Le 24 février, la Russie lance une offensive militaire contre l’Ukraine. Alors qu’une troisième session de pourparlers est prévue ce Lundi entre Kiev et Moscou, Vladimir Fédorovski fait le point sur la situation pour la Revue Politique et Parlementaire.
Revue Politique et Parlementaire – Comment voyez-vous la situation à partir des derniers éléments d’information en notre possession ?
Vladimir Fédorovski – Sur le plan géopolitique, on s’oriente vers une rupture définitive entre la Russie et l’Europe. Deux blocs sont en train de se créer, même si ce n’est pas officiel. Poutine renforce l’Otan et l’Otan renforce Poutine – pour le moment. Ce n’est pas officiel, mais la Chine a assuré les arrière-fronts de la Russie en Asie. L’échiquier géopolitique se modifie avec une transformation radicale du système russe.
Tout d’abord dans un sens économique. Je suis très sceptique sur le résultat des sanctions. Le pouvoir d’achat des Russes va peut-être considérablement diminuer, mais leur situation était nettement plus dramatique sous Eltsine. La Russie a depuis longtemps anticipé certaines situations avec la transformation du système de paiement ou la possibilité d’orienter la vente d’hydrocarbures vers la Chine.
D’un point de vue économique, la Russie peut survivre grâce à l’immensité de son territoire, même si les sanctions auront, bien évidemment, des conséquences sur la population russe.
Cependant, beaucoup de Russes pensent que ces sanctions ont un effet protectionniste et contribuent au développement de l’industrie. D’ailleurs, même les pro-Occidentaux Russes saluent paradoxalement certaines de ces sanctions (cela a été le cas sous Mussolini en Italie, ou de l’Afrique du Sud pendant l’apartheid.) De nombreux Russes rêvent d’une re nationalisation des banques par exemple. Ils appellent cela un système mobilisateur de Staline, qui a historiquement permis une très importante croissance en Russie. Lorsque je parle à des économistes, ils analysent la situation présente avec celle du passé. Les Russes ont autrefois vécu dans un système stalinien sans rouble convertible, et ils ont survécu.
Ensuite, les sanctions touchent essentiellement les oligarques et j’ai toujours été contre le système oligarchique russe actuel — quand 50 personnes contrôlent 50 % des richesses nationales, ce n’est pas un système viable. Enfin, sur le plan politique, les Occidentaux pensent qu’il y aura une alternative pro-occidentale en Russie, mais c’est une illusion.
RPP – Vous pensez donc qu’aujourd’hui, l’infléchissement de l’organisation économique que va susciter la crise géopolitique peut finalement être un moyen pour Poutine de combattre le pouvoir des oligarques ?
Vladimir Fédorovski – Les oligarques ont tellement volé, qu’ils possèdent énormément de biens en Russie et peuvent donc survivre sans l’Occident. En revanche, cela peut favoriser le nationalisme chez les oligarchies.
Cette situation va profiter à un Etat, Israël, car il est très ouvert aux capitaux russes. Les Israéliens ne sont pas dans l’hystérie, ils sont beaucoup plus pragmatiques. Netanyahu a créé un rapport de confiance étroit avec les Russes, notamment dans le domaine militaire. Le Premier ministre actuel perpétue cette tradition. Les sanctions ne sont pas un facteur qui peut changer la donne, cela peut être un changement complémentaire mais pas principal.
Un sénateur américain me dit que l’on va procéder à des sanctions, que les oligarques vont automatiquement se rebiffer, et que Poutine sera obligé soit de faire marche arrière, soit il sera éliminé. J’étais gêné. Je lui ai demandé d’où il tenait cela. Il m’a répondu que cela venait des Russes qu’il paye ; je lui ai dit que s’il paye des Russes, ceux-ci leur raconteront ce qu’ils souhaitent entendre…
Mais les américains sont absolument persuadés qu’il faut avantager un concept d’un Nouvel « Afghanistan » en espérant que les russes vont s’enliser en Ukraine comme au début des années1990 en Afghanistan. Selon la formule d’un ambassadeur français à la télévision, l’OTAN va mener « le combat en Ukraine jusqu’au dernier ukrainien. »
D’une manière générale, les américains ne cachent pas qu’ils veulent exténuer la Russie par la course aux armements, comme autrefois Reagan.
C’est un grand danger amplifié dans les médias. Mais le risque est énorme. Le problème là-dedans cependant, ce sont les combats de rue en Ukraine : une fois que les armes sont dispersées, ce n’est pas une guerre civile, c’est beaucoup plus grave, c’est une guérilla à la libanaise.
RPP – Pourquoi Poutine veut-il rentrer absolument dans Kiev ?
Vladimir Fédorovski – Les Américains me répètent sans cesse qu’il faut créer un nouvel Afghanistan là–bas, qu’il y ait un maximum de morts russes. Le sang coulant abondamment, le conflit s’installe alors durablement. Mais en attendant, il y a un réflexe légitimiste en Russie. Pendant la guerre et lors de tensions, les citoyens votent pour le pouvoir en place. Poutine a une grande tradition de la mise en scène, il faut dire que leur propagande est assez efficace. Il y a beaucoup de Russes qui ne regardent que la télévision officielle, qui influence la population. Pour l’instant, l’opération militaire, paradoxalement, a augmenté l’assise de Poutine, mais la situation peut changer, quand les cercueils avec cadavres arrivent en Russie.
RPP – Aujourd’hui, vous considérez que de toute manière, Poutine a dans sa majorité le soutien de l’opinion publique ainsi que de l’ensemble de l’appareil d’État ?
Vladimir Fédorovski – Les Américains sont persuadés que des clans vont s’affronter au Kremlin et que Poutine sera obligé de compter avec ces clans, et sera finalement évincé. A mon sens c’est une erreur. Pour que cela arrive, il faut avoir une défaite militaire. Certes, historiquement, il y a eu la révolution russe engendrée par la défaite militaire comme la guerre russo-japonaise en 1905. Historiquement, Khrouchtchev a aussi reculé dans la crise de Cuba en 1962 ; l’armée ne lui a jamais pardonné et il fut finalement évincé une année plus tard. C’est-à-dire qu’il faut que la crise ukrainienne soit perçue comme une défaite, ou que le concept américain d’un nouvel Afghanistan fonctionne. Mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Il faut faire attention car pendant la guerre, il y a des informations des deux côtés et les informations sont une arme. Il y a les chiffres qui sortent, des mises en scène etc., il faut que l’on soit prudent sur les choses, et il y a les faits — quand on bombarde la tour de télévision, c’était prévisible, ils ont tardé mais ils l’ont fait, c’est un fait. Pour le reste, il faut être très prudent.
Je remarque que dans cette affaire, il y a beaucoup de données approximatives à partir desquelles les gens réagissent.
Pourquoi est-ce plus dangereux que pendant la guerre froide ? Durant la guerre froide, nous avons toujours eu la distinction entre la propagande et la politique réelle. Alors que là, il y a un mélange des genres. Mais Poutine prend un risque énorme. J’ai interrogé des gens qui le connaissent au KGB. Le reproche principal dans son dossier est qu’il n’est pas suffisamment prudent, qu’il n’a pas peur, c’est un jusqu’au-boutiste et psychorigide.
Prenons l’exemple d’une interprétation erronée et dangereuse du discours de Biden. Ce dernier a fait une déclaration disant que deux solutions se sont présentées à lui : soit la guerre mondiale, soit les sanctions, et qu’il avait choisi les sanctions. Pour les occidentaux c’est anodin, pour les Russes, ça ne l’est pas du tout. Ils ont retenu qu’il y avait une possibilité des armes nucléaires et dix minutes après Poutine a déclenché l’alerte maximum.
RPP – Pour lui cela aurait donc été un blanc-seing pour y aller ?
Vladimir Fédorovski – D’après mes informations, lorsque Biden a dit « j’ai eu cette option », les militaires Russes ont dit « il faut qu’on soit prêts ». Je prends cela comme un exemple d’analyse erronée. Les Russes ont interprété cela comme une menace. Cela a eu des répercussions majeures.
L’inspirateur véritable de Poutine, avec même un parallèle psychologique, est Staline. Un personnage aujourd’hui adulé en Russie. Et Gorbatchev et Eltsine, sont les deux personnages les plus haïs en Russie. Ils recueillent 2 % d’avis favorables, Gorbatchev est qualifié de « crétin » et « traître », et Eltsine de « crétin » et « ivrogne ». Dans ce contexte, je prédis que Poutine fermera le mémorial d’Eltsine et qu’il sera obligé d’ouvrir le mémorial de Staline, et cela sera l’endroit le plus visité de la Russie.
Les références sur les dates mémorables de l’histoire russe sont importantes pour déchiffrer l’énigme Poutine : en juin 1941, quand Staline n’a pas quitté Moscou, qu’il a tenu tête à Hitler et finalement qu’il a renversé cette situation avec le général Joukov ; puis il y a eu Stalingrad en 1943 et l’arrivée des Russes avec le Drapeau rouge à Berlin. En s’appuyant sur ces dates, Poutine se met en scène.
Je pense que dans son for intérieur, Poutine se prend pour l’incarnation de Staline, qui défendait par-dessus tout les intérêts supérieurs de la Russie. Mais il se prend aussi pour le continuateur des grands tsars. Staline a ainsi construit cette histoire linéaire, le récit national.
Il y a également une importance des références qu’il ne faut pas nier liées à Khrouchtchev et à la crise de Cuba, au début des années 1960.
La crise de Cuba est éminemment importante dans la situation actuelle car il y a des parallèles évidents. Même si pour l’instant, c’est tout le contraire de la crise de Cuba, car les gens d’aujourd’hui ne mélangent pas la propagande et la politique réelle. Kennedy et Khrouchtchev ont tous deux été au front de la deuxième guerre mondiale, ils connaissaient la guerre.
Il faut comprendre qu’il y a chez les Russes une histoire qui est comparable à des poupées gigognes : matriochka. Dans les poupées gigognes de la grande histoire russe, il y aurait Staline, Khrouchtchev, Brejnev, Gorbatchev, Eltsine…
Le troisième visage que nous avons remis en scène, c’est Brejnev. Car en réalité, l’évolution de Poutine est une évolution typiquement brejnevienne. La propagande occidentale laisse entendre que Poutine est bunkerisé. Ce qui n’était pas le cas, simplement son entourage était essentiellement constitué de ses amis de Saint-Pétersbourg (les ministres n’étaient pas significatifs, ce n’étaient que des exécutants). Et puis il y a évidemment deux antithèses, c’est le rejet de la période Gorbatchev et de la période Eltsine. Gorbatchev par sa maladresse et sa naïveté, Eltsine parce qu’il était complètement nul.
Pour le côté pittoresque, il y a trois clés que j’utilise toujours pour déchiffrer la personnalité de Poutine : la clé psychologique de l’enfant de la rue de Saint-Pétersbourg –c’est de là que vient son jusqu’au-boutisme- ; le fait qu’il bouscule l’adversaire avec force et son action géopolitique s’expliquent par les règles du judo ; et puis son côté espion, dans les rapports de force.
RPP – Vous pensez donc qu’aujourd’hui il ne reculera pas sur l’objectif de Kiev… Quel est l’objectif d’avoir Kiev aujourd’hui ?
Vladimir Fédorovski – Finalement il corrige une faute, celle d’avoir dépensé 18 milliards en pensant qu’il allait acheter les oligarques et que l’Ukraine allait rétablir l’influence de la Russie. C’était complètement contreproductif, les oligarques ont pris les 18 milliards et les ont placés aux Etats-Unis, ils étaient totalement indifférents à l’influence russe.
Historiquement parlant, l’Ukraine est le plus grand échec de Poutine. Il a essayé de camoufler cet échec par la Crimée et aujourd’hui avec l’action militaire l’Ukraine, mais c’est une action éminemment risquée.
Bref, un tableau angoissant.
Vladimir Fédorovski
Ancien diplomate russe, écrivain.
Propos recueillis par Arnaud Benedetti