Lors de la conférence nationale des territoires à Cahors du 14 décembre 2017, le gouvernement a annoncé sa volonté de mettre en place des contrats financiers entre l’État et l’ensemble des régions et des départements mais aussi les communes et Établissements publics intercommunaux (EPCI) dont les dépenses de fonctionnement en 2016 étaient supérieures à 60 millions d’euros.
Ces contrats, intégrés à la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour la période 2018/2022, ont précisément pour objectif de plafonner la croissance de ces dépenses de fonctionnement. Ils constituent à ce titre l’incarnation la plus récente d’une « politique de la contrainte budgétaire » visant les collectivités territoriales. Cette politique de l’État français se caractérise par le développement de dispositifs visant à maîtriser l’évolution des dépenses publiques locales. La relation entre État et collectivités qui se noue à travers ces dispositifs se situe assez loin de toute relation de gouvernance multi-scalaire négociée. Il est plus question ici de contrainte et de discipline que de dialogue, d’échange ou d’apprentissage, la mise en place d’instruments de contrôle financier permettant l’affirmation d’un pilotage des territoires par le centre. Cette thématique du « retour du centre », qui remet en cause l’idée d’une tendance globale à l’horizontalisation relative des relations entre échelles locales et nationales, a été explorée par Renaud Epstein. Ce dernier a notamment montré comment les appels à projet sélectifs lancés par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine dans le cadre de la politique de la ville organisaient un « gouvernement à distance » des porteurs de projets locaux, qui, mis en concurrence, tendent à s’aligner sur les attentes, explicites et implicites, de l’agence afin de maximiser leurs chances de succès. Cependant, ici, l’État ne recourt ni à des « appels à projet » ni à des « labels » (dont la distribution sélective peut également générer des formes de gouvernement à distance) mais à des outils de contrôle indirects (gel ou baisse des ressources des collectivités) puis directs (taux directeurs encadrant l’évolution des dépenses) de certaines masses budgétaires.
La mise en place de ces mécanismes de contrôle financier signale donc une évolution dans les relations entre le gouvernement central et les autorités locales, qui sont désormais en partie encadrées par des instruments d’action publique beaucoup plus contraignants.
Il s’agira moins ici d’analyser la construction sociale et politique de ces instruments que d’en interroger les effets sur le « bloc communal » (municipalités et intercommunalités). C’est dont plutôt la réception de ces instruments que je mettrai en avant dans cet article en identifiant trois registres différents que peuvent investir les représentants politiques et les cadres administratifs des communes et intercommunalités : le registre de la contestation, qui consiste à remettre en cause la légitimité des instruments de contrôle pour en demander le retrait ou l’aménagement ; le registre du contournement, qui voit des entrepreneurs politiques et administratifs locaux investir de manière créative les marges de manœuvre et de négociation que laissent toujours les instruments de contrôle, même les plus contraignants ; le registre de l’adaptation, qui consiste à déployer au niveau municipal ou intercommunal des instruments de prévision et d’anticipation permettant de mieux contrôler les dépenses (cibles d’investissement, ratios budgétaires, lettres de cadrage, etc.).
Les instruments de la politique de contrôle de la dépense locale : de la contrainte indirecte aux objectifs directement contraignants
La mise sous contrainte budgétaire des collectivités territoriales par l’État débute réellement avec le début des années 2010. À partir de cette période, l’État a en effet d’abord gelé puis baissé le montant des dotations qu’il verse aux collectivités et EPCI. Une réduction de 11 milliards d’euros était ainsi prévue entre 2014 et 2017). Or le montant de ces dotations est loin d’avoir un effet négligeable sur les ressources et les capacités de financement des collectivités : à titre d’exemple, elles représentaient en 2014 en moyenne près de 23 % des recettes de fonctionnement des collectivités territoriales. Jouer sur le montant de ces dotations permet certes très directement à l’État de faire des économies sur son propre budget mais il s’agit également de pousser les collectivités à participer à l’effort de contrôle de la dépense publique afin de mieux se conformer aux standards européens de Maastricht. Pour le dire autrement, il s’agit d’un outil de pilotage qui doit permettre de se rapprocher de l’Objectif d’évolution de la dépense locale (ODEDEL), créé par l’article 11 de la LPFP pour la période 2014-2019. L’ODEDEL, exprimé en pourcentage d’évolution annuelle, n’a pas alors de valeur contraignante et est volontiers présenté par l’État comme un outil « permettant une prise de conscience de l’impact des dépenses locales dans la formation de l’équilibre financier global » plutôt que comme un instrument de pilotage. Cependant, la baisse de dotations incite fortement, quoique de manière indirecte, les collectivités et EPCI à contrôler leurs dépenses, la baisse de leurs ressources les contraignant, soit à augmenter leurs ressources propres (en augmentant les impôts locaux – ce qui n’est jamais politiquement simple – ou en empruntant – ce qui implique de rembourser) soit, solution souvent la plus évidente à la fois politiquement et budgétairement, à jouer sur la variable « dépenses ».
La LPFP pour les années 2018 à 2022 a fortement renouvelé les relations financières entre l’État et les collectivités, en organisant le passage d’un instrument de contrôle indirect (la diminution des dotations étatiques, à laquelle l’État renonce) à un instrument de contrôle direct de l’évolution des dépenses locales, en tout cas pour les 322 régions, départements, communes et EPCI concernés. Cet instrument porte un nom étrange pour un outil relativement contraignant, celui de « contrat ». En effet, en général, le contrat est considéré comme un des instruments caractéristiques de la gouvernance, entendue comme un mode de gouvernementalité qui permet à des acteurs, des groupes sociaux, ou en l’occurrence ici des institutions situées à des échelles différentes, de se coordonner afin d’atteindre des objectifs et des buts définis collectivement. Le contrat marque donc en théorie la fin d’un échange, d’une négociation (certes, non dénuée de rapport de forces) entre des parties prenantes qui mettent en commun des ressources et s’entendent sur des compromis à défaut de trouver une position de consensus. Les contrats financiers entre État et collectivités sont en fait assez éloignés de ce modèle. De fait, les termes et les objectifs de ces contrats sont largement prédéfinis par l’État : les collectivités signataires s’engagent à respecter un plafonnement annuel de leurs dépenses de fonctionnement modulé en fonction d’indicateurs prédéfinis qui peuvent générer un (léger) dépassement ou au contraire une minoration par rapport à l’objectif national fixé à 1,2 % des Dépenses réelles de fonctionnement (DRF) de 2017. Les marges de manœuvre sont de facto très étroites pour les collectivités. D’une part, chacun de ces indicateurs (démographie et construction de logements ; revenu moyen par habitant et proportion d’habitants résidant dans des quartiers « politique de la ville » ; évolution des dépenses de fonctionnement entre 2014 et 2016) permet de moduler de 0,15 point maximum à la hausse ou à la baisse la trajectoire d’augmentation de dépenses. La négociation porte donc sur une amplitude prédéterminée et relativement peu large (entre + 0,45 point et – 0,45 point autour de l’objectif national de 1,2 %). D’autre part, et surtout, le contrat-type fourni par le ministère de l’Intérieur établit des scenarii qui encadrent fortement la négociation. Pour ne prendre que l’exemple du revenu moyen par habitant, le contrat-type distingue trois strates de collectivités :
- Catégorie 1 : celles dont le revenu moyen est supérieur de plus de 15 % au revenu moyen par habitant de l’ensemble des collectivités ;
- Catégorie 2 : celles dont le revenu moyen est inférieur de plus de 20 % au revenu moyen par habitant de l’ensemble des collectivités ;
- Catégorie 3 : celle dont le revenu moyen n’est ni supérieur de plus de 15 %, ni inferieur de plus de 20 % au revenu moyen par habitant de l’ensemble des collectivités.
L’État désigne donc très précisément les collectivités qui devront, au titre de ce critère, envisager une modulation à la baisse (catégorie 1), se caler sur l’objectif national de 1,2 % (catégorie 3) et celles qui peuvent espérer une modulation à la hausse (catégorie 2). Pour résumer, l’État, dans le cadre de cette démarche de contractualisation, ne se contente pas de dire que l’espace de négociation est compris entre + 0,45 point et – 0,45 point, il prédétermine également les critères qui définissent qui pourra négocier et quoi (pour certaines collectivités, il s’agira simplement d’essayer de limiter une modulation à la baisse). La « négociation » avec le préfet de région, en charge de mettre en œuvre cette politique de contractualisation, apparait donc très cadrée et limitée. De fait, les collectivités semblent moins invitées à participer à une négociation qu’à signer un « contrat d’adhésion ». En outre, les collectivités contractantes s’exposent à des sanctions financières fortes si elles ne respectent pas les objectifs par rapport auxquels elles se sont engagées contractuellement (une reprise financière correspondant à 75 % de l’écart constaté entre le montant des DRF et l’objectif contractuel fixé) alors même que les récompenses sont relativement réduites pour les bons élèves (pour les communes et les EPCI, une éventuelle majoration du taux de subvention des opérations financées au titre de la dotation de soutien à l’investissement local, sur décision du préfet de région). Au final, ces « contrats » apparaissent comme des instruments de gouvernement prescriptifs et contraignants, ce qui n’a pas manqué de susciter de la contestation.
Contester les instruments de contrôle financier
La contestation des politiques de la contrainte de l’État se déploie d’abord à l’échelle nationale où elle est portée par les associations qui défendent classiquement les intérêts des communes et de leurs regroupements. L’Association des maires de France (AMF), au même titre que l’Association des départements de France (ADF), a été une des figures de proue de la lutte contre la diminution des dotations étatiques au milieu des années 2010.
Plus récemment, l’Association des maires de France (AMF), aux côtés de l’ADF et Régions de France, a contesté la légitimité de la contractualisation, annonçant même son retrait de la Conférence nationale des territoires en juillet 2018.
À la même époque, André Laignel, numéro 2 de l’AMF et président du Comité des finances locales, n’hésitait pas à qualifier ces contrats de « léonins ». L’argumentaire déployé, qu’il s’agisse d’abord de lutter contre la baisse de dotations puis de remettre en cause la contractualisation, stigmatise les volontés recentralisatrices de l’État, qui serait coupable d’atteinte aux libertés et à l’autonomie de collectivités locales. L’État est également accusé de vouloir déporter une partie de l’effort budgétaire vers les collectivités alors que lui-même ne serait pas particulièrement vertueux dans ce domaine et n’hésiterait pas à transférer ou à créer de nouvelles dépenses obligatoires pour les autorités locales.
Ces prises de position, qui s’accompagnent d’un intense travail de lobbying, ne sont pas sans impact. Il n’est jamais évident en effet pour un gouvernement de s’aliéner une grande partie des édiles et cela peut amener l’exécutif à faire des concessions. Ainsi, en 2016, François Hollande, alors président de la République, a saisi l’occasion du congrès de l’AMF pour annoncer la division par deux de la baisse prévue de la Dotation globale de fonctionnement (DGF) fixée à 2017. Ce geste financier visait à tenter d’apaiser l’AMF qui réclamait une annulation pure et simple de cette baisse des dotations. Pour autant, l’usage et la portée du registre contestataire sont structurellement limités par la volonté constante des associations d’élus comme l’AMF de rester des interlocuteurs privilégiés de l’État. Pour reprendre à nouveau les termes d’André Laignel en 2018, « il n’y a jamais de rupture complète [avec l’État] car l’AMF est toujours dans un état d’esprit constructif et à la recherche de compromis ». L’objectif de l’AMF n’est sans doute pas de s’engager dans une contestation « jusqu’au-boutiste » mais de tenter, par des prises de position et des actions symboliques, de négocier avec l’État et d’aménager les conditions de la contractualisation afin de la rééquilibrer en faveur des collectivités. Ceci est encore plus net quand on déporte le regard vers des organisations moins ouvertement contestataires de la contractualisation comme l’Assemblée des communautés de France (AdCF) et France urbaine (qui représente les grandes villes et les grandes intercommunalités). France urbaine, comme d’autres associations d’élus, a ainsi mené un travail de lobbying auprès des ministères de l’Intérieur et de Finances pour défendre sa définition des dépenses de fonctionnement. La question du périmètre des dépenses concernées est en effet un enjeu majeur : doit-on, par exemple, y intégrer ou pas les reversements des intercommunalités vers les communes (attributions de compensation, dotation de solidarité communautaire, etc.) ? On comprend aisément que l’exclusion de ces dépenses desserre la contrainte exercée par la contractualisation sur les intercommunalités. Le périmètre finalement adopté (les « Dépenses réelles de fonctionnement » définies par la loi), qui exclut toute une série de dépenses, constitue, au moins pour partie, le résultat d’un jeu complexe entre l’État et les associations représentant les intérêts, parfois divergents, des différentes collectivités et EPCI.
La contestation de la politique de la contrainte budgétaire peut aussi se déployer à l’échelle locale. Certains maires ou présidents d’EPCI ont refusé de signer les contrats qu’on leur proposait. Ces choix extrêmes restent cependant peu nombreux : plus de 80 % des communes, communautés d’agglomération et urbaines concernées ainsi que 95 % des métropoles ont contractualisé. Il faut dire que la non-signature a des conséquences financières clairement négatives : non seulement le taux d’évolution est alors imposé par le préfet de région, sans aucune forme, même minimale comme on l’a vu, de négociation, mais les sanctions en cas de dépassement sont plus sévères (la reprise financière correspond alors à 100 % de l’écart constaté). Rares sont donc ceux qui ont fait le choix de faire de leur refus un symbole politique au risque d’assombrir les perspectives budgétaires de leur commune ou de leur EPCI. Plus fréquemment, des maires et des présidents d’EPCI ont menacé, parfois jusqu’au dernier moment, de ne pas signer avant de finalement le faire.
Cette contestation a sans doute un double sens : un sens politique, car elle permet d’afficher publiquement son désaccord et de « rejeter le blâme » sur le gouvernement central et le parti au pouvoir ; un sens tactique, car elle permet de tenter de peser dans la négociation et de desserrer un peu l’étau du « contrat ».
Contester peut ainsi être une stratégie employée par des entrepreneurs politiques locaux pour essayer de domestiquer cet instrument de contrôle.
Jouer avec les instruments de contrôle financier
Même si l’État parvient à imposer globalement l’instrument du « contrat contraignant » (si je peux me permettre cet oxymore) aux communes et aux intercommunalités, cela ne signifie pas pour autant que les élus locaux sont nécessairement totalement démunis face au cadre qu’on leur impose. Ils peuvent en effet investir les marges de manœuvre (certes réduites) que laisse l’instrument ou même tenter d’en créer.
L’instrument contractuel offre tout d’abord un peu de « jeu » en ce qui concerne le montant de la modulation. En effet, si on a vu que le formatage des contrats avait tendance à prédéfinir qui pouvait envisager, critère par critère, une modulation à la hausse ou à la baisse, il ne détermine pas le montant précis de cette modulation mais uniquement son montant maximum (0,15 point par critère). L’enjeu pour une commune dont le revenu moyen est inférieur de plus de 20 % au revenu moyen par habitant de l’ensemble des collectivités et dont la proportion de la population résidant en quartiers prioritaires est supérieure à 25 %, est ainsi d’obtenir une majoration maximale de 0,15 point (et pas, par exemple, de seulement 0,1 point). Lors des réunions avec les préfets de région prévues par la procédure, les maires et présidents d’EPCI ont donc négocié afin de décrocher, critère par critère, les majorations maximales auxquelles ils avaient droit (ou, au contraire, afin de limiter les minorations). Les préfets faisant globalement preuve d’une certaine souplesse, sans doute, de façon très classique, afin de préserver leurs relations avec les notables locaux, ces négociations ont dans un premier temps tourné à l’avantage des édiles et présidents d’intercommunalité, à tel point que le gouvernement, qui tenait à ce que le taux moyen accordé aux collectivités soit le plus proche possible de 1,2 %, ne demande, confronté aux premières remontées de terrain, aux préfets de « resserrer la vis » (notamment en imposant un taux moyen de 1,2 % par région).
Si les marges de manœuvre liées à ce premier jeu de négociation se sont rapidement réduites, d’autres négociations avec les préfets de région permettent aux élus de desserrer un peu l’étau de la contrainte financière.
Ainsi, la question du périmètre des dépenses dont l’évolution est encadrée est, un peu comme au niveau national quoique sur des bases différentes, au centre des discussions entre élus et préfets de région. Ces derniers ont en effet la latitude d’exclure certaines dépenses du calcul des Dépenses réelles de fonctionnement en les reconnaissant comme « exceptionnelles ». Cette possibilité constitue une opportunité de négociation pour les communes et intercommunalités qui tentent de minorer les effets de l’instrument contractuel. Certaines communes ont ainsi réussi à faire reconnaître comme exceptionnelles des dépenses relativement importantes (par exemple, celles liées à l’accueil de la Coupe du monde de football féminin pour certaines villes-hôtes).
Le contournement ou plutôt l’atténuation des effets de la politique de la contrainte passe également par ce qu’une cadre administrative a appelé devant nous des « acrobaties » ou des « combines » budgétaires, ou plus modestement des « jeux comptables ». Afin de respecter le taux annuel de dépense budgétaire et éviter les sanctions, on peut par exemple ne pas verser l’intégralité des subventions prévues à un CCAS dont on sait, par ailleurs, qu’il est cette année-là excédentaire. Ce type de tactique, au même titre d’ailleurs que les autres, fait cependant figure de simple expédient. Globalement, ces stratégies permettent non pas d’annihiler les effets du pilotage budgétaire, mais de les limiter à la marge et de se tirer d’embarras à court terme. Les contrats apparaissent donc plutôt comme des instruments très contraignants qui laissent très peu d’espaces de liberté et amènent les communes et intercommunalités à s’y adapter.
S’adapter aux instruments de contrôle financier
Avant même la contractualisation, le gel et la baisse des dotations ont permis, dans de nombreuses collectivités ou EPCI, l’inscription à l’agenda politique d’objectifs de rationalisation des dépenses qui s’est accompagnée de la mise en œuvre d’indicateurs et d’outils de suivi et de contrôle (cibles d’investissement, ratios budgétaires, lettres de cadrage, etc.). Autrement dit, les instruments politiques nationaux de la politique de la contrainte ont favorisé l’émergence, ou du moins le renforcement, d’une instrumentation locale visant à piloter la dépense publique des communes et EPCI, ces dernières adaptant leurs stratégies au contexte budgétaire national et aux désirs de l’État.
Dans de nombreuses communes et de nombreux EPCI, l’accent a été mis sur le contrôle de la masse salariale qui constitue généralement le premier poste des charges de fonctionnement.
J’ai pu notamment étudier une commune de plus de 100 000 habitants dans laquelle a été déterminé en 2015 un taux annuel encadrant l’évolution de la masse salariale. Cet encadrement a été accompagné par un diagnostic concerté impliquant tous les services. Cette démarche répondait à un double objectif : d’une part, contrôler l’évolution de la masse salariale, tout en, d’autre part, respectant au mieux les promesses de campagne de l’équipe récemment élue qui s’était engagée à développer certains services sans augmenter les impôts. Le cadre défini impliquant de fonctionner à effectif constant, ce processus visait à créer des postes dans certains secteurs (les crèches municipales, par exemple) au détriment d’autres (les espaces verts, entre autres) ou encore à identifier des scenarii d’externalisation. Ce dispositif, qui propose d’ajuster l’évolution de la masse salariale à celle des recettes (diminution des dotations de l’État, non-augmentation voulue des ressources fiscales), repose donc également sur une redéfinition et une re-hiérarchisation des objectifs d’action publique, l’effort demandé impactant de manière différenciée les services.
Les maires et les présidents d’EPCI, assistés par leurs maires-adjoints ou vice-présidents aux finances, leurs maires-adjoints ou vice-présidents en charge du personnel ainsi que, du côté de la filière administrative locale, de leurs DGS, DRH et directeur des finances, sont donc, pour nombre d’entre eux, devenus des « entrepreneurs de la rationalisation des dépenses publiques locales ». Cependant ce type d’entreprise ne va pas sans générer des tensions, voire des résistances, ce qui explique la mise en place localement de dispositifs d’accompagnement (management participatif associant les services à la définition des objectifs, contreparties offertes aux syndicats, etc.) visant à en assurer la propagation et l’appropriation ou, plus modestement, à contenir ou canaliser la contestation. Le contrôle de l’évolution des dépenses est, en effet, perçu comme une contrainte forte notamment par les membres de l’exécutif des EPCI et des communes en charge de délégations sectorielles (voirie, culture, action sociale, etc.). Ces derniers voient leurs marges de manœuvre financière se restreindre et leur influence politique concurrencée par la mise en place de ces critères techniques. Ils sont généralement soutenus par leurs chefs de service, qui tentent de défendre leurs secteurs dans un contexte de raréfaction des ressources. En outre, les syndicats des personnels territoriaux peuvent également se mobiliser, au nom de la défense de l’emploi public, contre les réorganisations des services induites par les dispositifs de contrôle de l’évolution de la masse salariale. Ces différents acteurs peuvent, à cette échelle, investir les registres de la contestation (grève pour les syndicats par exemple) ou du contournement (élus « sectoriels » qui tentent de négocier informellement leur budget directement avec la tête de l’exécutif en mobilisant des arguments non-budgétaires) pour tenter d’assouplir les effets des instruments locaux de la politique de la contrainte.
*
* *
Les différents registres que j’ai évoqués ne sont pas exclusifs les uns des autres : un même maire ou une même présidente d’EPCI peut, à un moment donné, contester la politique de la contrainte au nom du respect de l’esprit de la décentralisation, à un autre, tenter de contourner ou de jouer avec les dispositifs, pour enfin, dans d’autres circonstances, se faire le chantre des instruments de la rationalisation des dépenses de sa municipalité. Ce qui est évident, c’est que, quel que soit le registre mobilisé, la question du contrôle des dépenses publiques est désormais au cœur de l’agenda gouvernemental du bloc communal. Qu’en sera-t-il en ce qui concerne l’agenda électoral ? Ces questions, qui peuvent apparaître techniques, seront-elles évoquées lors de la campagne des municipales de 2020 ? En constitueront-elles un enjeu ? Une chose est certaine : pour l’instant, le pilotage de la dépense publique, qui conditionne en grande partie le devenir de l’action publique locale, reste largement invisible aux yeux de la plupart des citoyens.
Sébastien Ségas
Maître de conférences en science politique
Univ Rennes, Université Rennes 2, Arènes UMR 6051