Avec près de 12 000 entités, Bruxelles, capitale européenne, concentre le plus grand nombre de lobbys au monde derrière Washington. Ils ont investi tous les sujets et tous les secteurs et pèsent de plus en plus sur la fabrique de la loi. Loués par certains pour leur utilité notamment face à la faiblesse croissante des syndicats et organisations patronales, les groupes d’intérêt sont décriés par la majorité des citoyens. Synonyme, pour beaucoup, d’opacité, de trafic d’influence et de conflits d’intérêts, les lobbys mineraient les institutions européennes et menaceraient la démocratie. Michèle Rivasi, députée européenne, et Arnaud Dupui-Castérès, président de Vae Solis Corporate, ont accepté de débattre de cet épineux sujet.
Revue Politique et Parlementaire – Comment définiriez-vous l’un et l’autre un lobby ?
Michèle Rivasi – Un lobby est un groupe d’influence et de pression pour défendre ses intérêts face à des institutions pouvant prendre des décisions qui pourraient l’affecter et qui le concernent.
Je distingue bien entendu les lobbys industriels, qui déploient des moyens colossaux, souvent de façon opaque, en tentant d’obtenir une capture scientifique et réglementaire des autorités régulatrices, des lobbys dits citoyens (ONG/collectifs/plateformes citoyenne…) qui défendent une préoccupation d’intérêt général (climat/environnement/santé/harmonisation sociale… en pratiquant du plaidoyer au grand jour et de façon transparente via des campagnes d’influence publique articulant mobilisation citoyenne (pétition, manifestation de rue…) et audition de parlementaires et de ministres.
Prenons un cas particulier récent. Celui d’ExxonMobil qui devait être entendu en mars 2019 pour déni climatique au Parlement européen. Or, la firme n’est pas venue, alors qu’elle est un lobby très actif.
Alertée dès 1977 par ses propres scientifiques de l’impact des énergies fossiles sur le dérèglement climatique, la firme a activement dissimulé des informations au public et s’est efforcée de nier le lien entre activité humaine et réchauffement climatique. Le tout, en finançant des campagnes publicitaires et des think tanks ouvertement climatosceptiques.
Depuis un demi-siècle, et en toute connaissance de cause, ExxonMobil privilégie ses profits à l’intérêt général, propulsant la planète vers des conditions climatiques remettant en cause la survie de sept milliards d’êtres humains.
Des documents publiés par une ONG britannique révèlent le travail de sape pratiqué en interne par le Big Five des énergies fossiles : ExxonMobil, mais aussi ses amis de Shell, Chevron, BP et Total.
Depuis la COP 21, ces cinq compagnies ont dépensé pas moins d’un milliard de dollars en lobbying et relations publiques ! Mais soyons rassurés : leur prise de conscience écologique est réelle désormais, puisqu’en 2019, pas moins de… 4 % de leurs investissements de capitaux prévus concernent effectivement des projets bas carbone. Ridicule, quand on sait que leurs bénéfices ont atteint, eux, 55 milliards de dollars en 2018, année record d’émissions de GES.
La clé de voûte des lobbys industriels est le contrôle de l’appareil d’État et des autorités régulatrices.
Or, l’argent facile des grands lobbys industriels inonde les experts des agences censés garantir la sécurité des consommateurs, les politiques impliqués dans le secteur concerné et la haute administration.
Pour asseoir son influence et sa « capture scientifique et réglementaire » en usurpant le pouvoir démocratique, les groupes d’intérêt industriels doivent provoquer le désintérêt des citoyens par le dégoût ou la dépossession de tout contrôle démocratique du domaine qui est visé. Le culte du secret, les barrières scientifiques et techniques érigées par le petit microcosme scientifique et politique, sont là pour créer ce sentiment d’impuissance et cet entre-soi antidémocratique.
Arnaud Dupui-Castérès – Toute organisation, toute cause, qu’il s’agisse d’un groupe du CAC 40 ou d’une association locale, a besoin de mener des actions de lobbying pour faire entendre sa voix et faire connaître ses positions. C’est l’essence même de la vie démocratique.
Alexis de Tocqueville disait que : « Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique ou littéraire est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre et qui, défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir sauve les libertés communes »1.
Comprendre le lobbying, c’est admettre que chacun est détenteur d’une part de l’intérêt général et peut faire entendre son avis, son expertise, son point de vue. Or, aujourd’hui de plus en plus de gens s’y opposent, par refus du dialogue, par volonté d’instiller le soupçon, ou encore par idéal de pureté. La vie démocratique suppose de reconnaître que différentes parties peuvent ne pas être d’accord et vouloir tenter de rapprocher leurs points de vue. Au final, une action de lobbying est une contribution au débat démocratique, mais elle ne doit être que cela, rien de plus.
Il faut arrêter de croire que les entreprises font du lobbying lorsque les associations défendraient elles l’intérêt général.
La nature privée d’une organisation ne l’exempte pas d’avoir des qualités et le sens de l’intérêt général. A contrario, une organisation publique, ou une association, ne fait pas toujours que défendre l’intérêt général, elle défend des convictions, des intérêts partisans ou des intérêts particuliers. Surtout, elle a impérativement besoin de communiquer et d’influencer.
Les associations, les organisations représentatives, les organisations non gouvernementales (ONG) sont des lobbys. C’est même souvent leur unique raison d’être. C’est leur objet principal et leur mission. On accuse souvent les entreprises de déployer des moyens importants, mais on oublie toujours de dire que c’est une activité marginale pour elles, c’est une activité connexe à celle principale. Évidement un secteur professionnel, une filière, une entreprise peut être amené à conduire des actions de lobbying en réaction à une décision qui pourrait être prise par une instance de décision administrative ou politique pour faire entendre sa part de voix.
Prenons un exemple très récent et concret. La volonté politique européenne de programmer la fin du diesel. Les études scientifiques pendant des décennies ont montré que le diesel avait des avantages par rapport à l’essence d’un point de vue environnemental, aujourd’hui encore elles sont partagées et soulignent les points forts du diesel sur certains critères et les points faibles sur d’autres.
La filière automobile européenne s’est exprimée récemment sur ce sujet en prenant acte de la décision politique de condamner le diesel. Mais ses représentants ont regretté de ne pas avoir été entendus par les responsables européens sur les conséquences de cette décision. Or, les grandes entreprises automobiles européennes ont une analyse qui convergent vers la probabilité à un horizon de dix ans de voir un tiers des emplois européens détruit dans cette industrie, soit environ quatre millions d’emplois.
Voilà un exemple très concret d’une contribution au débat public. Oui, les industriels défendent leur activité, mais ils ont des arguments utiles au débat public et qui méritent d’être portés à la connaissance des décideurs et de l’opinion publique. Nous ne savons pas très bien si le diesel a une dangerosité supérieure à l’essence, mais nous savons que quatre millions de personnes vont perdre leur job avec les impacts sociaux et économiques que cela entraîne pour eux et leur famille.
RPP – Le lobbying n’est pas un sujet tabou, et ce depuis l’origine, au sein des institutions européennes. Il y est codifié, normé, reconnu. Cette transparence n’est-elle pas en soi une garantie démocratique ?
Arnaud Dupui-Castérès – Au fur et à mesure de la construction des institutions européennes, les activités de lobbying ont été intégrées et codifiées. Notamment parce que les responsables européens avaient bien intégré le caractère profondément démocratique consistant à entendre toutes les parties à une décision publique.
La pratique bruxelloise s’inspire des règles de la démocratie américaine. Le Bill of Rights des États-Unis d’Amérique de 1776 dit : « Le Congrès ne peut faire de loi pour limiter la liberté de parole ou le droit des citoyens d’intervenir auprès du gouvernement pour obtenir le redressement des torts ». C’est ce qui légitime le lobbying et donc le bon fonctionnement de la démocratie.
La codification en place au sein des instances européennes implique de la transparence et c’est très bien.
Il faut la renforcer et d’abord en élargissant le concept de représentant d’intérêts, y compris ceux qui agissent sous couvert d’une association.
Michèle Rivasi – Effectivement, contrairement à l’Assemblée nationale ou au Sénat, un registre européen des lobbys existe depuis longtemps.
Aussi, depuis le 31 janvier 2019, le Parlement européen a approuvé lors d’un vote à bulletin secret un amendement à son règlement intérieur qui prévoit l’obligation de rendre publiques les rencontres entre les élus et les représentants de groupes d’intérêt. C’est une avancée. Cela va permettre de mieux tracer l’impact des lobbys sur le travail législatif. La défense de la démocratie passe par la transparence. C’est la seule garantie pour que prédomine l’intérêt général sur les intérêts privés.
RPP – Pouvons-nous envisager encore de renforcer le contrôle des groupes de pression au niveau du Parlement européen et si oui, comment ?
Michèle Rivasi – Une semaine après le vote du Parlement pour accroître la transparence sur l’activité des lobbys au sein de l’institution, Corporate Europe Observatory (l’observatoire européen des multinationales) a publié un rapport montrant que l’opacité du processus décisionnel au sein du Conseil de l’UE – où siègent les ministres des États-membres – profite le plus souvent aux entreprises et non aux citoyens.
Depuis novembre 2014, les réunions des commissaires et fonctionnaires de haut-niveau avec les groupes d’intérêt sont publiées dans le registre de transparence.
Le Groupe des écologistes réclame de longue date l’application de règles similaires aux représentations permanentes des gouvernements nationaux auprès de l’UE ainsi que la transparence sur les réunions du Conseil.
Les citoyens doivent savoir de leurs gouvernements quels lobbys ils rencontrent et quelles positions ils défendent au niveau européen.
La transparence sur les rencontres avec les lobbys et sur les réunions du Conseil est indispensable pour que les gouvernements nationaux ne puissent plus tenir de double discours ni se défausser de leurs responsabilités. La transparence est un prérequis pour combler le déficit démocratique.
Arnaud Dupui-Castérès – Comme le disait récemment un parlementaire allemand, originaire de l’Est, soyons vigilants avec l’idée d’une totale transparence car nous avons connu cela avec la Stasi. Au-delà de la boutade, le point qui me paraît problématique réside dans la distorsion complète qui existe entre ceux que l’on reconnaît comme étant des représentants de groupes d’intérêt et ceux qui ne sont pas considérés comme tels dont par exemple un certain nombre d’associations.
Enfin, il faut bien comprendre comment se déroule le processus d’élaboration de la loi et de la norme. On est très loin « d’un travail en chambre » ou qui se résumerait à la comitologie bruxelloise. Les responsables politiques européens ou nationaux doivent nécessairement prendre en compte les opinions publiques et leurs décisions sont imprégnées par « l’air du temps » ; l’opinion publique, les relais d’opinion, les prises de positions des acteurs divers et variés. Une entreprise comme une association peut être très efficace en lobbying, uniquement en sensibilisant l’opinion publique au travers d’actions de communication, sans jamais mener une action à proprement parler de lobbying à Bruxelles. C’est typiquement ce qui se passe aujourd’hui sur le glyphosate pour lequel aucune étude scientifique au monde n’a démontré la dangerosité pour les consommateurs, mais sur lequel les associations ont réussi à créer un émoi dans l’opinion publique qui est à la source de la décision française de l’interdire à l’horizon de quelques années. Si l’Union européenne ne va pas aussi vite que la France, c’est beaucoup moins en raison d’une action de lobbying des industriels concernés que par l’absence, dans de nombreux pays membres de l’Union européen, de polémiques et d’irrationnels sur le glyphosate et que leurs représentants à Bruxelles sont moins empressés à vouloir le supprimer.
Le processus d’élaboration de la loi et de la norme doit se faire sur des bases rationnelles, prenant en compte les données à la disposition des décideurs publics, qu’il s’agisse de données scientifiques, d’impacts économiques et sociaux, d’analyses des comparaisons internationales, des attentes de groupes de citoyens, etc…
Dans l’immense majorité des cas, il est utile d’entendre les acteurs économiques qui sont en première ligne sur les conséquences d’une décision politique.
Ils ne font pas que défendre leurs intérêts propres. On oublie trop souvent qu’ils détiennent une expérience, un savoir et des données que d’autres institutions n’ont pas, comme les administrations ou les instances du pouvoir politique.
RPP – Comment la décision peut-elle être produite, dans le sens de l’intérêt public, si la société dans ses diverses composantes n’est pas entendue par ceux qui en responsabilité sont en charge de conduire les politiques publiques ?
Arnaud Dupui-Castérès – C’est bien tout le problème de la période dans laquelle nous sommes. Quand l’irrationnel, l’émotion l’emportent sur les faits, il peut y avoir des conséquences inattendues ou mal évaluées à une décision publique. Le soupçon permanent sur les entreprises est non seulement délétère, contre-productif mais il peut être dangereux. Ce n’est pas parce que quelques entreprises au cours des vingt dernières années ont sciemment menti sur des données, qu’elles le font toutes. Cette interprétation du monde est au mieux d’une grande immaturité, au pire une manipulation dont les visées sont dangereuses pour la démocratie.
Le décideur public doit avoir tous les éléments d’un sujet en sa possession et évaluer les impacts prévisibles avant de choisir.
Michèle Rivasi – Notre société est aujourd’hui atomisée.
Le rôle du législateur est donc de trouver l’intérêt général qui transcende la somme des intérêts particuliers défendus par telle ou telle catégorie de la société.
Or, les lobbys industriels nous mènent une guerre que nous ne voulons voir. Une guerre contre l’intérêt général qui est au cœur de notre Contrat social. Une guerre pour la dictature de l’argent, pour la dérégulation des marchés, la déréglementation, le profit… Il est temps de désarmer ceux qui procèdent à la capture scientifique et réglementaire de nos institutions : la finance, les Bayer-Monsanto et autres mastodontes de la chimie, de la pharmacie, de l’agroalimentaire…
RPP – Les experts doivent être indépendants. Mais leur expertise est indissociable de leur expérience spécifique dans un domaine donné. Comment arbitrer entre nécessité de l’indépendance et recours à un savoir professionnel ? D’une manière générale quelle place pour la science dans l’aide à la décision ?
Michèle Rivasi – Christophe Brusset, ancien industriel de l’agro-alimentaire repenti, explique bien dans son essai « Les grands industriels fabriquent des produits pollués, nocifs, et le cachent » comment l’industrie fait du lobbying, paie des experts, et, au final, les lois sont faites sur mesure pour l’industrie. C’est un système de corruption organisé, qui est accepté par les politiques, voire encouragé, parce qu’il y a beaucoup de retombées financières.
Ainsi, selon un rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory, sur les 211 experts au sein de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, près de la moitié de ces experts seraient payés par l’industrie. C’est le cœur du problème. Celui des conflits d’intérêts.
Il y a deux ans, nous avons créé le réseau Vigilobb/Agir contre les lobbys. Nous demandons l’introduction de deux mesures essentielles pour rompre l’influence des lobbys : la fermeture à clés du grand manège des « portes tournantes » et la création d’un pôle d’experts indépendants dans le domaine environnemental, sanitaire et alimentaire. Il faut en effet instaurer un délai de carence de cinq ans pour éviter les « portes tournantes » et les liaisons dangereuses public/privé. Il faut en finir avec les mouvements de circulation permanents entre les sphères dirigeantes du public et du privé. Comme l’écrivait l’OCDE dans son rapport confidentiel de 2009, « les relations proches entre, d’un côté les régulateurs et le pouvoir politique, et de l’autre, l’industrie de la finance et ses lobbyistes, sont alimentées par le recyclage régulier du personnel entre ces deux univers (…) S’attaquer aux portes tournantes constitue le début d’un processus indispensable afin de restaurer la confiance des citoyens dans le système politique ».
Avec ce sas de cinq ans, notre président, Emmanuel Macron, n’aurait pu passer directement ni du statut d’inspecteur des finances à banquier d’affaires, ni du statut d’associé-gérant de la Banque Rothschild à secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre de l’Économie. De même, si ces règles étaient appliquées au niveau de l’UE pour Barroso, l’ex-président de la Commission, il n’aurait pas été possible de passer chez Goldman Sachs un an et demi après le terme de son mandat. Il faut s’inspirer de la loi canadienne de 2008 qui établit une nouvelle catégorie de fonctionnaires appelés « titulaires d’une charge publique désignée » intégrant les ministres, membres des cabinets ministériels et les hauts fonctionnaires ainsi que les députés et sénateurs. Ces personnes sont interdites d’exercer des activités de lobbying auprès du gouvernement du Canada durant une période de cinq ans après avoir quitté leurs fonctions. Cette législation devrait être transposée d’urgence en France. Aussi, face à des législations de plus en plus techniques, les groupes de défense d’intérêts particuliers, avec à leur tête les multinationales, mettent en place des mécanismes de manipulation scientifique. C’est la raison pour laquelle nous exigeons la création d’un pôle indépendant d’expertise scientifique.
Du scandale de l’amiante à celui du Mediator en passant par le glyphosate et les perturbateurs endocriniens au niveau de l’Union européenne avec les fameuses études occultés par l’EFSA et l’EChA dans leur évaluation des risques, les exemples sont nombreux montrant une faille de l’évaluation scientifique au service d’intérêts commerciaux comme l’ont révélé récemment les Monsanto Papers. Les experts en situation de conflits d’intérêts sont souvent victimes du syndrome du conducteur aviné qui tout en ayant bu pense pouvoir conduire en niant l’influence exercée par l’alcool sur sa conduite.
Il faut aujourd’hui remplacer les évaluateurs externes et souvent bénévoles par des experts internes aux agences et complètement indépendants de l’industrie.
Cela exige la création d’une Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement (en reprenant la proposition de loi Blandin de 2013). Son rôle serait de garantir une expertise indépendante et d’instruire certaines alertes. Elle pourra constituer une instance d’appel en cas d’expertises contradictoires.
Arnaud Dupui-Castérès – Parler « d’un système de corruption généralisé » ou de « guerre » est non seulement faux mais c’est créer les conditions de l’émergence des totalitarismes. Là aussi, nous sommes dans l’ère du soupçon permanent et nous n’apprenons rien de ce qui s’est passé au cours des trente dernières années.
La science doit tenir une place essentielle dans le processus de décision publique.
Or aujourd’hui, le système médiatique, et dans une certaine mesure les responsables politiques mettent en équivalence sur bien des sujets l’ensemble de la communauté scientifique et un ou quelques « lanceurs d’alerte » qui parfois sont des scientifiques marginaux dans leur communauté ou qui quelquefois n’ont même aucune connaissance scientifique et n’ont comme seule qualité que d’être de redoutables agitateurs médiatiques.
Tout devient suspect et dangereux, chaque mois une nouvelle crise sanitaire se profile en Europe, à chaque fois on annonce des centaines de milliers de morts à venir, on dénonce les lobbys sans vergogne, l’irresponsabilité d’entreprises, la concussion des administrations, etc…
La réalité est que depuis des décennies, la durée de vie s’allonge et la qualité de vie, la santé et l’environnement dans lequel nous vivons ne cessent de s’améliorer. Qu’il y ait des problèmes, assurément, mais souvent ils sont inhérents aux inconnus du progrès, ils sont détectés et pris en charge correctement.
L’exemple de la maladie de Creutzfeldt-Jakob est intéressant de ce point de vue.
Les données sanitaires sont sans appel. Entre 1996 et 2018 il y a eu vingt-sept cas en France de décès certains ou probables dus à la maladie de Creutzfeldt-Jakob et sa nouvelle variante, l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB ou encore maladie de la vache folle).
La crise de la vache folle a probablement révélé des pratiques inappropriées pour les bovins qui ont été étudiés et ont fait l’objet d’une prise en compte progressivement, dès 1986, par les autorités sanitaires européennes et nationales. La situation, pour préoccupante qu’elle fut sur le cheptel bovin, valait-elle la « psychose collective » qui a duré plusieurs mois, la crise profonde qu’a connue la filière bovine par la baisse de consommation de viande, les polémiques, les doutes sur la probité des autorités sanitaires, les rumeurs, la folle surenchère de pseudo-experts sur les perspectives sanitaires ? Souvenons-nous des « experts » qui allaient jusqu’à pronostiquer 100 000 morts en France à un horizon d’une dizaine d’années.
L’ESB a révélé les dangers pour les bovins des évolutions de leur alimentation et engendré des changements de réglementation. C’est une bonne chose. La psychose des impacts sur l’être humain a surtout suscité en France une forte vague de critiques à l’égard des administrations sanitaires et vétérinaires.
Cet exemple de la crise de la vache folle montre les dérives de la « société du spectacle » ; celle où l’émotion est le déterminant fondamental de l’existence médiatique et de la prise de décision politique ; de la suspicion systématique contre toutes les autorités légitimes en France et en Europe ; et du rôle insidieux des « anti-lobbys » dans cette suspicion généralisée.
La science est irremplaçable d’abord pour améliorer les conditions de vie de nos concitoyens. Et elle y est parvenu de manière formidable au cours des cinquante dernières années, dans le monde mais aussi en Europe. Contrairement aux sentiments dominants, notre alimentation est beaucoup plus saine aujourd’hui qu’il y a cinquante ans (le taux de létalité par l’alimentation a été divisé par cent depuis la fin des années 1950) et notre environnement aussi. Les savoirs progressent, les attentes aussi. Et tant mieux. L’Union européenne doit renforcer ses capacités de contrôles et d’évaluation. Sans pour autant jeter l’opprobre sur tout scientifique qui aurait un jour eu un contact avec une entreprise privée.
RPP – Comment l’Europe sur les enjeux environnementaux, de santé publique peut-elle concilier les impératifs sociaux qui supposent une économie productive et l’exigence écologique ou sanitaire ?
Arnaud Dupui-Castérès – Les questions sanitaires et environnementales sont sérieuses et il faut donc les traiter avec sérieux. Cela suppose d’abord à court terme que les instances européennes renforcent leurs moyens de contrôles et d’évaluation, à moyen terme qu’elles investissent massivement dans la recherche pour faire progresser les savoirs. Enfin, elles doivent se tenir éloignées des décisions d’opportunités prises sous le coup de l’émotion. Il peut être nécessaire d’agir vite en cas de défaillances ou de problèmes, mais il faut savoir aussi éviter les emballements.
L’exigence écologique ou sanitaire se renforce chaque jour et c’est bien. Mais lors de la prise de décision, il me semble qu’il faille prendre en compte l’ensemble des impacts que cela peut supposer. Même si cette analyse des impacts ne doit pas non plus être l’occasion de stopper ou d’enliser les évolutions réglementaires et normatives. Car je sais bien que certains acteurs économiques sont réticents aux changements et mettent parfois beaucoup d’énergie à les éviter. Il faut écouter leurs arguments, comme ceux des autres parties prenantes et décider en fonction de l’intérêt général.
Les deux sont parfaitement conciliables pour peu qu’il y ait de l’écoute, du dialogue, de la mesure et de la transparence.
Michèle Rivasi – Un péril plane aujourd’hui sur la protection de nos concitoyens européens avec la remise en cause du principe de précaution.
Depuis le début des années 1990, Bruxelles utilise le principe de précaution pour réglementer des produits allant des décapants de peinture aux voitures sans conducteur et aux cultures génétiquement modifiées. Les États-Unis ont longtemps condamné ce principe de l’UE comme une forme de protectionnisme. Souvenez-vous du différend commercial sur le bœuf élevé aux hormones en 2000. Mais ce principe est essentiel pour permettre aux décideurs politiques de faire preuve de prudence afin de protéger le public et d’éviter les dommages environnementaux lorsque la science est incertaine.
Or, aujourd’hui, des industries tentent d’introduire une nouvelle façon de penser par le biais d’une philosophie opposée : le « principe de l’innovation ». Intégré à la loi, le principe d’innovation permettrait de faire contrepoids à ce que ces industriels estiment être un obstacle majeur à leurs affaires : le principe de précaution.
Pour revenir aux pesticides et au glyphosate, nous avons récemment obtenu une belle victoire devant la Cour de justice de l’Union européenne. Suite à une plainte déposée en mai 2017 par quatre eurodéputé.e.s écologistes, dont moi-même, la Cour de justice de l’Union européenne a annulé « les décisions de l’EFSA (l’autorité européenne en charge de la sécurité des aliments) refusant l’accès aux études de toxicité et de cancérogénicité de la substance active glyphosate ». Nous dénonçions les entraves à l’accès à ces documents dans le cadre de la procédure de renouvellement de l’autorisation du glyphosate.
Cet arrêt constitue une inversion de la tendance générale à faire primer les intérêts commerciaux et financiers sur le droit à l’information, l’évaluation strictement scientifique et l’intérêt général.
En reconnaissant la légitimité de notre demande d’accéder aux études relatives aux effets de substances chimiques sur l’environnement, la Cour pose une jurisprudence majeure qui permet de résoudre les dysfonctionnements découlant du « secret des affaires » ou de la « confidentialité des données » abusivement imposés par l’industrie au détriment de la santé.
Cette victoire de la transparence est essentielle pour le travail des scientifiques. La reproduction des résultats, l’examen par des pairs et la publication n’ayant jusqu’ici pas été possibles pour les études protégées par le secret commercial de Monsanto ou de Cheminova alors qu’elles fondent l’évaluation sur le glyphosate de l’EFSA. L’EFSA pourra aussi utiliser ce jugement pour se protéger contre les menaces de procès des firmes lorsqu’il s’agira à l’avenir de dévoiler le contenu d’autres études scientifiques.
Si les gouvernements européens ne veulent pas mettre en place les moyens garantissant l’indépendance scientifique et laisser l’industrie aux manœuvres dans l’évaluation des produits qu’elle veut commercialiser, la transparence est le seul rempart contre les conflits d’intérêts.
RPP – Le lobbying est-il la maladie de l’Union européenne, le filtre qui se substitue à l’arène démocratique ? Ou est-ce un faux procès ?
Michèle Rivasi – Étienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire résumait bien par une formule la situation des autorités publiques face au pouvoir des lobbys : « Ils ne sont puissants que parce que nous sommes à genoux ». Cette démission complice des politiques n’est pas acceptable.
Pour le sociologue et altermondialiste suisse Jean Ziegler, la démission de Nicolas Hulot illustre aussi la faiblesse des institutions démocratiques face au capitalisme financier globalisé. Une absence de contre-pouvoir qui entraîne mépris du bien commun et destruction progressive de la planète et de la biodiversité. Nous pensons que l’Union européenne reste un bon échelon de régulation mais avons conscience aussi que face à l’interdépendance planétaire, une régulation globale est nécessaire.
Donc, il faut trouver des parades démocratiques, réarmer notre démocratie face à l’emprise des lobbys.
À côté des deux mesures essentielles évoquées plus haut pour rendre étanche la sphère publique d’influence extérieure, il convient aussi de développer les parades démocratiques pour limiter l’influence des lobbys et le clientélisme pour restaurer l’intérêt général. Cela passe par le développement initiative législative et réglementaire citoyenne et de l’expertise citoyenne. Cela passe aussi par la co-élaboration des politiques publiques, l’open access ou l’innovation numérique au service du citoyen et l’institutionnalisation de nouvelles formes de débat public pour éclairer la prise de décision sur politiques publiques d’infra ou autres : convention citoyenne/jury citoyen… Ces nouveaux mécanismes de délibération collective permettent également de répondre à la crise de représentation et de légitimité qui frappe notre démocratie.
Il n’y a donc pas de fatalité à l’emprise des puissances de l’argent et d’intérêts court-termistes sur la décision et l’évaluation publique. C’est une question de volonté politique et du contrôle et de la réappropriation citoyenne de la chose publique. La génération climat qui se mobilise dans toute l’Europe est en train de montrer la voie.
Arnaud Dupui-Castérès – Je voudrais à nouveau citer Tocqueville qui évoquait « la tyrannie de la majorité » pour décrire le nécessaire consensus au fonctionnement apaisé de la démocratie. Les activistes l’ont bien compris ; en restant minoritaires, ils n’obtiendraient rien. Alors ils sont passés à l’offensive médiatique pour créer des majorités d’émotions pour faire bouger les lignes. On distille le doute et la peur qui sont deux réflexes humains qui viennent de notre instinct de survie.
Le lobbying doit être un élément visant à créer du consensus, mais pour cela il faut de la confiance. Car en effet, comme le dit Gérald Bronner : « La confiance est nécessaire à toute vie sociale, et plus encore pour les sociétés démocratiques, qui s’organisent autour des progrès de la connaissance et de la division du travail intellectuel »2.
Pour créer de la confiance, il faut bien évidement cesser de chercher à décrédibiliser systématiquement les détenteurs d’une autorité quelle qu’elle soit.
Mais il faut aussi – et c’est le pendant – veiller à ce que les acteurs du lobbying respectent la loi.
Que les choses soient claires. Il y a bien eu des problèmes, des collusions et même des affaires scandaleuses. Et je suis convaincu que chaque citoyen a le devoir de dénoncer des erreurs, des concussions ou pire des mensonges de la part des administrations et des autorités publiques ou des responsables politiques. De telles situations, qui méritent d’être révélées, arrivent, mais elles demeurent heureusement rarissimes. Et quand elles se produisent elles finissent heureusement toujours par être dénoncées et condamnées.
Mon propos ici consiste à souligner l’écart entre la suspicion permanente, les dénonciations et les cas réels. Ils sont bien moins nombreux que nous pourrions le penser. Pour la raison simple que le mensonge, la manipulation font courir un risque supérieur au gain attendu. Le risque des sanctions financière, juridique, réputationnelle, qui quasiment toujours en démocratie finissent par tomber.
En conclusion, je crois que c’est un faux procès dangereux que de mettre en cause systématiquement les entreprises quand elles s’expriment et mettent en avant des arguments, des données, des faits qui sont utiles au débat public et donc à la prise de décision publique. Réclamer la co-construction en excluant les acteurs privés, les entreprises, les spécialistes, les experts scientifiques est une tartufferie. Je suis très favorable au processus de co-construction qui doit donc inclure tout ceux qui ont une légitimité, une expertise ou même quelque chose à dire. Cela participe d’une vie démocratique apaisée où la haine des autres n’a pas sa place, car elle n’est rien d’autre qu’une haine de soi dont la fin est toujours tragique.
Michèle Rivasi
Députée européenne
Et
Arnaud Dupui-Castérès
Président de Vae Solis Corporate
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)