« Pour qui veut comprendre la France et l’Occident tels qu’ils vont, pour qui voudra comprendre dans les temps à venir les fils qui se sont noués à la transition entre ce XXe siècle finissant et ce XXIe siècle tâtonnant, les romans de Michel Houellebecq vaudront sans doute toutes les analyses de Pierre Bourdieu. Depuis Balzac, les grands romans ont la force et la lucidité de toutes les sciences sociales réunies. Même si le miroir tendu n’est pas toujours plaisant[1]». Le propos est certes dénué d’aménité et achève l’exécution, s’il en était besoin, de sciences sociales dopées, pour faire sérieux, au vocabulaire et aux concepts empruntés aux sciences dures et, de façon croissante, peuplées de chercheurs affairés à chercher ce qu’ils ont décidé de trouver. Mille fois traité, le sujet est vieux comme le livre si ce n’est comme le rêve littéraire. Eternelle concurrence du tableau clinique et du ressenti subjectif. Eternel affrontement – à moins que ce ne soit complémentarité – entre la peinture et la photographie.
Deux parallèles se rejoignant à l’infini : la litanie des exemples est interminable.… C’est Roland Barthes disant en 1976 de la dessinatrice Claire Bretécher qu’elle était la meilleure sociologue de l’année ; c’est Freud pour qui point n’était besoin d’avoir fait de longues études de médecine ou de psychologie et qu’une connaissance approfondie des mythes antiques suffisait pour faire un bon psychanalyste ; c’est Karl Marx disant que ce n’était pas lui qui avait écrit Le Capital mais Balzac avec ses cinquante volumes de la Comédie Humaine ; c’est Malaparte et son impromptu Du côté de chez Proust brièvement joué en 1948 – un four – qui tente de démontrer le caractère marxiste ou marxien de la démarche, involontaire sans doute, du prix Goncourt 1919, dans sa description des bouleversements des hiérarchies sociales au tournant des XIXe et XXe siècle, dont Mme Verdurin constitue l’un des archétypes. Dans Les Noyers de l’Altenburg[2], son dernier et peut-être le plus beau de ses romans, avant qu’il n’emprunte d’autres voies, Malraux ne cesse de brouiller les pistes, les protagonistes et la chronologie, réussissant en ces temps de ténèbres, à faire émerger une vérité fictionnelle plus profonde que la vérité historique. Quant à Kundera, militant de l’art du roman, il considérait cette forme d’expression a-idéologique comme la plus parfaite exploration de l’existence. Encore ne faudrait-il point omettre d’autres supports de l’imaginaire comme le cinéma – aujourd’hui les séries – qui contribuent, d’une façon qui sera toujours jugée discutable et partiale[3], à fixer quelques images mentales de grands récits. Autant en emporte le vent est la guerre de Sécession, Apocalypse Now, celle du Vietnam, L’armée des ombres, la Résistance, Le Guépard, les tourments révolutionnaires du Risorgimento et la métaphore abyssale de la fin d’un monde. Irritant ou éblouissant, c’est selon. Mais au final qui mieux que Tolstoï peut faire ressentir ce que fut la bataille de Borodino et l’état d’esprit de la Russie de 1812 bien qu’il ne soit pas établi qu’il ait écrit Guerre et Paix en se fondant sur une scrupuleuse consultation des sources et des outils statistiques de l’époque.
Novembre 2022, il y a un an, le scandale couve. La république des lettres est-elle en voie de dangereuse déstabilisation ? Le Goncourt se vendra moins bien que le grand prix du roman de l’Académie française décerné une semaine auparavant. Que le jury censé être le plus classique si ce n’est le plus conformiste ait profité de l’avantage du calendrier pour couronner ce qui est sans doute le meilleur premier roman de langue française depuis longtemps – selon quelques critiques en vue, non dénués de talent pour autant – et peut-être le meilleur roman de l’année 2022, fait l’effet d’un mini-séisme. Chez Drouant, après quatorze tours de scrutin à cinq contre cinq, le recours statutaire à la voix double du président permet de se replier sans déshonneur sur un autre choix. Cette descente in extremis de l’Esprit Saint sur l’assemblée – à moins que ce ne fut celle de l’ombre portée des éditeurs – laissera momentanément au moins, des traces. Avantage des jurys dont les membres sont élus à un couvert et non à un fauteuil, tout finira par rentrer dans l’ordre place Gaillon et libre à chacun de sourire de ces péripéties dignes des psychodrames successoraux d’un royaume d’Araucanie. Mais en filigrane se profilent quelques questions d’importance.
Revenons au Mage du Kremlin[4], livre qu’on n’attendait pas mais non surgi de nulle part pour autant[5]. Le roman, car il s’agit bien d’un roman, fit mouche et dérangea donc l’entre-soi d’une petite république des lettres polytraumatisée par l’avachissement de la forme, l’indigence des contenus, l’étiolement du lectorat, la vacuité satisfaite de l’écriture plate et platement revendiquée, excluante à force d’inclusivité, auxquels s’ajoutent aujourd’hui l’irrésistible ascension de l’I.A. et de Chat GPT. Certes, l’ouvrage recèle des imperfections et des ambigüités qui contribuent pour partie à son pouvoir inexpliqué de sublimation du réel et de stimulation de l’imaginaire du lecteur. Constitue-t-il une approche pertinente – voire efficiente – du vrai ? Sempiternel dilemme au cœur même du « pacte littéraire ». Confronté, page par page, à l’affligeante et parfois terrifiante trivialité du réel, ses approximations et ses lacunes – volontaires ou fruit de quelques visibles insuffisances – ne sont pas niables et sont même rédhibitoires pour les kremlinologues assermentés. Universitaires capés et spécialistes reconnus n’ont pas manqué à juste titre d’en faire la liste : ambigüités sur la positionnement de l’auteur-narrateur par rapport au récit, méconnaissance des structures du pouvoir telle que l’incontournable administration présidentielle, vision caricaturale et exotisée de la psyché russe, erreurs historiques, clichés sur la femme slave forcément fatale parce que glaciale et féroce ou inversement, soupçons – infondés ou à tout le moins discutables – d’apologie subliminale des méthodes de pouvoir poutiniennes etc..
Alors que penser ?
Dans le premier numéro de la Nouvelle Revue Française – celui de février 1909 – l’un des six pères fondateurs, et non le moindre, Jean Schlumberger, délivrait un de ses rares messages doctrinaux : « Il y a, en art, des problèmes de circonstance et des problèmes essentiels. Les premiers se renouvellent tous les quinze ans, tous les trente ans ou tous les demi-siècles, selon qu’ils sont affaire de mode, de goût ou de mœurs. Plus ils sont éphémères et plus ils absorbent l’attention. Quant aux problèmes essentiels, ils ne sont jamais à l’ordre du jour. Chaque artiste les affronte, seul, dans les moments les plus décisifs de sa vie »[6]. Approche littéraire contre approche littérale. Giuliano da Empoli a dû, lui comme d’autres, dans la solitude silencieuse de la création, affronter ces questions essentielles. Qui oserait aujourd’hui lui reprocher son choix ?
Alain Meininger
[1] Laurent Wauquiez, « Michel Houellebecq, notre dernier romantique », Revue des deux Mondes, mars 2022.
[2] Première publication en 1943 par Les Editions du Haut Pays, Lausanne.
[3] L’Histoire, n’est-elle pas, selon le mot de Napoléon, « une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord ? ».
[4] Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli, Gallimard, 2022. Recension faite dans le n° 1103 d’avril-juin 2022 de la Revue Politique et Parlementaire.
[5] Se référer au livre précédent de l’auteur Les ingénieurs du chaos, Jean Claude Lattès, 2019.
[6] Un siècle NRF, album de « La Pléiade » de l’année 2000, rédigé par François Nourissier, page 18.