Depuis le mois de novembre 1992, le fameux « 49.3 » n’avait pas été appliqué au sujet de la législation financière. Sa retouche en 2008 n’avait rien changé à cet état de fait. Ce n’est pas la nature juridique du texte qui détermine l’usage de cette disposition constitutionnelle, mais plutôt la situation politique à l’Assemblée nationale. Quand la majorité n’y est plus que relative, son usage devient répété, notamment en matière financière. Dans ce nouveau jeu de bretteurs, les fleurets ne sont plus mouchetés. Les combats entre le Gouvernement et l’opposition parlementaire sont alors plus âpres. Chaque texte financier, y compris comptable,devient un incontestable combat. Comme l’écrivait Jules Renard, « sans le duel, on ferait de l’escrime tranquillement ». Après trente années paisibles en matière financière, sans grandes surprises, on retrouve désormais une situation comparable à ce que les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy ont connu sous la seconde mandature du président Mitterrand, avec Michel Charasse, comme ministre chargé du budget, qui ferraillait avec les parlementaires de l’époque.
En effet, depuis 2022, les assemblées parlementaires sont redevenues des salles d’armes. Suite à sa réélection, le président Macron connaît le même sort que son prédécesseur en 1988 : un véritable chemin de croix budgétaire et financier. Ne serait-ce pas finalement une forme de pénitence, à savoir une peine qui serait imposée en réparation d’une faute. Mais quelle faute ? Une faute politique ? Celle d’avoir été réélu à la tête de l’État sans réel choix alternatif ? Celle d’avoir prôné « Le quoi qu’il en coûte » comme principe financier lors de la mandature précédente en raison de la crise sanitaire ? Ne serait-ce pas finalement une forme de pénitence sans prospérité qui se dessinerait en France sous cette mandature, car le maître mot, pour fâcher le moins possible de parlementaires, est désormais le suivant : « ni austérité, ni privation ». Rappelons que le déficit du budget de l’État s’est établi pour 2023 à -173,3 Mds€, en détérioration de 2 Mds€ par rapport à la prévision de la loi de finances de fin de gestion pour 2023, pourtant adoptée fin novembre 2023. En loi de règlement pour 2016, le déficit de l’État n’était seulement que de 69,1 Mds€… A défaut d’usage du droit de dissolution, tombé en désuétude depuis presque trente ans, et dont l’issue serait très incertaine politiquement pour son potentiel initiateur actuel, et comme la recherche du rejet d’une motion de censure à l’occasion de l’examen d’un texte financier à l’Assemblée nationale semble primer sur tout le reste, le Gouvernement est condamné à l’inaction budgétaire et financière, tout en laissant filer les comptes publics. Le Premier ministre et le ministre des comptes publics doivent user et abuser d’artifices juridiques pour faire adopter les textes budgétaires et financiers sans vote et peu importe ce qu’il en coûte aux finances publiques. Ce chemin de croix budgétaire et financier constitue donc une forme nouvelle de pénitence sans prospérité…
I. L’examen des textes financiers au Parlement, une forme nouvelle de pénitence…
Le rejet de la loi de règlement du budget pour 2021 par le Parlement, le 3 août 2022 (173 voix contre 167) avait déjà suscité une réplique de la part du Gouvernement à l’occasion de la discussion, par les députés, du projet de loi de finances et du PLFSS pour 2023 ; et une riposte de la part de l’opposition à l’occasion de la discussion, à l’Assemblée nationale, du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, qui avait connu un échec inédit devant la commission mixte paritaire. Si certains observateurs ont cru qu’il s’agissait d’un évènement isolé, nous pensions au contraire qu’il s’agissait d’un évènement indubitablement réitérable au cours de la législature. Le nouveau rejet de la loi de règlement du budget pour 2021, dont le projet avait été redéposé en termes identiques par le Gouvernement, sans réel fondement juridique, a été expliqué par les députés, le 5 juin 2023 (78 voix contre 74), comme la seule réponse possible à une forme d’hypo-acousie gouvernementale, à moindre frais au plan politique et sans grandes conséquences juridiques. Ainsi, le phénomène est réitérable à volonté ! Le rejet de la loi de règlement du budget pour 2022 par le Parlement, le 3 juillet 2023, avec un mois d’avance sur l’année passée, à l’issue d’une seule lecture au Parlement (78 voix contre 78 à l’Assemblée nationale) a été politiquement expliqué par une insincérité comptable. Peu importe que celle-ci demeure juridiquement indémontrée. En effet, la Cour des comptes avait déjà certifié a posteriori les comptes de l’État. Et rappelons que le Conseil constitutionnel avait ab initio admis la sincérité budgétaire de la loi de finances initiale sur avis du Haut conseil des finances publiques, lequel estimait ne pas pouvoir « rendre un avis pleinement éclairé sur les prévisions de finances ». Certes, la Cour des comptes a certifié avec quelques réserves substantielles les comptes de l’État pour 2022, mais soulignons que jusqu’alors cela n’avait pas empêché le Parlement de voter la loi de règlement. Seule la situation de majorité relative à l’Assemblée nationale, et le mécontentement graduel du Sénat, semblent expliquer ce scénario. Celui-ci est d’ailleurs inédit sous la Ve République. Même sous la IXe législature (1988-1993), alors que la majorité était relative à l’Assemblée nationale, un tel rejet par le Parlement des textes comptables n’avait pas été observé. Il faut remonter à la première moitié du XIXe siècle pour identifier un tel scénario. C’est dire ! A cette situation déjà ubuesque il faut ajouter le rejet de la loi des comptes de la Sécurité sociale pour 2022, première du nom, le 6 juin 2023, à l’Assemblée nationale (134 voix contre 115), expliqué par les députés par une insincérité comptable manifeste. En effet, elle a été démontrée par la Cour des comptes qui a refusé de certifier une partie des comptes de la Sécurité sociale. En effet, la Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la branche famille pour 2022. En effet, le montant des erreurs non corrigées par les actions de contrôle interne a été beaucoup trop élevé : 5,8 Mds€ de versements indus mais aussi de prestations non versées à tort ont été constatés à la fin de 2022, qui ne seront jamais régularisés. C’est la raison pour laquelle, pour les lois comptables, nous défendons un changement radical de méthode, avec la mise en place d’une approbation tacite des comptes publics par le Parlement, où ce dernier n’aurait ainsi à se prononcer que dans le cas où la Cour des comptes refuserait de les certifier. Cette évolution aurait le mérite de mettre en conformité les lois comptables avec leur nouvel intitulé, fixé par le législateur organique depuis 2021, et validé par le Conseil constitutionnel : ce sont désormais des lois « portant approbation des comptes de l’année ». C’est tout de même fâcheux qu’elles ne soient plus approuvées… En outre, à court terme, cela présenterait aussi l’avantage de réduire le nombre de stations du chemin de croix budgétaire et financier…
II. Avec une prospérité qui se désagrège au fil de l’examen des textes financiers
Sans revenir sur l’épisode douloureux de l’examen de la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, contenant la réforme des retraites, l’examen du projet de loi de finances(PLF) pour 2024, comme celui de l’année précédente, n’a pas débuté sous les meilleurs auspices au Parlement. Déjà, avant même le début du marathon budgétaire de l’automne, le Gouvernement, en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale, a dû faire application de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution (dit par la presse « 49.3 »), le 28 septembre 2023, à l’occasion de l’examen du projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027. Rappelons que ce texte avait été rejeté par les parlementaires à l’automne 2022. Une motion de censure a été déposée, puis rejetée (par 198 voix). Toutefois, à la lecture de l’avis du Haut conseil des finances publiques sur le projet de LPFP, on comprend que le scénario macro-économique du Gouvernement s’appuie sur des hypothèses très (trop) avantageuses de recul continu du taux d’épargne des ménages venant soutenir la consommation, de maintien à un niveau élevé du taux d’investissement des entreprises et de contribution positive du commerce extérieur sur toute la période. Elles constituent donc une belle illusion, voir un mirage, qui se traduira nécessairement par une dégradation des comptes publics de la France à l’horizon 2027. Les experts du Haut conseil des finances publiques estiment que la trajectoire de finances publiques présentée par le Gouvernement est peu ambitieuse, notamment au regard des engagements européens de la France. Le projet de LPFP n’inscrit pas de retour rapide vers l’objectif d’équilibre des finances publiques à moyen terme, auquel la France s’est engagée, et l’inflexion visée de la trajectoire de dette est limitée et tardive, alors même que les hypothèses de croissance sont optimistes. En outre, l’effort de maîtrise de la dépense publique et la hausse prévue de certaines recettes (suppression de niches fiscales, lutte contre la fraude fiscale et sociale) inscrits dans la loi de programmation ne sont que partiellement documentés.
Pour assurer la soutenabilité de ses finances publiques, la France, qui figure dans le groupe des États les plus endettés de la zone euro et présente un taux de prélèvements obligatoires élevé, a pourtant besoin d’un programme de maîtrise de la dépense publique solide. Le tableau peut difficilement être plus sombre…
L’examen du PLF pour 2024 au Parlement est venu confirmer cet obscurcissement progressif de l’horizon budgétaire et financier, tel un chemin de croix.
Le Parlement est progressivement dépouillé de ses pouvoirs budgétaires, et pour l’instant le Gouvernement ne tombe pas…Jusqu’à quand ?
Le 18 octobre 2023, juste après la discussion générale et le débat sur la dette, et avant même la discussion sur l’article liminaire, au deuxième jour des débats budgétaires, alors que bon nombre d’amendements restaient encore à examiner, et dont de nombreux résultent d’une volonté affichée d’obstruction parlementaire, la Première ministre, sur le fondement du « 49.3 », a de nouveau décidé pour la énième fois d’engager la responsabilité du Gouvernement sur la première partie du texte modifiée par des amendements retenus par ses soins. Ce n’est pas par crainte de ne pas tenir les délais que le Gouvernement a actionné son arme cruciale. En effet, l’article 47 de la Constitution permet au Gouvernement de tenir la montre. Il a appréhendé davantage le rejet du consentement de l’impôt, et la règle selon laquelle la seconde partie du PLF de l’année ne peut être mise en discussion devant une assemblée avant l’adoption de la première partie. Comme l’adoption de cette disposition n’était pas acquise à la lumière de la discussion générale, le Gouvernement a préféré privilégier la sécurité juridique à la tenue d’un long débat démocratique. On notera toutefois qu’il aurait pu laisser place aux débats parlementaires sur l’article liminaire car la jurisprudence du Conseil constitutionnel est assez souple à propos de celui-ci… Son éventuel rejet en première lecture n’entrainerait pas nécessairement une méconnaissance de l’article 1erH de la LOLF du 1er août 2001, ni une atteinte au principe de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Enfin, le Conseil constitutionnel a considéré qu’était sans incidence sur la régularité de la procédure la circonstance que, du fait de l’engagement de la responsabilité du Gouvernement, les amendements portant sur la première partie et l’ensemble des missions de la seconde partie n’aient pu être examinés. Le droit d’amendement en matière budgétaire, contrairement à ce que soutiennent les députés de l’opposition, n’a donc pas été méconnu aux yeux du Conseil constitutionnel. L’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un projet de loi de finances devant l’Assemblée nationale peut intervenir à tout moment lors de l’examen du texte par l’Assemblée nationale, sans qu’il soit nécessaire que les amendements dont il fait l’objet et qui sont retenus par le Gouvernement aient été débattus en commission ou en séance publique.
Selon cette disposition constitutionnelle, la confiance se présume, en même temps que le texte financier est adopté.
La preuve de l’absence de confiance est donc à la charge de l’opposition, et cette fois-ci encore, elle n’a pas été apportée au sujet du PLF pour 2024.
Pas plus qu’elle n’a été apportée sur les autres textes financiers. La réplique politique de l’opposition a échouéavec l’absence de rejet du projet de loi de programmation des finances publiques, la motion de censure ayant été rejetée (par 143 voix). Au fil de l’utilisation du « 49.3 », tant sur le PLFSS que sur le PLF pour 2024, les motions de censure successives déposées ont obtenu au mieux seulement 149 voix sur les 289 requises. Leur rejet est largement acquis.
La succession de votes de rejet sur des lois financières pas comme les autres (lois des comptes et LPFP) paraissait transformer, à première vue, la période en chemin de croix pour le Gouvernement, puis la succession de rejets de motions de censure semble graduellementdémontrer que le chemin vers le tombeau est plutôt enduré pour le Parlement par ricochet, car le nombre de stations pourrait se multiplier, et ainsi décourager progressivement les députés de l’opposition à démontrer l’absence de confiance présumée envers le Gouvernement.Comme le Premier ministre dispose de plusieurs « lames » par session en matière budgétaire, il a de quoi largement gagner son duel face aux parlementaires de l’opposition ! Il y a là une véritable stratégie gouvernementale qui se dessine dans un jeu de ferrailleurs complexe.
Toutefois, si le Gouvernement parvient à éliminer son risque de renversement par ce jeu, il n’est pas pour autant assuré du vote du consentement de l’impôt, comme en témoigne l’examen du PLF pour 2024.
Certains députés de l’opposition l’ont bien compris et le Gouvernement, en retenant certains de leurs amendements dans le texte financier, sur lequel il engage sa responsabilité, consent à des sacrifices. L’avantage qui en résulte au profit de la stabilité gouvernementale a toutefois pour contrepartie le manque de souplesse du mécanisme, et un coût certain pour les finances publiques.
Le subterfuge qui en résulte est patent. L’absence de vote sur les lois financières apparaît d’autant plus discutable alors qu’il porte sur l’examen d’une législation essentielle à la continuité de la vie nationale. C’est pourquoi les sénateurs, tant sur la première partie (219 voix contre 103), que sur l’ensemble le 12 décembre 2023, ont voté le PLF pour 2024 avecmodifications à la baisse de certaines dépenses contre l’avis du Gouvernement (meilleur ciblage des aides à l’électricité, baisses des dépenses pour le plan de relance, atténuation dessurbudgétisations pour l’enseignement scolaire, baisse des aides à l’apprentissage ; économie budgétaire avec la transformation de l’aide médicale d’État (AME) en aide médicale d’urgence (AMU) ; baisse des dépenses grâce à un allongement du délai de carence pour les arrêts de travail dans la fonction publique d’État ; réforme de l’audiovisuel public entraînant une économie budgétaire ; baisse de l’aide publique au développement ; baisse des effectifs des opérateurs de l’État). Comme l’a souligné le rapporteur général du budget au Sénat, si elles ne sont pas l’alpha et l’oméga d’une bonne gestion des finances publiques, ces pistes, à hauteur de 6,5 Mds€ d’économies budgétaires ont le mérite d’exister, afin d’améliorer l’équilibre budgétaire de la loi de finances, et d’en débattre au Parlement. Le Gouvernement n’ayant pas tenu compte de ces modifications à l’Assemblée nationale, le Sénat a rejeté en nouvelle lecture le PLF pour 2024, considérant que ce texte confirme la place de la France parmi les États les plus endettés et aux déficits les plus élevés de l’union économique et monétaire, et qu’il signe le mépris du Gouvernement à l’égard du Parlement, avec l’absence quasi totale de prise en compte des votes des assemblées parlementaires, par l’usage répété du « 49.3 » à l’Assemblée nationale. Dans ce cas, la législation financière se trouve adoptée, en nouvelle lecture, sans vote favorable des parlementaires.
La question qui se pose évidemment est de savoir si cette situation est acceptable en matière financière. Dans le jeu parlementaire qui est en train de se dérouler chacun est dans son rôle. Et probablement que nous sommes dans une certaine normalité, d’un point de vue constitutionnel. Cette disposition a été construite, dès le départ, comme une limite apportée à la fonction législative et financière ; elle permet au Gouvernement, qui s’offre en victime sacrificielle potentielle, de contraindre l’Assemblée nationale à adopter un texte important ou qu’il juge important pour la mise en œuvre de sa politique. Les lois étant des pièces centrales pour le Gouvernement, puisque participant à la définition et à la conduite de la politique de la Nation, il est logique que celui-ci lie son sort à leur adoption en cas de risque de rejet par le Parlement.
Toutefois, l’usage répété de cette procédure pose invariablement la question du respect des principes de la démocratie représentative, dès lors qu’elle détourne les députés d’un vote pour ou contre un texte majeur pour la Nation. Après tout, dira-t-on, l’opposition, dans le cadre de la démocratie représentative, n’a qu’à renverser le Gouvernement ! Mais le recours répété au « 49.3 » en matière financière amène les députés à peser leur envie réelle de voir le Gouvernement tomber, voire, en cas de succès d’une motion de censure, l’Assemblée nationale dissoute. Il y a là aussi, pour l’opposition, un véritable jeu de stratégie, dont les lois financières sont autant de sabres, épées et fleurets déposés dans une salle d’armes où les pistes sont autant de stations d’un long chemin de croix jusqu’à celles s’achevant devant le Conseil constitutionnel pour la confrontation finale.
Mais rappelons-le, ce dernier ne dispose pas du même pouvoir d’appréciation que celui du Parlement, et il ne doit pas devenir juge de l’opportunité politique de dépenser, ni le gardien des finances publiques, n’en déplaise à certains observateurs.
Napoléon Bonaparte avait cette formule pour dire « Il n’y a que deux puissances au monde, le sabre et l’esprit : à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit ». Vivement que les armes soient déposées et que la raison et les chiffres reprennent le dessus sur un duel qui ne mène nulle part, si ce n’est à la perte de confiance en notre système démocratique et à négliger l’essentiel : la situation financière de l’État, qui mérite mieux qu’un tel spectacle.
Aurélien BAUDU et Xavier CABANNES
Professeur à l’Université de Lille , Professeur à l’Université Paris Cité