L’Histoire finit toujours par nous rattraper. Alors que l’URSS s’effondrait, libérant l’énergie de nationalismes violents étouffés par le totalitarisme, les Européens ont préféré toucher, inconsciemment, les «dividendes» de la paix. Après tout, comme l’écrivait Francis Fukuyama, l’histoire se terminait, la démocratie libérale allait triompher s’appuyant sur la promesse d’une prospérité pour l’humanité ; grâce à la liberté d’un marché ne rencontrant plus aucune limite opposable à sa toute puissance.
Aujourd’hui, l’Union Européenne se trouve confrontée aux conséquences de ces choix absurdes. Croyant que le soft power, forme d’un égocentrisme culturel arrogant, allait lui conférer une supériorité évidente, elle croyait pouvoir mettre en place un nouveau système de paix éternelle. Les responsables de la fin du XXème siècle partagent le même aveuglement de leurs devanciers de 1914 qui croyaient en une paix naturelle, imposée par la Reine Victoria et ses liens de parenté avec presque toutes les familles régnantes de l’époque.
Nous allions donc pouvoir enterrer Clausewitz et son célèbre adage qui veut que «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Nous n’avions pas compris qu’en ce début de XXIème siècle, l’ennemi, dans ce monde si dépendant et connecté, est précisément la guerre que nous ne pouvons combattre, étrange paradoxe, que par le développement de la puissance militaire elle-même. Une puissance qui n’est, en définitive, qu’une capacité à négocier comme l’affirmaient les canons du Roi de France portant cette inscription : «L’ultime argument du roi». Preuve de la conscience que l’argument politique ne vaut que si on peut compter sur cet ultime recours dont l’emploi n’est jamais certain. Seule la volonté de son utilisation possible doit être certaine.
Vladimir Poutine, au contraire, connaît la valeur des canons et l’Union Européenne a démontré l’étendue de son incapacité à imposer un cycle réel de négociations. La guerre en Ukraine apparaît d’abord comme le terrible échec de ces trente dernières années.
Nous avons ignoré les avertissements. L’islamisme radical est venu défier cette suprématie le 11 septembre 2001 et nous n’avons pas été en mesure de tirer tous les enseignements de cette guerre faite au supposé modèle idéal de notre culture hédoniste et consumériste. La crise sanitaire qui semble s’éteindre est elle aussi venue porter un terrible coup à notre culte d’une science capable de tout gérer alors même qu’elle traduit, peut-être, un terrible spasme de notre planète malade de notre indifférence.
La crise ukrainienne sonne ainsi le glas des dernières illusions de ce qu’on appelait, jadis, le camp occidental. L’erreur est compréhensible mais difficilement excusable. En effet, nos arguments étaient forts : démocratie, libertés individuelles, économie de marché, culture mondialisée ou paix . Seul manquait le dernier argument du roi ! Seuls manquaient à l’appel les canons donnant crédibilité à l’influence réelle de la France ou de l’Europe. Que faire contre des soldats déterminés, insensibles au soft power occidental, manœuvrant dans le Donbass, dès lors qu’ils sont convaincus du bien fondé, quasi mystique, de leur combat ?
L’Union Européenne, enfantée dans les soubresauts génocidaires de l’histoire du XXème siècle, a refusé toute idée de violence au point de bannir l’idée de sa légitimité par principe. La violence, absurde excroissance de la barbarie, nous est devenue totalement étrangère alors même que chacune de nos frontières apparaît comme une cicatrice jamais complètement guérie de guerres du passé.
Pourtant, il y a une profonde différence entre une action fondée sur l’emploi de la menace et de la violence, comme le fait la Russie en Ukraine, et le fait de disposer des capacités nécessaires à faire respecter une vision des relations entre les Etats fondée sur le droit. Aujourd’hui, nous le voyons clairement, l’Union Européenne a besoin de ce dernier argument du roi pour exister. Le chemin à parcourir est long et difficile, nous avons préféré occulter les leçons des guerres de l’ex-Yougoslavie croyant à une folie limitée dans l’espace et le temps.
En 1985, le Général Etienne Copel écrit : « Le sang et la boue. La nuit et le brouillard. Par deux fois, coup sur coup, l’Europe a connu l’horreur. Aujourd’hui, elle vit dans la hantise d’un troisième massacre. Mais elle n’ose pas l’avouer, elle n’ose pas se l’avouer. A quoi bon se faire peur quand on est persuadé d’être incapable d’agir sur le cours des événements. »
Le moment est venu pour les Européens d’aborder avec détermination la question de la défense et de la politique devant la porter, pour cesser de vivre dans le déni et la peur afin de rester fidèles au Général de Gaulle quand il affirme : « Ma politique vise donc à l’institution du concert des Etats européens afin qu’en développant entre eux des liens de toutes sortes grandisse leur solidarité. Rien n’empêche qu’à partir de là, et surtout s’ils sont l’objet d’une même menace, l’évolution puisse aboutir à une confédération. »
Gaël Perdriau
Maire (LR) de Saint-Etienne
Président de Saint-Etienne Métropole