Aller sur mars ressemble-t-il à vouloir aller sur la lune ? Si oui, le rêve de Musk prolongerait la nouvelle frontière de Kennedy et la continuité serait assurée.
Pourtant, des signes d’un changement radical d’époque semblent cumulés. Sur le sujet d’une « après-guerre terminée », évitons de placer le raisonnement dans une ornière en lui donnant un sens impossible. Se pencher sur une période, ne signifie pas imaginer la fin de la guerre dans l’Histoire. Le 20eme siècle indique bien, que la présumée « der des ders » a été suivie par le conflit le plus dévastateur… L’histoire humaine est faite de guerres et de paix, pas toujours entre les Nations ; au mieux la culture de la guerre en limite les effets destructeurs.
« L’après-guerre » au sens ici entendu, est donc une temporalité, soit une période qui doit trouver un sens ; l’approche choisie renvoie à la contemporanéité, soit à l’après Seconde Guerre Mondiale, qui n’ouvre pas sur une période de paix, mais sur une configuration du jeu géopolitique et des rapports de force internes aux Etats – un système spécifique et daté. La période fait sens, car elle agrège facteurs économiques, sociaux, politiques, culturels pour constituer une « époque », trouvant une cohérence historique – une temporalité, donc.
La fin de l’empire soviétique, la montée en puissance des nationalismes et le déclin de la pensée critique marxiste avec la mutation du capitalisme ainsi que progressivement, le positionnement défensif des démocraties, font penser qu’à partir du milieu des années 90, la période de « l’après-guerre », telle que nous allons la définir, entame un déclin – dont nous prenons crûment conscience ces dernières années.
Précisons d’abord le sens donné à l’après-guerre – I – pour ensuite en donner des éléments de mutation – II.
« L’après-guerre », un modèle global sorti de la seconde guerre mondiale
L’après-guerre est d’abord le rejet des atrocités du nazisme, destructeur de masse de populations pour des raisons ethno politiques, portée par une idéologie raciste promotrice d’un régime totalitaire [Arendt, 1972]. Ensuite, il signifie l’ouverture d’une période marquée par un certain optimisme sur le destin de l’humanité, une projection vers la paix et les progrès techniques, économiques et sociaux. Sans tomber dans l’idée démentie après la première guerre mondiale, déjà massive et déjà horrible, qu’il s’agirait de la der des ders, la fin du second conflit mondial est marquée par l’idée du développement humain et économique.
Cet « après-guerre » est également caractérisé par la bipolarisation du monde.
Le bloc soviétique s’oppose frontalement aux « libertés » américaines et promeut sous le mode du totalitarisme, un « nouvel homme communiste », au nom de l’égalité et de l’épanouissement de tous les individus. Ainsi, les « démocraties populaires » ne renoncent ni à l’idée de progrès, ni à celle d’universalisme, ni apparemment à la participation politique. Dans les faits, le stalinisme est après le léninisme, un totalitarisme de masse, qui soumet les pays du bloc soviétique, non sans soubresauts (Budapest 56, Prague 68) et contestations périphériques (Yougoslavie avec Tito) [Aron, 1965].
La consolidation du soviétisme braque l’occident et l’affrontement est qualifié de guerre froide. Une géopolitique nucléaire des dissuasions impose une paix dans la peur d’une ultime destruction de l’humanité, alors que les ogives prolifèrent… L’équilibre de la terreur est la condition d’une paix toute relative, car les puissances s’affrontent par tiers états interposés : au sud, les anciennes colonies font les frais de la bipolarisation, de l’Afrique avec ses coups d’Etat et ses dictatures sanguinaires, à l’Asie, avec notamment la guerre du Vietnam [Moreau-Desfarges, 2003]…
Pourtant, dès 1948, une Charte des Nations Unies et une déclaration universelle des droits de l’homme voient le jour et en Europe dès 1950 ; une convention européenne des droits de l’homme est portée par le Conseil de l’Europe. Enfin, une Communauté européenne s’installe dans le paysage international. L’idée que la régulation par le droit devient préventive des guerres et protectrice des droits de chacun retrouve de la vigueur [Delmas-Marty, 1998 ; Badie, 2002]. La planète n’est pas mondialisée, au sens où les politiques protectionnistes, les identités nationales, la spécificité des aires dont celle dite des « non-alignés », existent.
Mais la régulation des rapports de force par la négociation voire le droit, rend possible la transformation de la guerre froide en détente.
Les faits de domination subissent des critiques corrosives par-delà le monde. Si l’Union soviétique est dénoncée, tout comme les dictatures européennes [Costa-Gavras, L’aveu, Z] ou sud-américaines, l’impérialisme des multinationales nord-américaines, réel, est vilipendé et l’objet de mobilisations protestataires, y compris en occident – axe non négligeable des mouvements de 67_68. Car les guerres de décolonisation cristallisent auprès des jeunes un rejet de certains aspects du développement capitaliste : la société de consommation, le mercantilisme, sont interprétés comme des vecteurs de dépossession globale, illégitimes [Baudrillard, 1970]. Les réflexions et combats féministes veulent remettre à sa place la domination masculine [Bourdieu,1998], et font système avec les revendications non violentes : peace and love…
En toile de fond de ces mouvements, la prospérité économique de l’occident est confortée et mieux partagée : l’Europe se reconstruit, mais les Etats-Unis ont pris le lead. Les mouvements ségrégationnistes y perdent la partie. Les Etats-providence se déploient et interviennent dans l’économie afin de suppléer aux carences du privé dans les domaines de la couverture des risques sociaux, le tout en respectant les spécificités nationales. La France dirigiste fait une place à la démocratie sociale (partenaires sociaux), alors que la social-démocratie nord-européenne devient un modèle de régulation [Gøsta Esping-Andersen, 1999]. Les inégalités régressent et la faim dans le monde, la sous-éducation, les enjeux sanitaires basiques, sont les objets des politiques de développement qui dans la durée, obtiennent des résultats – rapports du PNUD.
De la même manière, les sociétés industrielles fondées sur le productivisme ont permis de massifier la production et la consommation et ainsi, de mieux partager les biens et services améliorant le bien-être. L’histoire de la reconstruction des pays d’Europe est celle de l’accès aux outils nutritifs, énergétiques, sanitaires, de transport, de communication, etc. qui améliorent les conditions de vie des classes moyennes voire populaires [Rioux, 1983] … La société de classes, sans supprimer les inégalités est scandée par des négociations collectives qui permettent de gérer une redistribution relative des richesses. En France, en l’absence de négociations sociales fluides, l’Etat arbitre régulièrement les Grenelle, à commencer par celui, déterminant, de 1968 – [Touraine, 1973].
Peut-on dire que l’ensemble de ces volets (croyances, géostratégie, culture, social, économie) se sont refermés, pour entamer une rupture radicale et basculer dans une nouvelle ère ?
Le post « après-guerre », une dystopie… d’avant-guerre ?
Sur le plan géostratégique, la fin de la bipolarisation à la fin des années 80, signée par l’effondrement du soviétisme est une première période signant la fin de l’après-guerre. La non-prolifération nucléaire conduit à une baisse constante des budgets de défense en Europe, et à la progression des négociations multilatérales, dont l’un des succès donne naissance à l’OMC en remplacement des accords du GATT. L’entrée dans la marche du capitalisme techno-financier de la Chine et de l’Europe de l’Est, indique une conversion mondiale au nouveau capitalisme [Castells, 1998-99]. Le soubassement technique en est la numérisation progressive de l’ensemble des champs d’activités de nos sociétés. Ainsi la fin du soviétisme est d’abord un mouvement d’homogénéisation économique et social de la planète [Wallesteirn, 2006]. Tel est le sens de la mondialisation-métropolisation comme tendance de fond qui est accompagnée par une dérégulation des échanges et une modification de l’Etat-providence, placé sur la défensive. Le monde en archipel est d’abord celui de la distribution très inégales des principales places financières.
Dès lors, l’intervention de l’Etat dans l’économie est évaluée comme contreproductive dans de nombreux domaines ; il faut laisser le privé faire du chiffre et éventuellement, ajuster…. Surtout faciliter les échanges et les activités privées. L’intervention peut donc consister à subventionner ou arranger par l’édiction de normes favorables [Laïdi, 2005], mais il s’agit moins désormais, de négocier, de bloquer, de contrôler voire de sanctionner au nom de la protection des populations. De la même manière, au nom de l’efficience, devenue valeur cardinale, la couverture des risques sociaux doit se réformer, pour davantage verser dans l’assurance individuelle qui prend de nombreuses formes et une part variable dans les systèmes de protection – dont on estime qu’ils coûtent trop chers au vu des attentes toujours croissantes et des évolutions, notamment démographiques.
Ainsi, de proche en proche, la question politique est également substantiellement changée : certes le totalitarisme soviétique a cédé. Mais à rebours du système économique, il ne donne pas lieu au triomphe d’un modèle démocratique unique, donc à une soi-disant fin de l’histoire. Dès les années 90, une première vague de néo-populisme inquiète les partisans de la démocratie et de l’état de droit, largement majoritaires. Au cœur de l’Europe, les succès de formations d’extrême droite capitalise sur les déceptions et colères pour faire valoir un rejet de l’universalisme, la dénonciation d’un bouc-émissaire, enfin, la promotion d’un leadership personnel et autoritaire (pouvant confiner au virilisme) – [Rosanvallon, 2020]. La tendance réactionnaire s’installe au cœur du débat public pour lors d’une seconde vague des années 2010 à aujourd’hui, porter à la tête des E-U. par deux fois en 10 ans, D. Trump à la présidence.
Dans ce mouvement profondément idéologique, qui fait son succès sur les frustrations et l’affaiblissement culturel et sanitaire des populations, il faut aussi inclure les nationalismes dictatoriaux et impérialistes des Poutine, Xi Jinping et Modi…
L’après-guerre est donc également terminé, parce que l’Etat de droit est sur la défensive : la notion de démocratie illibérale est prise au sérieux et créditée, y compris en occident.
En conséquence, l’idée que les valeurs et principes fondamentaux doivent s’imposer à la puissance du fait politique régresse. Tous les moyens restent bons pour promouvoir « son » identité – cf. Slavoj Žižek. L’époque narcissique va de l’individu au collectif. Pourquoi respecter le droit, s’il bride trop ? Ainsi, la liberté d’expression peut justifier l’insulte, l’agressivité et l’intimidation… Ainsi, dans les relations internationales, le coup de force et la menace reprennent leur droit, au détriment de la régulation et de la crainte de la sanction.
Le repli identitaire, souvent justifié par des fragments ethnocentriques rabougrit le politique au nationalisme, alors que les moyens de communication sont globaux.
L’après-guerre est en effet également terminé, paradoxalement, parce qu’une technologie communicationnelle a unifié l’humanité.
L’instantanéité numérique a des conséquences sur les manières de voir, de concevoir et d’agir. La figure de la personne voûtée, penchée sur son mobile, nous représente, de Pekin à Paris. Le smartphone constitue un miroir et une fenêtre, une sorte de tout en un, qui pourrait augurer d’un contrôle planétaire des désirs, des dispositions et des idées. Un soft totalitarisme de la commodité, tant que le capitalisme nourrit et contente, en isolant les atomes dans la masse et en les reliant par l’image pixellisée et trafiquée. Le confinement Covid a sidéré et révélé. De ce point de vue, la pensée critique de la masse a durablement cédé à la glorification techno, qui devrait nous conduire sur mars – les libertariens. A l’évidence, l’hégémonie idéologique n’est plus marxiste ; elle est redevenue identitaire.
Enfin,
l’après-guerre est également terminé car la question écologique occupe le centre vide de l’espace politique.
Lentement après les mobilisations 68, il advient que le dérèglement du climat est un signe que l’anthropocène pourrait conduire à des problèmes ingérables pour l’humanité. Comment nourrir 10 milliards d’êtres humains, alors que la surexploitation de la planète use la terre : moindres rendements agricoles, épuisement des sols, manques d’eau, destructions après catastrophes, coûts assurantiels intenables… la crise climatique pourrait faire turbuler le capitalisme financier dominant, mais aussi confronter l’humanité à sa finitude [Laurent, 2019]. Á coup de petits apocalypses successives et croissantes, de Vaison la romaine à Mayotte, la lente prise de conscience est désormais installée en arrière-plan du débat public, parfois de façon polémique : le climato-scepticisme fait le buzz… Le déni ou la lenteur se sont imposés comme réponses les mieux partagées [Don’t look up, 2021]. Derrière le voile de l’ignorance, travaille une question qui dans tous les cas, n’avait pas émergé après-guerre.
Ainsi pour toutes ces raisons, écologique, culturelle, sociale, juridique et politique, enfin économique, « l’après-guerre », oui, semble terminé. La période pourrait trouver un nœud de cohérence dans une dystopie d’avant-guerre, si l’on veut souligner les germes totalitaires actuels et la valorisation de la guerre comme mode légitime voire usuel de résolution des conflits. Cette perspective n’est pas un horizon.
Olivier Rouquan