Alors que les bruits de guerre ne cessent aujourd’hui de se faire entendre aux frontières de l’Ukraine et de la Russie, un épisode oublié des tensions entre les puissances autour de la question de l’adhésion d’une ancienne province de l’Empire russe à la Société des Nations revient à l’esprit1. Dès cette époque, l’instrumentalisation d’une menace russe, d’une guerre fantôme qui n’aura jamais lieu, permet à certains des alliés de la France de lui forcer la main et de la contraindre à suivre leur propre politique d’adhésion à une organisation internationale. À plus de cent ans de distance, cet épisode est d’une actualité des plus brûlantes.
Au cours de la Première Guerre mondiale, les provinces baltes de l’Empire russe sont occupées par l’Allemagne. Après le 11 novembre 1918, les Alliés, victorieux, encouragent toutefois la poursuite du stationnement des troupes allemandes dans la Baltique afin de contrer la propagation du bolchevisme en Europe. De 1918 à 1921, la Lettonie est au centre de la compétition entre grandes puissances. Alors que la Grande-Bretagne est le premier pays à reconnaître de facto le gouvernement de la Lettonie dès le 11 novembre 1918, que la Russie soviétique la reconnait de jure dès le 11 août 1920, il faudra attendre le 26 janvier 1921 pour que la France en fasse de même dans des conditions toutefois particulières.
La fin de l’année 1920 est d’une acuité particulière en Europe orientale.
Après l’échec de l’offensive bolchévique sur Varsovie, l’attention internationale se porte sur les forces nationalistes polonaises du général Lucjan Żeligowski qui occupent une partie du territoire lituanien. Du fait de leur localisation, ces troupes présentent aussi un danger pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
La préparation d’une attaque des troupes de Żeligowski sur Kovno (Kaunas), et l’accroissement des forces antibolcheviques dans la région de Vilna (Vilnius), entraînent la concentration préalable d’unités de l’Armée rouge aux frontières de la Lettonie en vue d’un possible mouvement ultérieur de ces troupes en direction du territoire de la Lituanie, avec laquelle la Russie soviétique n’a pas de frontière commune à l’époque. À la mi-décembre, les forces de l’Armée rouge, 40 000 hommes dont 10 000 cavaliers, se massent le long de la frontière russo-lettonne. Toutefois les informations dont font état les services français présents sur les lieux décrivent une situation bien plus grave.
Dans un premier temps, René Binet, le consul français à Riga perçoit la concentration de troupes bolcheviques comme un simple « acte d’intimidation habituel ». Néanmoins, le premier ministre letton, Kārlis Ulmanis, souligne la gravité de la situation à un représentant de la mission militaire américaine en Lettonie : « Nous ne croyons pas à la sincérité des déclarations de Lénine… Je crains que les bolcheviks se fassent avancer vers la ligne de front les bataillons rouges lettons complétés de soldats russes se faisant passer pour des Lettons. »
Le 25 décembre 1920, la situation semble s’aggraver, René Binet demande aux Alliés d’envoyer des navires de guerre dans le golfe de Riga pour encourager les soldats lettons à plus de combativité et, si nécessaire, permettre l’évacuation des étrangers. Le haut-commissaire français pour les États baltes, Louis de Sartiges, propose alors que la mission militaire française et les membres du gouvernement letton se réfugient à bord d’un navire de guerre français afin d’être en mesure de remplir leurs fonctions en cas de conflit armée. Dans le même esprit, le consul américain demande à Washington d’envoyer vers Riga les navires américains les plus proches de la zone.
De plus, Louis de Sartiges est au même moment informé par le représentant lituanien en Lettonie que le plénipotentiaire soviétique présent dans le pays, Iakov Ganetski, indique que Moscou « a décidé d’attaquer la Lettonie », sans toutefois indiquer la date de l’opération.
Le jour même, le ministre de l’Intérieur letton informe René Binet que le nombre des troupes russes à la frontière augmente chaque jour pour désormais atteindre 60 000 hommes alors que l’arrivée de 200 000 nouveaux soldats est attendue prochainement. Dans la suite de la conversation, le ministre confirme que son pays a bien l’intention de combattre à condition que le gouvernement français lui fournisse des armes et des munitions, en toute urgence, car l’attaque pourrait débuter dès la mi-janvier 1921.
En réponse, le gouvernement français indique toutefois que de prochains transferts d’armes ne pourraient avoir lieu qu’après le règlement par la Lettonie des sommes dues pour les armes déjà livrées.
En réponse, le gouvernement d’Ulmanis affirme que si de nouvelles armes n’arrivaient pas en Lettonie, les dettes du pays ne seraient jamais honorées car « les bolcheviks se retrouveraient sur les rives de la mer Baltique afin de se joindre aux Allemands. »
Dans un télégramme du 27 décembre 1920 marqué « urgent » Réné Binet rapporte : « D’après les données reçues par notre mission militaire la nuit dernière, d’importants groupes de bolcheviks ont franchi la frontière. Après avoir effectué une reconnaissance dans la zone, ils sont retournés à l’emplacement permanent de leurs unités. Il n’y a pas eu de confrontation. En outre, l’attaché militaire américain s’est entretenu hier avec le chef de l’État-major letton. Au départ, ce dernier a tenté de cacher la vérité, mais il a fini par admettre que la situation était très grave, ajoutant que la résistance lettone ne durera pas longtemps ».
Au même moment, à la base d’informations fournies pas des diplomates américains, un nouveau message de Riga arrive à Paris : « Les officiers lettons pensent que l’offensive bolchevique aura lieu dans un mois. Des Polonais et d’autres personnes revenant de Russie indiquent que l’Estonie sera attaquée le 26 décembre et la Lettonie vers le 15 janvier. Cela coïncide avec les informations reçues de sources françaises, qui, comme les Danois, prennent la situation très au sérieux. La concentration des troupes bolcheviques, composées de communistes lettons et estoniens armés d’artillerie automotrice, se poursuit aux frontières des États baltes. L’analyse des informations provenant de nombreuses sources montre que les bolcheviks, sous le masque des slogans de paix, préparent en fait une offensive militaire contre les provinces baltes ».
La situation semble encore s’aggraver à Riga. Le 28 décembre1920, Louis de Sartiges rend compte de sa rencontre avec Ulmanis. « D’habitude calme et sûr de lui, aujourd’hui Ulmanis n’a guère retenu ses émotions : ‘Voilà à quoi a conduit la politique des gouvernements alliés qui ont refusé de reconnaître de jure la Lettonie et de nous aider. » A la suite de cette rencontre, Louis de Sartiges demande de nouveau à Paris l’envoi immédiat d’un navire de guerre dans le golfe de Riga avant qu’il ne soit pris par la glace, car « seule une telle mesure permettra au gouvernement letton et à la mission militaire française de rester sur place et d’accomplir leur devoir. »
Dans un autre message à Paris, le colonel Charles Archen, membre de la mission militaire française à Riga, décrit en détails l’état des choses à la frontière et l’humeur des diplomates étrangers : « Le ministre letton des Affaires étrangères a confirmé à notre consul la gravité de la situation actuelle. Selon lui, les bolcheviks continuent de renforcer leurs troupes à la frontière lettone. La VIe armée bolchevique (200 000 hommes) sera redéployée ici afin de lancer une offensive à la mi-janvier… Actuellement, le niveau d’approvisionnement de l’armée lettone s’élève à 500-600 balles par homme. Le gouvernement letton attend avec impatience de recevoir les armes récemment demandées à la France… Malgré les déclarations pacifiques de Lénine au 8° congrès des Soviets la situation reste grave en Estonie et en Lettonie, où les bolcheviks se préparent à attaquer. Le chef de l’État-major général letton confirme que l’armée ne sera pas en mesure de résister. Selon des sources sérieuses, les gardes-frontières lettons fraternisent déjà avec les gardes-frontières bolcheviques. La garnison de Rezhitsa (Rēzekne) est déjà infectée par les idées bolcheviques. Dans la nuit du 24 décembre, deux ou trois détachements bolcheviques ont pénétré librement et sans aucun contrôle sur le territoire letton. D’autres détachements, comptant chacun jusqu’à 200 hommes se tiennent à la frontière. Des camions et des véhicules blindés viennent d’arriver de Pskov, 12 canons légers et 10 canons lourds sont arrivés de Gatchina. L’offensive bolchevique devrait débuter le 2 janvier 1921. Il est presque évident que le début de l’attaque coïncidera avec un mouvement révolutionnaire en Estonie et en Lettonie, notamment à Riga, Libau (Liepāja) et Mitau (Jelgava). Dans ce cas, la mission militaire française sera immédiatement mise sous les verrous. Nous sommes déjà surveillés par les communistes locaux, et nous ne pourrons rien faire. Personnellement, je me rendrai à Stockholm avec les membres de la mission militaire dès que je le jugerai nécessaire… Le consul de France prend des mesures pour évacuer les citoyens français. L’envoyé américain a demandé à son gouvernement d’envoyer un croiseur ».
Le lendemain, le colonel Charles Archen informe Paris : « La situation en Lettonie reste critique. Les bolcheviks renforcent le front letton avec trois grands groupes de bolcheviks lettons, tout juste arrivés de Moscou. La ligne de front lettonne est de plus en plus exposée à la propagande bolchevique. Les bolcheviks mènent une propagande très intelligente parmi les troupes de Riga. Les activités de la mission militaire deviennent de plus en plus compliquées : les agents sont inquiets et ne fournissent plus d’informations ; les communications radio sont interceptées, tout le personnel de la mission est sous la surveillance directe d’agents ennemis. La police locale ne peut rien faire. Dans ces conditions, j’envoie des archives, des machines à écrire et de lourds bagages avec le brigadier Bodechon et le sapeur Alzonne le 29 décembre ».
De son côté, l’attaché militaire français à Stockholm confirme l’influence de la propagande communiste au sein de l’armée :
« Il y a une crainte non seulement face à une attaque bolchevique imminente, mais aussi face aux actions des communistes locaux. Qui peut contrer cela ? Selon les militaires eux-mêmes, l’armée lettone n’inspire pas confiance, car un grand nombre de soldats sont mécontents, c’est une troupe qui a faim et qui est mal armée. Il est confirmé que la situation en Lettonie et dans les États baltes voisins est si instable qu’à la moindre attaque bolchevique, ils s’écrouleront comme un château de cartes ».
Selon l’interprétation de Louis de Sartiges, Moscou pense que « le refus d’accepter la Lettonie à la Société des Nations signifie, en fait, que les grandes puissances ne s’intéressent plus aux États baltes. Ainsi, Moscou pourrait désormais se comporter comme bon lui semble sans se soucier de l’opinion de l’Entente. Telle est aussi l’opinion de l’ambassadeur de Lettonie à Moscou ; la même opinion a été exprimée à Kovno par un officier bolchevique dans une conversation avec un membre de la mission de la Croix-Rouge américaine ».
Au même moment toutefois, un agent local bien informé signale au service de renseignement militaire français qu’aucune donnée fiable n’indique une menace d’action militaire. Les rumeurs de l’invasion bolchevique sont propagées par les membres de la mission militaire française eux-mêmes : « Tout est calme à Riga. Le consul de France se porte bien, seuls les membres de la mission militaire française ont complètement perdu la tête après avoir diffusé eux-mêmes des nouvelles alarmantes… Selon une source informée, la frontière n’a jamais été franchie, sinon cela aurait été remarqué dans les villages frontaliers. Dans tous ces villages, il y a au moins un Juif et tout ce que voit un Juif dès le lendemain devient de notoriété publique pour tous les autres Juifs ».
Ce n’est que le 1er janvier 1921 que le consul de France à Riga rapporte quelques signes d’amélioration : « Selon des informations vérifiées, certaines unités bolcheviques concentrées à la frontière lettone viennent d’être retirées de la frontière ».
A l’inverse, l’ambassadeur de Lettonie à Moscou rentré précipitamment à Riga, exprime l’opinion suivante : « La guerre contre la Pologne va certainement reprendre en février. La Lettonie et l’Estonie seront probablement attaquées en même temps, sinon plus tôt… Les bolcheviks ont l’intention de provoquer la guerre avec l’Estonie en organisant un tir de l’artillerie estonienne sur les unités bolcheviques. Si nécessaire, les bolcheviks paieront les Estoniens afin de faire croire que les Estoniens ont attaqué les Russes ».
Toutefois, selon les informations obtenues par le Deuxième bureau français à Varsovie, « la concentration de troupes à la frontière lettone, d’après les informations de l’État-major letton, ne constitue qu’une menace aléatoire pour les États baltes… Le nombre de troupes ne dépasse pas 40 000 hommes. Le plus probable est que leur transfert se fasse vers le front polonais. »
En quelques jours, l’anxiété causée par la menace supposée d’une attaque bolchevique disparait aussi rapidement qu’elle était apparue. Le chef de l’État-major de la Lettonie offre à un représentant militaire français une explication sur cette soudaine disparition de la menace : « En raison de la chaleur de l’hiver et de la température élevée de l’air, les marais proches de la frontière sont couverts d’eau, ce qui rend l’offensive bolchevique impossible…La situation néanmoins reste très incertaine et peut changer à tout moment ».
Cette évaluation semble plausible au consul français d’autant plus qu’elle reprend la conviction française, à l’époque, du rôle privilégié de la Pologne comme force stabilisatrice en Europe de l’Est.
En effet, « la Lettonie et l’Estonie dépendent de la pitié des bolcheviks, seule l’alliance militaire de ces États avec la Pologne leur permettra de continuer à résister et d’éviter ainsi un effondrement imminent ».
Conséquence immédiate de cette guerre fantôme, le 3 janvier 1921, Georges Leygues informe les représentants français dans les États baltes de l’initiative de la France de reconsidérer sa position concernant la reconnaissance de jure de la Lettonie. Cette information sera communiquée au gouvernement letton le 17 janvier 1921. Le 22 janvier 1921, le nouveau ministre des Affaires étrangères français Aristide Briand suggère au maréchal Ferdinand Foch de reconsidérer la question des livraisons d’armes aux États voisins de la Russie, dont la Lettonie, qui peut « encore faire l’objet d’une éventuelle attaque des bolcheviks ».
Touche finale, le 26 janvier 1921, les chefs de gouvernement du Conseil suprême des puissances alliées sont réunis à Paris et décident de reconnaître la Lettonie de jure. Immédiatement après, la Lettonie est reconnue de jure par la Finlande, puis, le 3 février 1921, par l’Allemagne et la Suède. La Pologne annonce publiquement la reconnaissance de jure de la Lettonie à la fin du mois de janvier mais antidate sa décision au 31 décembre 1920.
Ainsi, la création d’un « cordon sanitaire » composé de la Finlande, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne a permis, temporairement, d’éloigner l’Allemagne vaincue de la Russie bolchevique et de créer l’illusion d’une stabilité politique et de sécurité dans la région balte. Toutefois, Zigfrīds Meierovics, ministre letton des Affaires étrangères, perçoit l’idée du « cordon sanitaire » de manière quelque peu différente. Selon les renseignements français, il déclare, dans un cercle restreint, que la Lettonie devait accepter l’idée de vivre en paix avec le gouvernement soviétique, car l’Europe n’avait plus besoin, selon lui, d’un « cordon sanitaire » contre le bolchevisme : « Meierovics est sûr qu’aucun des États européens ne viendra à l’aide de la Lettonie en cas d’attaque des bolcheviks. L’Europe ne s’intéresse qu’à une chose : que la Lettonie, au lieu de servir de barbelés, serve de médiateur entre la Russie et les puissances occidentales…. En effet, il est temporairement avantageux pour certaines puissances de commercer avec les Soviétiques par l’intermédiaire des États frontaliers, compte tenu du dégoût qu’elles éprouvent lorsqu’elles entrent en contact direct avec la Russie bolchevique ».
Menace bolchévique réelle ou plus vraisemblablement opération de désinformation menée par les Etats-Unis, la Pologne et la Lettonie, cette guerre fantôme a pour utilité de contraindre la France à repenser sa position diplomatique et, après plusieurs années de refus, de reconnaitre de jure l’existence de la Lettonie afin de permettre son adhésion à la Société des Nations.
Tatiana G. Zazerskaia
Docteur en histoire contemporaine
de l’université de Saint-Pétersbourg
- Pour une analyse générale de la période initiale de l’indépendance lettonne voir : Tatiana Zazerskaya, Latvia’s Ordeal : Nation Building In War And Revolution, Washington-London, Academica Press, 2021, 277 p. ; Зазерская Т. Г., “ Неначавшаяся война и международное признание Латвии (декабрь 1920 — январь 1921 г.) (по французским и бельгийским архивным документам)”, Петербургский исторический журнал. Исследования по российской и всеобщей истории, 2019, n°3, p. 92-109. ↩