusement, avec la même régularité imperturbable, l’Algérie exile, emprisonne ou tue parfois ces mêmes écrivains et poètes. Et plus ils sont géniaux, plus ils sont ciblés par la violence, violence des terroristes ou bien violence de l’État (on ne sait plus très bien, de la mouvance islamiste ou de l’appareil gouvernemental, qui est l’idiot utile de l’autre). Bientôt, on mesurera le talent des auteurs algériens à l’aune des persécutions qu’ils subissent et leur séjour en prison aura valeur de prix littéraire… Comment expliquer rationnellement cette triste propension algérienne à tourmenter ses meilleurs littérateurs ?
France/Algérie : « grand remplacement » contre « grand effacement »
La littérature algérienne, c’est le passé de l’Algérie qui vient irriguer son présent et fertiliser son avenir. Et c’est cela que voudrait oblitérer le régime algérien, dans un processus autodestructeur qui ne manque pas d’interroger. On retrouve en France une haine semblable des élites politiques à l’égard de leur propre culture : alors que le très européiste président français affirme « qu’il n’y a pas de culture française », le très anti-français président algérien justifie la détention arbitraire de Boualem Sansal et les poursuites judiciaires farfelues visant Kamel Daoud. On se demande bien pourquoi les deux chefs d’État ne s’entendent pas mieux dans la mesure où ils communient dans le même mépris à l’égard de la culture des pays dont ils ont respectivement la charge…
Si certains, dans l’hexagone, craignent un « grand remplacement » ethnique ; ce qui menace l’Algérie est bien plus préoccupant : c’est le « grand effacement », le grand effacement de la culture algérienne. En effet, un peuple peut se métisser et ce n’est pas funeste si sa langue, ses traditions et ses arts perdurent chez le nouveau peuple issu de ce métissage : les gaulois ont ainsi fait de très bons sénateurs romains et les barbares francs ont donné de grands rois ! En revanche, un pays qui condamne ses auteurs condamne sa propre culture à l’anéantissement : c’est un suicide civilisationnel, un génocide artistique. Demeure ensuite un peuple vidé de lui-même qui, à terme, disparaîtra car il n’aura plus rien à transmettre.
Il appartient désormais au peuple algérien de ne pas se laisser spolier de son prestigieux héritage littéraire par des cacochymes corrompus qui souhaitent détruire le pays avant de disparaître.
On ne peut pas faire l’économie de la poésie
L’Algérie, grâce à ses ressources énergétiques et avec sa population jeune et industrieuse, possédait les atouts pour devenir une terre d’immigration qui aurait pu accueillir, comme Dubaï, les jeunes entrepreneurs français rêvant de faire fortune et fuyant une France macronienne au stade terminal de la désindustrialisation… Mais le tournant de l’essor économique, élément indispensable du « hard power » pour une jeune nation ambitieuse, a été raté. Raté par la faute d’une caste de vieillards kleptocrates qui a détourné la manne gazière et pétrolière à son profit exclusif, laissant une large partie de la jeunesse sans emploi et sans perspective d’avenir. Ainsi, d’innombrables jeunes hitistes tiennent toujours les murs des villes algériennes, des murs dont certains ont trop de sable et pas assez de ciment… Au passage, il convient de rappeler que lesdits hitistes ne sont pas tous, loin de là, des paresseux et des bons à rien : beaucoup n’ont tout simplement pas eu la possibilité de poursuivre des études, tandis que d’autres, très nombreux également, sont diplômés mais voient leur accès au marché du travail bouché par le népotisme (priorité à l’emploi est accordée à la progéniture des affidés du régime).
Qu’à cela ne tienne ! L’économie n’est pas tout ! A défaut de quitter le groupe des pays émergents pour rejoindre le club restreint des pays développés, l’Algérie aurait pu rayonner bien au-delà de ses frontières par l’aura de ses écrivains, dont beaucoup sont de stature mondiale. Eh bien non ! Le plus vaste pays du Maghreb est en train de rater également le train du « soft power » par la faute de la même caste prédatrice qui a bloqué le développement économique. En effet, c’est le gouvernement algérien lui-même qui, par l’intermédiaire d’une justice aux ordres, mène une guerre sans merci contre les plus éminents auteurs locaux ! Tandis que Boualem Sansal est en prison pour des accusations totalement fantaisistes que même Vychinski, procureur stalinien, n’aurait pas osé énoncer lors des « Procès de Moscou », Kamel Daoud est poursuivi judiciairement pour des motifs tout aussi kafkaïens. Quant à Kamel Bencheikh, qui pourrait croire que sa liberté et son intégrité physique seraient préservées si jamais lui venait l’idée saugrenue de faire un séjour dans son pays natal ?
Avoir un talent littéraire semble désormais suffire pour être considéré comme un criminel par Alger : on comprend aisément pourquoi les élus LFI qui s’y rendent ne risquent rien de la part du régime en place… Yasmina Khadra, en ce qui le concerne, reste toutefois épargné par la répression qui vise le monde littéraire, mais au prix d’une grave torsion des vertèbres lombaires et d’un torticolis sévère, tant il a fait de courbettes devant le président Tebboune et tant il a détourné la tête pour ne pas voir Boualem Sansal dans sa cellule. Faire des salamalecs devant le pouvoir, c’est faire le sale mec pour se promouvoir. Et si la vie de Yasmina Khadra a encore cours auprès des autorités algériennes, c’est parce qu’il est devenu un écrivain de cour…
Les cris vains de la dictature contre l’écrivain et la littérature
En 1794, Lavoisier, créateur de la chimie moderne, était condamné à mort pendant la période révolutionnaire dite de la « Terreur ». Alors qu’il demandait un sursis pour terminer une expérience avant d’être exécuté, le scientifique se serait vu répondre par le Tribunal révolutionnaire que « la République n’a pas besoin de savant ! ». Peu de temps après, c’était au tour du poète André Chénier d’être guillotiné.
Qui se souvient encore du nom des geôliers de Voltaire ? Les lettres des écrivains sont toujours justes et les lettres de cachet sont juste des écrits vains. Il y a en bas les poubelles de l’Histoire et il y a en hauteur (en auteur) les étagères des bibliothèques : le nom des gérontocrates algériens sera oublié qu’on lira encore Boualem Sansal car les tyrannies sont mortelles, tandis que la littérature est éternelle.
Marc Hellebroeck
Enseignant