Pierre Larrouy, économiste et auteur d’Après., s’interroge sur notre rapport à l’immigration et à l’étranger qu’il « soit migrant dans un pays ou en perte de repères dans son lieu de vie ».
Initié au plus haut niveau de l’Etat, repris en boucle sur les plateaux télés, voilà que resurgit le débat sur l’immigration. Des sondages sont appelés en renfort pour gonfler le tohu-bohu identitaire. Les Français ne se sentent plus chez eux. Il n’y aurait pas que le pays, tout l’espace est envahi, comme coupé en deux, entre les pour et les contre, les blancs et les noirs. Il ne fait pas bon tenter de garder un peu de distance. La tendance est au « cash » voire au « trash ». Au diable les tentatives de compréhension, on s’arrache les postures de bon sens et vive l’affichage des symptômes.
Est-il encore possible de s’arrêter un instant et de réfléchir ?
La force et la vitesse de la mutation technologique contemporaine, imposée le plus souvent sans ménagement, renvoient beaucoup de gens à un sentiment d’abandon, de déracinement. Cette société crée une errance sans bouger, entre déshérence (perte des racines) et désêtre, par exclusion du récit en train de s’écrire. La perte de repères provoquée par les grandes mutations sociétales et territoriales s’accompagne d’une incompréhension de l’organisation des décisions et de la prise en compte des réalités quotidiennes. Les gens se sentent déracinés dans une dynamique portée par des élites éloignées de leurs propres vies et qui n’agissent que pour leur propre intérêt. Les conséquences sont une grande aversion pour le risque et un sentiment de grande précarité face au futur pour eux et leurs enfants. Comment être tolérant envers l’autre quand le doute et l’angoisse du futur vous saisissent ? C’est, entre autres choses, ce que révèle la crise des Gilets jaunes.
L’étranger n’a dès lors aucune chance d’apparaitre pour autre chose qu’un intrus.
Que proposer à ces hommes et ces femmes en mal d’intégration, lorsqu’on est soi-même à la fois extérieur à son espace de vie et son occupant attitré ?
Un mouvement profond et durable de fraternité exige simultanément une reconquête de la confiance en soi et en l’avenir, que vient dévoyer une traduction dégradante de la notion d’identité.
Dans ce chaudron de sorcière bout le pire. Les dévoiements populistes surfent sur la notion de racines et ses ambiguïtés. Et, à l’heure d’un grand besoin de raison face à l’enjeu humain et de civilisation que posent une foultitude de questions dont la question écologique n’est pas la moins angoissante, le chemin de la cohésion sociale républicaine est étroit. Ne voyons-nous pas que ces montées de fièvre sont dangereuses, que ces raccourcis laissent des traces, mais surtout distraient de l’essentiel ?
L’expérience subjective de l’immigration est liée à celle d’être étranger, de se ressentir étranger ; que l’on soit migrant dans un pays ou en perte de repères dans son lieu de vie.
La force de la double coupure de n’être plus de là et de vivre la crainte de n’être pas reconnu dans ce nouveau lieu. La mémoire et la réalité. Que proposer à ces émigrés en mal d’intégration, lorsqu’on est soi-même à la fois extérieur à son espace de vie et son occupant attitré ?
Dans ce contexte chaotique, les responsables politiques doivent mesurer les risques d’embrasement. Que l’on évoque une immigration bouc émissaire sans méconnaître les nécessités d’une forte prise en compte des régulations qu’elle nécessite ou que l’on réforme les retraites, qui sont une traduction implicite de la relation en l’avenir. Puisque le président de la République se réfère à la pensée complexe, voilà une belle application que celle de ne pas céder aux explications incomplètes voire simplistes.
Il ne semble pas possible d’isoler des sujets aussi sensibles que l’immigration ou l’identité sans prendre le pouls d’une société dont le mal-être et le ressentiment ne peuvent être réduits à ces seules thématiques.
Comment espérer voir émerger un nouvel imaginaire collectif si l’on part d’indices de fractures au lieu de tenter d’installer des liens de confiance renouvelés ?
Il n’est pas rassurant de constater l’effacement du discours des grands partis traditionnels, que ce soit LR ou le PS, dans cette actualité.
Pierre Larrouy
Économiste