Le 1er mai 2002, dans l’entre-deux-tours de la présidentielle et à la suite du désormais célèbre 21 avril, plus de 1 300 000 personnes défilaient dans la rue selon les pouvoirs publics. Quinze ans plus tard, dans une configuration électorale proche, la mobilisation fut nulle. Nous n’avons pas vu de cortèges pour « faire barrage par leur vote à Marine Le Pen » comme ce fut le cas à l’égard de son père. Que s’est-il passé au cours de cette décennie et demie ? Le FN a-t-il conquis les esprits ou le rapport à cette formation politique ainsi qu’à ses représentants a-t-il évolué vers une forme d’indifférence ?
À quelques mois de l’élection présidentielle de 2022, revenons sur le rapport des Français au Rassemblement national. Aborder ce sujet revient souvent à emprunter un terrain traversé d’émotions. Tentons, ici, d’objectiver la situation du RN d’un point de vue d’opinion et de comportements électoraux. La thèse que nous développerons ici sera la suivante : certes nous observons une montée tendancielle du RN mais également, et surtout, une forme d’apathie de la part d’électeurs à son endroit.
Si l’on effectue un regard rétrospectif, apparaissent quelques évolutions. Au risque d’adopter une approche quelque peu scolaire, suivons la chronologie.
Le congrès de Tours, en 2011, une passation de pouvoir entre Jean-Marie et Marine qui dépasse le strict cadre du changement de prénom
Certaines villes sont porteuses d’histoire. Celle de Tours en fait partie. Et s’il ne s’est pas agi, lors de ce congrès, de scission du FN cette formation politique a opéré un changement net de doxa. Au diptyque immigration/sécurité structurant son discours, sont venus s’ajouter des thèmes économiques, sociaux, laïcs. Ces approches, s’inspirant plus de la protection que du libéralisme, ont recueilli un accueil positif de la part de franges de populations adeptes d’une ligne d’interventionnisme en matière économique.
À ce titre, dès les élections cantonales de mars 2011, on observait :
- Que le FN pouvait réaliser de bons scores quand bien même leurs candidats n’étaient pas identifiés (15,1 % en moyenne sur le territoire, 19,2 % en moyenne là où ils présentaient des candidats soit dans 1 441 cantons sur 2 0271). Déjà, on constatait que certaines règles de sociologie électorale étaient amendées. Le conseiller général, vu comme une sorte de notable politique présent dans son canton et agrégeant des voix plus sur son nom que sur son étiquette, se voyait concurrencé par un candidat inconnu qui, parfois, n’avait pas même pris le temps de faire campagne. À tout le moins, le candidat soutenu par le FN avait-il pris soin de faire barrer son affiche de campagne d’un « avec Marine Le Pen » et/ou « Front national ». Rien de plus. La proximité affichée avec cette formation suffisait à créer une dynamique électorale2.
- Que le FN attirait, déjà, 20 % des personnes issues des catégories populaires, 26 % de celles disposant d’un diplôme inférieur au bac (ou non diplômées) et 12 % des électeurs ayant voté UMP lors de la dernière consultation électorale3.
- Certes le contexte était porteur (mais s’agit-il d’une exception ?) et les Français plus inquiets que ne pouvait refléter la couverture médiatique des printemps arabes4, mais ces seuls faits conjoncturels ne peuvent valoir explication comme une forme d’exception. La formation d’extrême droite entamait une relation aux Français les appelant à moins considérer qu’il fallait impérativement « faire barrage ».
- En 2011, le FN est présent au deuxième tour dans 403 cantons. Si l’abstention, dans les cantons en question, baisse (passant de 59,4 % à 56,1 %) la part des non exprimés augmente (passant de 2,6 % à 8,8 % des votants ou 1 % à 3,3 % des inscrits). Donc déjà, à cette époque-là, le refus de choisir entre un vote FN et le vote pour une autre formation politique se faisait jour.
2014, confirmation de la marque d’apathie à l’égard de la montée du FN
Les élections européennes de 2014 ont constitué un moment triplement important.
- Important car le FN est arrivé en tête. Pour la première fois, ce scrutin semblait sourire à cette formation politique. Quand bien même Jean-Marie Le Pen obtint sa première percée électorale nationale (11 % des suffrages exprimés), la force politique qu’il incarnait n’était jamais parvenue à obtenir des résultats nettement plus importants (11,7 % en 1989, 10,5 % en 1994, 5,7 % en 1999, 9,8 % en 2004 et, enfin, 6,3 % en 2009) souffrant la plupart du temps de la présence d’une liste souverainiste.
- Important car les intentions de vote montraient depuis quelques semaines en amont que la probabilité que le FN arrive en tête était élevée. Et que cette hypothèse n’a entrainé ni sursaut de mobilisation électorale de la gauche, ni hésitation manifeste de la part des électeurs se positionnant à droite sur l’échiquier politique (et notoirement proches de l’UMP) et accordant leur suffrage à la formation lepéniste. Quand bien même ils savaient qu’avec ce comportement électoral ils pouvaient participer à faire que la plus grande délégation française au Parlement européen soit issue du FN, leur attitude n’a pas évolué.
- Important, enfin, car après le scrutin il ne s’est rien passé. Par rien, entendons aucune réaction politique majeure. François Hollande n’a pas pris la parole pour indiquer qu’il ferait en sorte que la voix de la France à l’Europe s’inscrive dans le sillage de ce qu’il a toujours porté : une volonté de participer au renforcement de l’UE. Le Président, d’ailleurs, n’a pas été appelé à se positionner de la sorte. Nous n’avons pas assisté à des mobilisations sociales, pétitions ou autres tribunes appelant à une vigilance, à un suivi de ce que seraient les actions des députés européens FN. Cette force politique, première force électorale dans un scrutin national, n’a pas généré de tensions nettes d’opinion.
Premiers éléments montrant la pénétration du FN au sein du monde « représentatif » : les sénatoriales de 2014
La grille de lecture que nous avons proposée concernant les cantonales de 2011 peut être appliquée ici. Le sénateur est souvent une personnalité identifiée dépassant le strict cadre des formations politiques, implanté sur « son » territoire et apprécié pour sa personnalité. Ces traits de caractéristiques étant plus marqués dans les zones rurales qu’urbaines. Sur le papier le mode de scrutin ne devrait pas favoriser le FN : un vote obligatoire, un collège électoral composé d’élus. Pour autant, cela n’a pas empêché le Front national de voir élire deux sénateurs portant son étiquette. Stéphane Ravier (dans les Bouches-du-Rhône) et David Rachline (dans le Var) deviennent les deux premiers élus d’extrême droite de la haute assemblée depuis la création de la Cinquième République.
L’analyse du Monde étant pertinente, nous la reproduisons ici5 : « En tout, le parti d’extrême droite réunit 3 972 suffrages de la part des grands électeurs, alors même qu’il ne disposait que d’un millier de voix acquises. Il quadruple donc son réservoir théorique de voix. Dans certains départements, les scores sont édifiants lorsque l’on met en regard le nombre de grands électeurs dont disposait le FN – selon le décompte du parti – et les voix obtenues. Ainsi, dans le Var, le parti lepéniste disposait de 215 grands électeurs. David Rachline a recueilli 401 voix. Dans les Bouches-du-Rhône, Stéphane Ravier pouvait compter sur 210 grands électeurs, selon le décompte du FN. Il devient sénateur avec 431 voix. La même chose s’est passée dans les départements où le FN n’a pas eu d’élus. Par exemple, dans l’Ain, le parti avait trois grands électeurs. Il recueille 68 voix. Dans l’Aisne, il y avait 37 grands électeurs FN, pour un résultat de 167 suffrages. Dans le Vaucluse, le Front national disposait de 90 grands électeurs. Il recueille 127 voix. De tels scores signifient que le Front national a su séduire au-delà de son camp. Il a su convaincre des « grands électeurs » qui sont souvent des « petits élus », pour beaucoup sans appartenance partisane. »
Au final, en 2014, le FN a recueilli 3 972 voix, contre 1 292 en 2011, 414 en 2008 et 392 trois ans plus tôt.
2015, la fin du front républicain
25 %. C’est le pourcentage recueilli par le FN au premier tour des cantonales6. Il passe, dans les cantons où il est présent au deuxième tour, de 3 648 873 voix à 4 896 750 voix (en 2011, le FN recueille 19,2 % des voix au 1er tour dans les cantons où il se présente et ses candidats se retrouvent au second tour dans 394 cantons en dépit du relèvement du seuil de qualification). En trois ans, la progression du Front national est incontestable. Tout comme est incontestable que ce scrutin n’était pas sur le papier celui de prédilection pour cette formation politique, et pour autant elle parvient à inscrire les comportements électoraux dans de nouvelles logiques. Ou, plus précisément, ils arrivent à consolider des comportements électoraux nouveaux : d’un vote marqué par la personnalité à un vote sur étiquette. Là encore le vote massif en faveur des candidats de cette formation politique ne suscite pas de mouvement électoral net au deuxième tour. Ni en termes de participation, ni de « vote contre » le FN (+0,2 point d’abstention au second tour).
Au premier tour des régionales de 2015, le FN recueille plus de 6 millions de voix, soit 27,73 % des suffrages exprimés. Il s’agit de la première force politique. Il progresse même de plus de 800 000 voix entre le premier et le second tour et stabilise son score moyen (27,1).
Dans le détail, on peut voir que les listes FN ont recueilli moins de suffrages au deuxième tour qu’au premier uniquement dans deux régions : l’Île-de-France (à ce titre la campagne d’entre-deux-tours a entrainé un déport de voix d’électeurs du FN vers la liste conduite par Valérie Pécresse) et la Corse. Partout ailleurs une progression en voix. La croissance de la mobilisation au deuxième tour (malgré tout 41,59 % d’abstention contre 49,91 % au premier) n’a pas entrainé une forte baisse du poids du Front national. Il progresse déjà dans deux régions où il avait obtenu de bons résultats au premier tour (Nord-Pas-de-Calais – Picardie progressant de 1,59 point alors même que cette liste avait réuni 40,64 % des exprimés. De même en PACA, la liste conduite par Marion Maréchal Le Pen passant de 40,55 % à 45,22 %) (tableau 1).
Les partielles sous le quinquennat de François Hollande ou la confirmation du phénomène
En général, les élections partielles sont, du fait de la faible mobilisation électorale, souvent considérées comme moins instructives que les grandes consultations nationales. À raison, on a pu observer au cours du mandat de François Hollande la difficulté des candidats du PS à se qualifier pour le second tour, voire à gagner. Comme fréquemment depuis 1981, les soutiens de la majorité en place font face à des difficultés électorales lors des partielles.
Ce qui nous frappe au cours de la séquence 2012/2017 c’est, ici aussi, le triple phénomène relatif à l’égard du FN : croissance du score par rapport à l’élection de référence, croissance de l’abstention au second tour, croissance des non exprimés dans le cadre de duels.
À titre d’illustration : dans la deuxième circonscription de l’Oise, Florence Italiani (FN) obtenait 23,23 % des suffrages au premier tour en juin 2012. En pourcentage comme en voix, une baisse a été constatée au second tour (22,18 % des exprimés). On pourra arguer que la peur de la gauche voire le positionnement de Jean-François Mancel (LR) a joué. On remarquera toutefois qu’en mars 2013 non seulement la candidate voit son score de premier tour progresser de plus de trois points par rapport à celui obtenu neuf mois plus tôt, mais également qu’au deuxième tour elle tangente avec les 50 % (48,59 %), enfin que plus de 10 % des personnes s’étant déplacées ont déposé un bulletin blanc ou nul.
Dans la troisième circonscription du Lot-et-Garonne, le FN de juin à mars passe au premier tour de 15,71 % à 26,04 (et progresse même en voix). 14,25 % des personnes se déplaçant au second tour en 2013 déposent un bulletin non exprimé dans l’urne.
En Haute-Garonne (3e), le FN passe de 7,81 % à 9,59 % dans une terre « hostile », dans le Nord (21e) de 14,08 % à 18,09 %, se qualifie pour le second tour et – alors que s’affrontent un candidat UDI et un frontiste (qui gagne des voix), l’abstention progresse de deux points et plus de 6 % des votants déposent un bulletin blanc ou nul. Même schéma dans la 3e circonscription de l’Aude : le FN progresse de 10 points entre 2012 et 2014 (passant de près de 18 % à plus de 27 %), se qualifie dans la partielle au second tour, progresse de près de 10 points alors même que blancs et nuls comme abstention évoluent nettement entre les deux tours.
2017, la double victoire de Marine Le Pen
La présidentielle de 2017 s’inscrit dans la logique des scrutins précédents. Commençons peut-être par le deuxième tour. 10 638 475 personnes ont voté pour la candidate du FN contre 7 678 491 au premier tour. Soit une progression de près de 3 millions de voix. Marine Le Pen voit ensuite son score passer de 21,3 à 33,9 % des suffrages exprimés. Près de 14 points de plus alors même que le débat d’entre-deux tours ne peut être considéré comme ayant été gagné par la candidate. Il a même tourné en faveur d’Emmanuel Macron si l’on en croit nos enquêtes7. L’essentiel n’est peut-être pas là. Il est probablement essentiel de se souvenir qu’en 2002 Jean-Marie Le Pen avait vu son score progresser de moins d’un point (passant de 16,9 % à 17,8 %) et qu’il n’avait gagné qu’un peu plus de 720 000 suffrages (pour atteindre 5 525 034 voix8). L’essentiel, en fait, se situe dans l’apathie. 20 % des électeurs se sont abstenus la première fois que l’extrême droite était présente au deuxième tour, plus de 25 % quinze ans plus tard. L’abstention n’a jamais été à un tel niveau à une élection présidentielle. Hormis en 19699, jamais elle n’a progressé entre le premier et le deuxième tour (figure 1).
Un peu plus de 1 769 000 personnes avaient voté blanc ou nul en 2002 au deuxième tour. Plus de 4 millions de Français ont adopté la même attitude en 2017. 12 personnes sur 100 se sont déplacées pour déposer un bulletin non exprimé. Ont refusé de choisir entre un candidat Emmanuel Macron dont les traits d’image étaient moins astringents que ceux de Jacques Chirac en 2002. Jamais autant de bulletins blancs et nuls n’ont été comptabilisés dans le cadre d’une élection présidentielle (figure 2).
Dans ce contexte, le score du premier tour peut presque paraitre anecdotique. Les 21,3 % de suffrages recueillis au premier tour dépassent largement les 17,9 % de 2012 ou encore les 16,9 % de 2002. Avec plus de 7 millions de voix, jamais l’extrême droite n’a vu autant de bulletins à son nom déposés dans les urnes.
2017 constituera donc pour le FN : la première élection à plus de 7 millions de voix sur son nom au premier tour, un record d’abstention et de blancs et nuls alors même que la formation politique est présente au second. Et ceci, sans mobilisation de masse telle que celle que nous avions pu voir le 1er mai 2002 par exemple.
Même dans un contexte d’abstention massive (51,3 %), on ne peut occulter la singularité du vote FN en 2017 aux législatives. Certes – comme à chaque législative – le FN réalise un score bien inférieur à celui du scrutin précédent (13,2 %), cependant pour la première fois, ses députés ont été élus en duel. Pas un. Tous. Dans toutes les circonscriptions, on assiste (alors même que le duel n’opposait pas une personne de droite au FN mais bien du centre) : à une croissance de l’abstention (entre 0,5 point et plus de 7 points), à une baisse des exprimés, à une progression en voix du candidat ou de la candidate FN en dépit du recul du nombre d’électeurs (tableau 2).
Sénatoriales de 2017 : pas d’élus mais des voix… qui n’auraient pas « dû » arriver aux candidats du RN
Il arrive que des électeurs se « ressaisissent ». Ou qu’une poussée observée chez les Français ne se manifeste pas auprès d’autres catégories de population. Si, à la différence de 2014, le FN n’a pas obtenu d’élu aux élections sénatoriales de 2017, observons qu’il a « surperformé » au regard de son potentiel de départ. On peut rappeler ici encore le mode de scrutin particulier (élections par des grands électeurs avec obligation de vote). Pour autant, sur le papier, le FN ne pouvait s’appuyer que sur environ 700 grands électeurs dans les départements où il présentait des candidats (en France métropolitaine 39 sur 42). Il a pourtant obtenu 2 026 voix, enregistrant une progression d’environ 60 % par rapport à 2011.
Dans son communiqué, le FN indique que « Parmi les hausses les plus significatives, on peut signaler l’Essonne (de 18 voix en 2011 à 87 voix en 2017), la Haute-Loire (de 7 à 24 voix), le Pas-de-Calais (de 101 à 260 voix) ou encore les Pyrénées-Orientales (de 27 à 56 voix). Enfin, deux listes de rassemblement, conduites par des élus de droite mais présentées par le Front national, ont permis respectivement de passer de 45 à 122 voix (Isère) et de 64 à 107 voix (Seine-et-Marne). »
Le débat raté de Marine Le Pen dans l’entre-deux tours de la présidentielle n’a pas empêché la poursuite de la poussée du FN.
Européennes de 2019 : bis repetita
Ce ne fut pas une surprise. Les différentes enquêtes d’opinion et d’intentions de vote menées en amont du scrutin ont pu montrer la forte probabilité du RN d’arriver en tête des élections européennes. Pour la deuxième fois, à un scrutin comparable, le RN était en tête du scrutin. Pour la deuxième fois, nous n’avons noté aucune réaction d’opinion. Alors même que la première délégation française au Parlement européen était constituée d’élus d’extrême droite, profondément critiques – pour ne pas dire plus – à l’égard de l’Europe la classe politique n’a pas fortement réagi. Pas plus que les Français.
Est passée sous silence également, une légère modification de la structuration de la composition des électeurs des listes
FN/RN de 2014 et 2019. Et notamment un vieillissement de cette population. Jusqu’à présent, les personnes âgées de plus de 50 ans étaient doublement rétives à voter FN/RN aux élections européennes. D’une part structurellement, car les jeunes plus les personnes âgées étaient enclines à voter pour cette formation politique. D’autre part « conjoncturellement » car cette génération apportait un regard plus positif à l’égard de l’Europe que le reste de la population française.
Les municipales de 2020 un vrai échec du RN ?
Les élections municipales peuvent apparaitre, au premier regard, comme une défaite du RN. Ou, à tout le moins, une absence de victoire. Il semble important de considérer quatre éléments : un effet de la Covid sur la participation des proches du Rassemblent national, une offre électorale plus réduite qu’en 2014, une victoire nette dans la plupart des villes gérées par un élu proche de cette formation politique, une apathie à la suite des reconductions voire la victoire de Louis Aliot.
42 % des Français estimaient le jour du premier tour que le risque était élevé d’être exposé au coronavirus en se rendant dans un bureau de vote (62 % des abstentionnistes mobilisaient cet argument comme principale explication).
Ce furent les électeurs de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle comme les proches du RN qui exprimaient le plus intensément cette crainte (respectivement 56 % et 57 % d’entre eux).
L’absence d’une part importante de cet électorat au niveau national est à considérer et ce d’autant plus que l’offre politique était plus faible qu’en 2014 (sensiblement 600 candidatures lors de la précédente consultation contre 400 cette fois-ci).
À Fréjus, avec 50,6 %, le maire David Rachline est reconduit dès le premier tour. Il avait, en 2014, été élu au deuxième tour avec 45,55 % des voix. Sont également réélus au premier tour Steeve Briois à Hénin-Beaumont (74,21 % des voix contre 50,25 % six ans auparavant), Joël Hébrard au Pontet (57,2 %, 42,62 % au cours du scrutin précédent. Il l’emportait au second tour avec 7 voix d’avance), Julien Sanchez à Beaucaire (passant de 30,81 % au second tour à 59,5 % au premier cette fois-ci), Franck Briffaut à Villers-Cotterêts (de 41,53 % à 53,46 %) ou encore Philippe de Beauregard à Camaret-sur-Aigues (doublant presque son score passant de 36,51 % au deuxième tour de 2014 à 70,22 % au premier de 2020). Nous pourrions ajouter la réélection, dès le premier tour, de Robert Ménard à Béziers avec près des deux tiers des suffrages en sa faveur. Arrêtons-nous sur le cas de Perpignan. Dans cette commune de plus de 100 000 habitants, les ambitions de Louis Aliot ne faisaient pas mystère. Recueillant près de 45 % des suffrages au deuxième tour en 2014 après être arrivé en tête au premier, l’élection de l’ancien dirigeant du FN n’a constitué en rien une surprise. Les intentions de vote montraient cette hypothèse comme probable. Les reportages dans les médias tant nationaux que locaux également. Et pour autant, l’élection d’un candidat proche du RN se fit. Alors qu’elle était anticipable, elle n’a engendré aucune mobilisation particulière. Les plus de 53 % des suffrages accordés à la liste Aliot s’inscrivent dans un contexte certes marqué par la Covid mais où plus d’un électeur sur deux ne s’était pas déplacé. La dernière fois qu’une ville de 100 000 habitants avait élu un maire FN remonte à il y a plus de vingt ans. Jean-Marie Le Chevallier devient le premier représentant d’extrême droite à diriger une commune d’une telle envergure. Toulon, mais aussi Orange, Vitrolles ou Marignane comme des symboles. Les « comités de résistance » ou autres observatoires des villes gérées par le FN n’ont pas été réactivés à la suite de la victoire de Louis Aliot en 2020. Le nouveau maire de la préfecture des Pyrénées-Orientales a même pu s’offrir le luxe d’ouvrir les musées alors même que les dispositions prises dans le cadre de la situation sanitaire le lui interdisait. En d’autres temps, assurément, un doute fort aurait été émis quant à la sincérité de la démarche (un représentant du RN valorisant la culture pouvant être vu comme a minima un acte de communication orthogonal avec les valeurs qu’il défendrait). Tel n’a pas été le cas. Nous sommes bien loin des débats de 1995 où les artistes se demandaient, par exemple, s’ils allaient participer aux festivals d’Orange ou de Toulon.
Derrière les régionales de 2021 se cachent les départementales
« Quoi ! Tu regardes la paille dans l’œil de ton frère ; et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? ». Telle est la phrase qui peut venir à l’esprit lorsque l’on écoute les commentaires au lendemain des élections de 2021. Car la lecture ayant été adoptée par nombre d’analystes se focalisait sur les élections régionales et non sur le résultat des élections départementales. Sur ce point, observons que les tendances identifiées préalablement persistent. Même si le score du RN a été en forte baisse par rapport aux scrutins de 2015 relevons malgré tout différents points. Le Rassemblement national progresse en nombre de voix dans la plupart des cantons où ses candidats sont qualifiés au second tour (dans 507 cantons sur 568). Dans l’ensemble du territoire, à périmètre comparable, le RN gagne plus de 219 000 voix et voit son score moyen passer de 28,2 % à 33 %. Dans les cantons concernés, la participation a évolué sensiblement à l’identique que dans le reste de la France (+1,3 contre +1,2) et le nombre de blancs et nuls également (2,5 % des votants contre 2,9 % au niveau national). Aussi, là encore, le RN progresse globalement dans les cantons où il est présent. Et il n’y a pas de front républicain massif à relever10. On notera enfin que, même si leur nombre est faible11, tous les élus RN l’ont été dans le cadre de duels et non de triangulaires.
Bien audacieux celui qui peut aujourd’hui s’avancer avec certitude et prédire ce que sera le score de Marine Le Pen à la prochaine présidentielle – voire de sa présence au second tour. La campagne, la sienne comme celles des autres, la capacité même d’Éric Zemmour à se présenter détermineront le résultat final de la candidate d’extrême droite. Pour autant… la présence d’Éric Zemmour rend plus faible encore l’éventuelle appréhension qui pourrait exister à l’évocation d’une Marine Le Pen élue Présidente de la République. Si la candidate du RN apparait toujours d’extrême droite pour 69 % des Français (soit 5 points de plus que la manière dont le polémiste est qualifié), elle bénéficie de traits d’image nettement plus valorisants que son compétiteur direct : respectueuse (45 %, +14 points), courageuse (59 %, +13), comprend bien les préoccupations des Français12 (41 %, +11), sympathique (43 %, +11) ou encore : ferait une bonne Présidente de la République (39 %), rassurante (38 %), a de bonnes idées pour la France (45 % !)….13 Voir, comme cela, entre un tiers et la moitié des Français qualifier positivement Marine Le Pen constitue une illustration complémentaire d’une forme si ce n’est d’adhésion au moins d’apathie.
Électoralement, en se projetant vers le futur, cette apathie se caractérise par… une non-intention de vote. Ainsi, dans l’hypothèse d’une présence de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron au second tour, 55 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ne s’exprimeraient pas, 45 % de ceux d’Anne Hidalgo, 42 % de ceux de Yannick Jadot et même 29 % de ceux de Valérie Pécresse.
Dans la même veine, on observe que Marine Le Pen n’est pas l’épouvantail. Ainsi, lorsque l’on propose aux Français de se saisir d’un bulletin de vote virtuel pour disqualifier un candidat, 22 % ne choisissent personne. La candidate du RN n’est que le quatrième réceptacle d’un vote négatif (10 %), derrière Éric Zemmour, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Et encore, dans le détail, ce sont essentiellement des électeurs potentiels d’Éric Zemmour qui tactiquement adopteraient ce comportement14.
Un sondage n’est pas un vote. La déclaration de décembre n’est pas la réalité d’avril. Mais le simple fait que des électeurs – de gauche qui plus est – refusent pour près d’un sur deux de choisir entre un candidat (fusse-t-il posé au centre droit) et une candidate qu’ils qualifient d’extrême droite constitue un signal à considérer. Et une preuve supplémentaire, si besoin était, de l’affadissement d’un front républicain qui semble d’autant moins efficace que Marine Le Pen apparait souvent comme… républicaine et qu’elle peut être qualifiée – dans les sondages – au second tour sans que cela ne génère de forts remous d’opinion
Jean-Daniel Lévy
Directeur délégué Harris Interactive France
Stratégies politiques et d’opinion
- Soit 1 379 902 voix. ↩
- On a pu, d’ailleurs, le voir en février 2015 lors de la législative partielle dans la quatrième circonscription du Doubs (d’où était issu Pierre Moscovici). Les électeurs ont porté au second tour la candidate inconnue Sophie Montel. Avec plus de 32 % des suffrages, la représentante du FN recueillait, en majorité relative, le plus de voix. Dans un contexte de croissance de la mobilisation (10 points de plus au deuxième tour avec 49 % de participation) la candidate a vu le nombre de voix en sa faveur progresser et passer de 8 382 à 14 641 (soit 6 259 de plus alors que l’on a comptabilisé une croissance de « seulement » 4 435 voix au second tour par rapport au premier). Au final son score atteignait 48,6 %. L’inconnue frôlait la victoire, le sursaut de mobilisation lui était favorable. ↩
- http://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2015/10/Results_HIFR_cantonales_15032011.pdf ↩
- 69 % des Français se déclaraient inquiets, dont 70 % des proches du FN, 71 % des catégories populaires. ↩
- https://www.lemonde.fr/politique/article/2014/09/29/senatoriales-le-fn-a-ratisse-bien-au-dela-de-ses-grands-electeurs_4495975_823448.html ↩
- Soit 5 142 177 voix. ↩
- PowerPoint Presentation (harris-interactive.fr) 42 % des Français ayant vu le débat indiquaient qu’ils avaient été convaincus par Emmanuel Macron, 28 % par Marine Le Pen. ↩
- Rappelons que, même si le transfert ne s’est pas effectué à 100 %, Bruno Mégret avait recueilli 667 043 voix. ↩
- Affrontement entre Georges Pompidou (44,5 % des voix au premier tour) et Alain Poher (23,3 %). Jacques Duclos (candidat communiste avec 21,3 % des voix) avait, avec le Parti communiste, édité une affiche « Bonnet blanc, blanc bonnet » et appelé – ce fut la première fois qu’un candidat adoptait cette position – à l’abstention au second tour. ↩
- C’est dans le 21e canton du Maine-et-Loire où la baisse est la plus nette. -3,5 points entre les deux tours. On ne peut parler d’une inversion de tendance. ↩
- 13 binômes élus au total en France contre 31 en 2015. ↩
- On ne soulignera jamais assez la prégnance de ce thème dans l’appréciation des responsables politiques. ↩
- https://harris-interactive.fr/opinion_polls/barometre-dintentions-de-vote-pour-lelection-presidentielle-de-2022-vague-25/ ↩
- https://harris-interactive.fr/opinion_polls/un-president-epatant-test-dune-methode-de-vote-alternative-a-lelection-presidentielle-vague-1/ ↩