De retour de Londres, où il a été le premier engagé volontaire auprès du Général de Gaulle (voir Le temps de la honte, tome I Le jour se lève à Londres), avec la mission de mettre à profit son réseau de relations pour recruter des patriotes refusant la politique pétainiste de soumission à l’ordre allemand, André Weil-Curiel organisera le premier acte symbolique de résistance. Voici comment.
« Mes amis étaient plus impatients que jamais d’agir. Je réunis chez moi un petit conciliabule composé de Naud,Lacoste, L. M Nordmann, Fatien, René Georges Etienne, et nous décidâmes de créer des dizaines, indépendantes les unes des autres, sur le principe suivant : chaque adhérent n’aurait affaire qu’à celui qui l’aurait recruté, il recruterait de son côté dix adhérents qui ne se connaîtraient pas entre eux. Chacune des nouvelles recrues feraient de même, de façon à étendre petit à petit le réseau dans toutes les directions et dans tous les domaines.
En attendant que les liaisons avec Londres fussent mises au point, les décisions seraient prises par Naud et Lacoste qui, l’un venant de la droite et l’autre de la gauche, formaient un tandem s’équilibrant correctement.
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Nous décidâmes de mots d’ordre à répandre par tous les moyens (papillons, inscriptions à la craie, tracts). Le premier choisi fut « de Gaulle sauve l’honneur », ce qui correspondait à notre état d’esprit et à celui que nous constations dans l’opinion.
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Dès avant mon départ pour Vichy, j’avais proposé à mes amis l’organisation d’une manifestation devant la statue de Georges Clemenceau pour le 11 novembre. Par des lettres dactylographiées, non signées, postées à des gens dont les sympathies nous semblaient acquises, nous invitions les patriotes à venir déposer un bouquet de fleurs tricolores au pied de la statue de Georges Clemenceau , aux Champs-Elysées, pendant toute la journée du 11 novembre « en témoignage d’admiration envers l’homme qui ne voulut jamais capituler et ne désespéra pas de la Patrie ». Nous recommandions aux destinataires d’inviter de la même façon tous les amis dont ils étaient sûrs.
L’idée eut un retentissement prodigieux. Tous ceux qui souffraient en silence de la déchéance nationale, sanctionnée par la politique de Vichy, trouvaient là un moyen d’exprimer leur protestation ; partout où j’allais je rencontrais des personnes qui me montraient mystérieusement le petit papier, me disant avec un peu d’émotion : »J’y serai ». Moi-même je reçus au moins une dizaine d’enveloppes de papier bon marché qui contenaient l’invite.
La gerbe du Général de Gaulle
J’avais décidé pour ajouter à la portée de la manifestation de déposer au pied de la statue du « Tigre » une couronne au nom de la France Libre et du Général de Gaulle. Je voulais faire photographier la gerbe afin qu’à l’étranger on se rendît compte que les Français n’étaient pas tous abîmés dans la prostration.
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Il ne fallait pas songer déposer la gerbe en plein jour car il serait évident qu’il y aurait autour du monument un service d’ordre français ou allemand ;
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Fatien commanda une gerbe chez un fleuriste de l’avenue du Maine, et chez moi, rue de l’Université, avec Léon-Maurice Nordmann, ma sœur et les Fatien, nous composâmes une gigantesque carte de visite d’un mètre de long, en carton blanc, entourée d’un ruban tricolore, portant ces mots en lettres capitales : « Le Général de Gaulle ».
Léon-Maurice et moi allâmes chercher ensemble chez la fleuriste la gerbe avec son ruban tricolore sur lequel on pouvait lire en caractères dorés « La France Libre ». Je mis le ruban dans ma poche. Léon-Maurice s’empara de la gerbe et nous prîmes le métro pour aller la porter à Montrouge chez un anarchiste italien, du nom de Maggio, qui était propriétaire d’une petite camionnette, et dont Berthélémy s’était assuré le concours. C’était Léon-Maurice Nordmann qui avait fourni l’essence, prélevée sur une précieuse réserve qu’il s’était constituée à toutes fins.
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A cinq heures vingt-cinq, je me glissai hors de chez moi, l’immense carte sous le bras ; ce n’était pas le moment de rencontrer une patrouille allemande. Au carrefour de la rue du Bac et du boulevard Saint-Germain, je rencontrai L-M Nordman, et, au bout de quelques instants, nous entendîmes le teuf-teuf de la camionette de Maggio, une Citroën de type B2, c’est-à-dire pour les jeunes qui ignorent ce détail, contemporaine ou presque des premiers âges de la locomotion automobile, qui descendait le boulevard Raspail. Il eut à peine besoin de s’arrêter car il nous fallait moins d’une seconde pour bondir dans le fourgon. Après avoir fait un petit détour nous arrivâmes au Rond-Point des Champs-Elysées où Michel Edinger nous attendait comme convenu, avec quelque impatience je présume. Il n’avait rien remarqué de suspect. Je sautai hors de la camionnette avec Léon-Maurice Nordmann et je donnai pour instruction à Maggio de descendre lentement l’avenue jusqu’à ce qu’il nous rencontrât à la hauteur de la statue. Léon-Maurice et moi nous dirigeâmes d’un pas un peu nerveux vers Clemenceau qui, sur son rocher, le foulard de bronze flottant autour du cou, semblait venir à notre rencontre. A peine avions-nous fait trois pas, que les sirènes hurlèrent. Qu’arrivait-il ? Avions nous déclenché une sonnerie d’alarme ? C’était une alerte aérienne. Pourtant le ciel était silencieux.
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Nous avions légèrement dépassé la statue de Clemenceau quand Maggio stoppa à côté de nous. Michel Edinger qui était resté dans le fourgon, nous tendit la gerbe et la carte de visite. Il faisait très noir. Je ne voyais que la lumière rouge qui brûlait au poste de police de l’autre côté de l’avenue. Elle me fascinait. Hypnotisé par cet œil de cyclope à la pupille de feu je me pris les pieds dans un des arceaux qui bordent le rare gazon des Champs-Elysées et je faillis m’étaler dans mes fleurs. Je pus me rattraper et déposai la couronne au pied du roc, tandis que Léon-Maurice faisait de même avec la carte de visite grand format.
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Quelques minutes plus tard, sans autres encombres, nous étions chacun chez nous.
Je ne pus sortir de chez moi dans la matinée, car ayant repris en apparence mon existence professionnelle, j’avais des rendez-vous que je ne pouvais remettre, mais des amis m’informèrent que tout se passait pour le mieux. La statue était déjà garnie de fleurs , la carte du Général de Gaulle et le ruban France Libre avait été enlevés mais notre gerbe était restée.
En remontant les Champs-Elysées
J’expédiai rapidement mes affaires au Palais, et avec Léon-Maurice Nordmann, je sortis pour aller acheter mon offrande au Père la Victoire. Une bonne surprise nous attendait au Marché aux fleurs sur la place de la Préfecture-de-Police. Les marchandes, avec une précieuse divination patriotique avaient préparé des bouquets tricolores qui s’enlevaient comme des petits pains. Nous en prîmes une botte et commençâmes notre pèlerinage mélancolique.
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Nous allâmes ensuite à la statue de Strasbourg, place de la Concorde, où quelques bouquets avaient déjà été déposés, et, lentement, nous remontâmes les Champs-Elysées sur le trottoir opposé à la statue de Clemenceau. Le spectacle était réconfortant. Des deux côtés de l’avenue, les allées étaient remplies de promeneurs comme en un dimanche de printemps, mais les visages portaient un air glacial. Devant la statue de Clemenceau un service d’ordre d’agents de police français montait la garde mais se bornait à faire circuler les Français qui, d’un geste lent et solennel comme un serment, déposaient leur bouquet. « Allons pas d’attroupements, je vous en prie. C’est interdit ! » disait d’une voix douce et instante un commissaire en civil qui, avec un de ses subordonnés, s’affairait principalement à mettre en ordre les bouquets tricolores qui s’entassaient au pied de la statue. « Allons, allons, pressons-nous » répétait-il paternellement. Je notai entre autres personnalités qui s’étaient dérangées Le Troquer et Zyromski qui, tous les deux avaient les larmes aux yeux. Je dois avouer que j’avais la gorge serrée par l’émotion et que je me retenais à grand’peine de pleurer.
Maintenant la foule se faisait plus dense et les braves agents français avaient du mal à la contrôler. Soudain des soldats allemands descendirent d’une camionnette et apparurent au pied de la statue, et j’entendis le commissaire qui était allé au poste de police et revenait en courant dire tout essouflé à ses agents « Le commandement allemand ne veut pas de manifestation. Il faut que ça finisse ».
Au même moment, je vis une colonne allemande qui, débouchant de la place de la Concorde, avançait massivement, au moins par rangs de huit sur la moitié de la chaussée ; l’officier qui était en tête avait le revolver au poing. Les soldats avaient l’arme à la bretelle. La foule reflua vers le Rond-Point, chantant la Marseillaise et se heurta là à un groupe de « jeunes gardes françaises », une des formations fascistes patronnées par les nazis, qui plastronnaient en chemise bleue et baudrier. Une bagarre éclata et un des jeunes garçons naziphile allait passer un mauvais quart d’heure quand la colonne allemande arriva près du Rond-Point. L’officier fit déployer ses hommes en tirailleurs et leur ordonna de charger, lui même fit feu à deux reprises. J’ignore s’il visait quelqu’un ou s’il tira en l’air pour impressionner la foule. Ce fut un moment de confusion, chacun s’enfuyant pour prendre un couvert dans les embrasures des portes ou dans les bouches du métro ; jusqu’à la rue La Boétie, les Allemands étaient maîtres d’un terrain, mais entre la rue Pierre-Charron et l’avenue George V la foule était dense et ne se privait pas de hurler des injures « Bandits, lâches, assassins » aux Allemands qui arrêtaient sans discrimination tous ceux qui leur tombaient sous la main.
A ce moment des chenillettes entrèrent en action, et fonçant sur les trottoirs en zigzaguant, elles semèrent la panique parmi les patriotes.
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La foule comprimée par l’avance des Allemands, refluait de plus en plus dense vers l’Etoile.
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Tout autour des trottoirs un cordon d’agents français empêchait la foule de traverser la place et d’aller rendre hommage à la tombe du Soldat Inconnu. Les Français en rangs pressés, tournoyaient autour de cette haie de police, cherchant le point de moindre résistance, et couraient quand ils avaient pu percer le barrage, vers l’Arc de Triomphe où, sous la voûte, ils jetaient leurs fleurs et se recueillaient hâtivement.
Tout cela n’était pas bien méchant, mais les Allemands arrivèrent à ce moment par l’avenue des Champs-Elysées, tenant leurs armes en joue et s’efforçant d’arrêter le plus de monde possible, tirant sans pitié sur ceux qui cherchaient à s’enfuir.
A quelques pas de moi, à l’angle de l’avenue Friedland, je vis un soldat épauler son fusil et se préparer à tirer sur un jeune homme, qui, en courant, était tombé à plat ventre et tentait de se relever. Une femme toute proche poussa un cri d’horreur et s’agrippa courageusement au bras du soldat, sauvant par son geste la vie du jeune Français.
Les camions allemands se remplissaient de prisonniers.
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J’appris par la suite qu’au Quartier Latin la journée avait également été agitée et que les étudiants s’y étaient formés en cortège. Je savais déjà par Michel Collinet que dans les lycées le mot d’ordre avait été donné de se rendre aux Champs-Elysées. Un matin, quelques jours plus tôt, il l’avait trouvé inscrit sur le tableau noir de sa classe.
Extraits du Temps de la honte, tome II Eclipse en France, publié en 1946.
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