Disons-le sans détour, ce n’est pas 10 % ou 25 % des élèves français qui sont harcelés, mais beaucoup, beaucoup plus. N’hésitons pas à dire que 100 % des élèves sont harcelés, ou l’ont été, ou le seront un jour. Voilà l’exemple de ce que l’on peut désormais appeler une « crise morale » de la société française appliquée ici à l’institution scolaire.
Les politiques sont responsables de cette situation, les experts tout autant qui, pendant des décennies, ont minimisé certaines violences jugées « mineures » ou qualifiées de « microviolences ». L’un d’eux, le sociologue de l’éducation, Eric Debarbieux, était de ceux qui, il y a vingt-trente ans, minimisait les violences verbales (insultes, injures), considérant que l’enseignant qui, dans sa classe, voudrait intervenir à chaque insulte entendue passerait son temps à faire de la discipline au détriment de son cours. C’est le même Debarbieux qui pouvait écrire : « Quand un petit garçon soulève la jupe d’une petite fille dans une cour maternelle, ce n’est pas pour cela qu’il sera forcément un violeur en série » (Revue Parcours, n° 27-28, 2002-2003). Certes ! Mais il s’agit tout de même là d’un comportement pour le moins « inapproprié » car attentatoire à la dignité de l’autre, d’un signe évident de dé-civilisation.
Il n’y a pas de petites violences mais des violences tout court qui méritent, chacune, une réaction sociale.
Des violences qui ne cessent d’augmenter et de rajeunir (par leurs auteurs). Certains experts nient toujours cette réalité. Occasion de rappeler que « faire de la science » ne dispense pas d’un peu de bon sens et de regarder attentivement, sans parti-pris idéologique, ce qui passe autour de soi. Une observation minutieuse révèle alors une montée des actes de violences, quelles qu’en soient la nature et la gravité.
Ce qu’on appelait « incivilités », il y a encore une vingtaine d’années, ont tellement augmenté depuis trente ans, sont devenues tellement répétitives au cours d’une même journée, qu’on ne les comptabilise même plus (le voudrait-on qu’on n’y parviendrait pas de toute façon) !
La violence, pour dire les choses d’un mot, est devenue une « habitude » – presque une norme de conduite, notamment entre élèves. Bien sûr, on continue de se rassurer en brandissant des chiffres (qui par définition traduisent d’abord l’activité d’une institution et ne rendent jamais totalement compte de la réalité), des chiffres donc toujours « minorisant » les faits. On aime les chiffres dans ce pays car ils sont censés dire la vérité, toute la vérité. J’ai appris récemment que l’envoi d’un même mail à une même personne (parce qu’elle ne vous répond pas !) dix ou douze fois consécutives constituait un harcèlement !
Mais, revenons au harcèlement scolaire. Les plus anciens d’entre nous – dont je suis – se souviennent du temps où, dans chaque classe, était défini (souvent en début d’année) un « bouc-émissaire », qui était le plus petit, le plus timide, le plus mal habillé, avait les cheveux roux, etc. Cet élève était le « souffre-douleur » durant toute l’année scolaire.
Le harcèlement n’est donc pas un phénomène nouveau. Les premières recherches sur le sujet datent des années 1970. Celles de Dan Olivens montraient déjà la gravité des conséquences de ce fait, indiquant qu’un enfant harcelé présentait quatre fois plus de risques de faire une tentative de suicide à l’adolescence qu’un enfant non-harcelé. Ces mêmes études révélaient que ce phénomène se produisait dans tous les établissements, y compris ceux accueillant des élèves de milieux favorisés. Eric Debarbieux, précédemment cité, observant la situation française, soulignait de son côté qu’entre 1995 et 1999 (soit un intervalle de seulement cinq ans), le nombre d’enseignants indiquant une montée de l’agressivité chez les élèves était passé de 7 % à 49 % (soit une multiplication par sept).
Il notait également que la violence dans un établissement était d’autant plus forte que « l’équipe éducative » y était désunie. Quant au rajeunissement des auteurs de violences scolaires, il était observé dans ces mêmes années : on voyait ainsi, dès l’école maternelle, des comportements de toute-puissance se développer chez certains élèves.
Aujourd’hui, en 2023, n’importe quel élève peut être harcelé (mais aussi, souvent, harceleur), et cela dès l’école maternelle. Banalisation donc mais aussi extension dans le temps.
Le développement des réseaux sociaux rend une infraction, autrefois bornée à l’espace et au temps scolaires, continue. L’harceleur (ou l’harceleuse) opère désormais jour et nuit.
Dans l’indifférence souvent des chefs d’établissements et des enseignants – voyant dans les harcèlements des chamailleries, de simples disputes entre élèves ne méritant pas leur intervention. Ou dans l’impuissance à agir de ces mêmes personnels.
On ne peut qu’être reconnaissant au nouveau ministre de l’Education, Gabriel Attal, d’avoir pris « à bras le corps » le problème du harcèlement et d’imaginer un véritable plan de lutte contre ce fléau, qui est un véritable « crime contre la scolarité » – et peut-être un crime tout court. En effet, quand un élève harcelé, n’en pouvant plus, met fin à ses jours, l’harceleur ne commet-il pas un « homicide sans intention de donner la mort » ?
Mais la réponse à la violence scolaire, et à la violence en général, suppose une action d’Etat de grande envergure, une re-moralisation, une refabrication du lien social. Sur le plan scolaire, un réapprentissage urgent des valeurs positives de bienveillance, de solidarité.
Michel Fize
Sociologue
Auteur de « La Crise morale de la France et des Français » (Ed. Mimésis, 2017), et « L’Ecole à la ramasse (Ed. L’Archipel, 2019)