Qu’est-ce que le narcissisme ? Le narcissisme est à certains égards un excès de compétition sociale. Les prix de cette compétition sont divers mais ce sont le plus souvent les gratifications, matérielles ou sociales : la reconnaissance, les conquêtes, les possessions, la gloire… Mais cela peut être aussi des choses plus implicites et inavouables, comme le vertige du pouvoir, le sentiment de la force, voire la volupté du sadisme.
La psyché narcissique résulte de cette mentalité ultra-compétitive : une idée sublimée de soi, les fantaisies de succès, le manque d’empathie et les comportements manipulatoires (pour parvenir à ses fins), l’environnement social vu comme une hiérarchie ; et ce, avec le sentiment d’envie ou de jalousie envers ceux de l’échelon supérieur, et celui du mépris envers ceux de l’échelon inférieur. Le narcissisme est bien évidemment pathologique lorsqu’il est un trouble, c’est-à-dire qu’il sclérose la personnalité, qui ne juge son environnement social qu’à l’aune de la compétition. Il devient là possiblement préjudiciable à l’individu, comme à ceux qui l’entourent. Mais une part de narcissisme est aussi nécessaire aux êtres et aux sociétés. La compétition permet à l’individu, et aux cultures, de se dépasser, parfois de se transcender, et les rapports en société sont inévitablement faits de hiérarchies, explicites ou implicites. Le tout étant, comme dans toute chose, de trouver le bon équilibre, entre compétition et compassion, entre autorité et collégialité, entre l’individuel et le collectif.
Le terme « narcissisme » est aujourd’hui communément perçu, comme le fut en son temps « l’hystérie », dans une acception péjorative. La chasse actuelle, aux prédateurs sexuels et aux tyrans sociaux, conforte l’idée que le narcissique est le nouvel épouvantail des sociétés modernes, comme l’hystérique, tout à son émotivité et sa théâtralité, était celui des sociétés viriles d’autrefois. Le narcissique type est d’ailleurs spontanément conçu sous les traits d’un homme, comme l’hystérique l‘était sous les traits d’une femme. La révulsion des sociétés contemporaines face aux rapports de force, et la téléologie de la « fin de l’histoire » qui imprègne aujourd’hui l’occident, sont un des moteurs du rejet de ce compétiteur social qu’est l’individu narcissique. Les excès ravageurs des abus d’autorité, et une prédation sociale et sexuelle, qui ont été assez incroyablement tolérés jusque-là, en sont un autre. Ainsi, aujourd’hui, plus que jamais, le « pervers narcissique » a remplacé « la folle hystérique », comme personnalité repoussoir dans la psyché collective.
Le narcissisme est une tournure d’esprit universelle, mais qui sera plus ou moins mise en valeur, selon les cultures et les époques.
Et il est intéressant de noter qu’un des stéréotypes du « français » est justement celui du narcissique : un individu séduisant et manipulateur, fier ou hautain, en recherche de conquêtes (sexuelles en particulier), parfois vantard ou grandiose. La culture française, qui représente l’altérité pour les anglo-saxons, prend donc souvent à leurs yeux les traits d’un personnage narcissique, qu’il soit un rival charismatique et intimidant, ou un faire-valoir bravache et ridicule. S’il est certain que l’âme d’une nation ne se réduit pas aux caricatures parfois mensongères produites par l’étranger, cela doit tout de même nous porter à une forme d’introspection. Et si l’on observe la société française à travers les âges, force est de constater que le narcissisme l’imprègne. Le Roi Soleil en a été le parangon, Bonaparte la forme sublimée, la monarchie absolue sa forme politisée, Versailles son incarnation de pierre, la vanité mondaine et le parisianisme, ses formes sociétales.
Le narcissisme est particulièrement présent dans les secteurs les plus élitistes (politiques, médicaux, culinaires, artistiques…) de la société française. Et certains excès de l’égo, qui seraient jugés inacceptables dans la culture nord américaine, sont souvent perçus comme une normalité dans ces milieux. Par ailleurs, le culte du patron, du chef, de l’homme providentiel totipotent, reste très pratiqué. Par exemple, en médecine, dans les milieux hospitalo-universitaires, les « mandarins » sont à la fois médecin, enseignant, chercheur, gestionnaire. Tout cela en briguant parfois en parallèle des mandats électifs, ou en compensant un salaire bien inférieur à leur niveau de compétence, par des activités plus lucratives avec le privé ou l’industrie pharmaceutique. C’est assurément confortant pour l’égo, mais il est bien évident que l’être humain, même d’exception, a ses limites, et que cette boulimie de fonction ne peut se faire qu’avec un certain survol, et aidé d’une armée de petites mains, qui font elles réellement le travail. Le système hospitalo-universitaire français est donc imprégné de ce culte du patron, figure solaire autour de laquelle gravitent et dont dépendent, tout un prolétariat académique, ainsi qu’un réservoir d’étudiants consommables. Ce soleil éblouit, et parfois brûle, ceux qui en sont trop proches. L’autoritarisme est effectivement toléré, et des comportements parfois pervers et humiliants ne sont perçus que comme des prébendes du pouvoir, voire comme une nécessité pratique et effective de la quête d’excellence. Mais l’astre resplendit aussi de tous ses feux, pour peu que l’on s’éloigne de sa proche orbite. Le phénomène Raoult, ce moment Flaubertien qu’a montré au monde la société française, en a été la parfaite illustration. L’adoration toute bigote qui a régné autour de cette figure de saint patron académique, a été la démonstration, par l’absurde, de la fascination française pour l’autorité. Et le narcissisme thaumaturge de Raoult, secondé du don quichottisme médical de ses affidés, a été la triste incarnation d’un narcissisme débridé et vénéneux.
Ce système égocentré et autoritaire est beaucoup moins toléré en Amérique du nord.
Pour ce qui concerne les médecins, chaque poste brigué (praticien, enseignant, chercheur, gestionnaire…) implique un investissement en propre de l’impétrant. Les étudiants en médecine ont un droit d’évaluation sur leurs enseignants. Les abus d’autorité sont traqués et punis. Et malheureusement, dans un mouvement de balancier, le système universitaire nord-américain est tombé dans le travers opposé, avec des étudiants consommateurs et clientisés, qu’il faut toujours plus infantiliser et contenter. Le rapport d’autorité, plutôt que d’avoir été équilibré et domestiqué, a été finalement inversé, et les étudiants ont désormais le pouvoir d’intimider et de harceler leurs professeurs; ce que certains font sans ambages.
Les Américains ont leurs antagonismes culturels, issus de leur histoire de colons. Celui de la liberté individuelle absolue, auquel répond le carcan transcendé du puritanisme. Celui aussi de la compétition, autrefois assumée, entre les ethnies et les cultures, dont les différentes vagues migratoires ont façonné le pays, auquel répond le besoin compulsif d’apaisement, d’effacement identitaire, et de quête de réparation, que porte le multiculturalisme. La France a donc l’enjeu de l’égo. Et à un narcissisme parfois tyrannique répond, à front renversé, un égalitarisme forcené, hostile à toute verticalité, toute compétition, et toute hiérarchie sociale. Au sein de cette culture française, hautement politisée et idéaliste, ces deux tendances – l’égomaniaque et l’égophobe – cohabitent et pondèrent la marche de la nation, dans une dialectique incessante. Dans le monde politique, c’est aussi le cas, tant à droite qu’à gauche. Il est fréquent de voir émerger des figures narcissiques des milieux égalitaristes (à l’image de Mélenchon, le sacro-saint tribun de la plèbe ou Mitterrand, sa figure patricienne), et la gauche se prendre de fascination pour l’homme fort. Comme il est fréquent de voir certaines figures de droite renier l’inégalité (qui n’est pas l’iniquité) et la compétition. Seulement ces concessions sont le plus souvent déguisées, car délivrées de leurs enjeux symboliques : la gauche française répudiera avec ostentation le pouvoir de l’argent pour s’adjuger sans complexe le pouvoir social. À droite, les pulsions individualistes seront souvent passées sous le vernis du bien commun.
Le narcissisme explique aussi une composante non négligeable du comportement individualiste des français. Par exemple, concernant sa proverbiale indiscipline, si ses cousins latins s’affranchissent facilement de la règle commune, partant du principe que personne ne la respecte, le français s’en affranchit lui, en attendant des autres qu’ils s’y conforment. Par ailleurs, l’état providence, omnipotent en France, maintient l’administré dans une position de revendication narcissique permanente. En effet, cette figure parentale, arbitre et distribue les gratifications au sein de cette grande fratrie qu’est la nation. Dépendant en plein de l’état, les citoyens sont donc en constante compétition les uns avec les autres, dans une sollicitation perpétuelle de la figure tutélaire. Tel qu’on le voit dans le narcissisme de l’enfant, qui séduit ou provoque sans cesse ses parents, afin de s’assurer de leur amour et de leur attention (ou de leur faire payer ses déboires), et qui se compare en permanence à ses frères et sœurs. Le narcissisme et son antagoniste égalitariste se retrouvent aussi fortement dans les milieux professionnels. On y observe en effet une tendance à la sublimation, qui pousse certains à travailler avec ardeur et abnégation, afin de se conformer aux attentes, et d’atteindre des standards d’excellence ; et ce, parfois au bénéfice de ceux qui savent jouer de leur dévotion. Et inversement, on constate l’omniprésence d’une culture de la contestation et de l’insoumission, qui en pousse d’autres à rejeter tout investissement et toute subordination. Ainsi, plus qu’ailleurs et plus que dans les pays où l’engagement professionnel est essentiellement d’ordre contractuel, le milieu de travail français cultive les extrêmes, entre ceux qui se donnent, et ceux qui se refusent, avec passion.
Enfin, c’est dans la culture que le nombrilisme français est le plus évident.
De l’ « exception » culturelle française à une francophonie très gallo-centrée, les français ont tendance à concevoir le monde de manière concentrique : la France vaut mieux que le monde, et Paris mieux que la province. Le rapport à la langue anglaise, dont « le français de France » arbore moult oripeaux, afin de se draper un peu vainement de la puissance de cette lingua franca moderne, traduit ce besoin de rester au centre des choses, même à son détriment, et sans s’en donner finalement réellement les moyens. Les français parlent donc (mal) anglais quand ils devraient parler leur langue, et inversement.
La présidence Macronienne restera peut-être dans l’histoire comme un chant du cygne de la grandiosité française. La France s’est un temps emmourachée du narcissisme Macronien, celui de l’apex de la mondialisation, marqué par l’accomplissement individuel et le disruptisme. Elle s’est prise à rêver de lui ressembler, feignant d’ignorer que ce type d’individualité, et par extension le type de société qui en résulte (la « start-up nation »), ne prospère que dans les cultures intrinsèquement compétitives et inégalitaires, comme peuvent l’être les sociétés américaines ou israéliennes. Par ailleurs, l’européanisme français, ce faux nez des idées de grandeur de la France, qui en menant l’Europe, cherche à retrouver son poids d’antan, s’est aussi heurté à cette réalité que la vraie puissance se trouve désormais chez des nations moins prétentieuses et plus efficientes. En ce sens, ce quinquennat a été le crépuscule du narcissisme français, qui a tenté de s’adapter à son déclassement, en utilisant l’individualisme et le multilatéralisme au service de sa volonté de puissance, à l’image d’Emmanuel Macron. Malheureusement, la prochaine élection présidentielle sera fort probablement à nouveau un combat d’égo, avec des attentes irréalistes et bien vite déçues vis-à-vis d’une personnalité. Il serait souhaitable, à défaut de réformer la cinquième république, que pour une fois, l’élection ne soit plus celle d’un homme, mais celle d’un programme, d’un élan collectif vers un système de valeurs communes, que le prochain président, ne ferait qu’accompagner, et devant lequel son égo s’effacerait. Et quelque part, un espoir subsiste, si la constante sociologique suivante se maintient : que le prochain président continue à être l’incarnation de la nature opposée du précédent. Puisqu’à la présidence parfois indolente de Chirac, a succédé l’hyperprésidence hyperactive de Sarkozy, puis l’hypoprésidence ouverte aux vents de la synthèse de Hollande,
puis la présidence absolue et idiosyncrasique de Macron. On peut donc ainsi espérer que le prochain mandat sera collégial et programmatique.
La fin de ses rêves de grandeur, et la nécessité de sa survie, peuvent être enfin un choc psychologique salutaire pour la psyché française. Le narcissisme français a généré un mythe, a forgé une identité, a donné à la France et au monde le goût du prestige, de la conquête, de l’excellence. Il ne s’agit pas de renier en tant que telle cette fierté autrefois resplendissante, et source d’inspiration. Mais il faut réaliser qu’en renonçant à la grandeur et à la puissance, à l’esprit de compétition, la France ne pouvait garder du narcissisme que les mauvais côtés. Une saine ambition reviendra peut-être à l’avenir, et remplacera ce qui est devenu un égotisme un peu décadent. D’ici là, il serait salutaire que la France entretienne des rapports plus apaisés avec l’égo. En finir avec le narcissisme, tant qu’avec son opposé, l’égalitarisme, et retrouver un point d’équilibre. En finir avec l’idéalisation et la sublimation, et en revenir au pragmatisme et au goût du réel, à une humilité et à une common decency qui ne lui est pas non plus si étrangère. En finir avec cet état nourricier qui maintient les citoyens dans leurs revendications narcissiques, et en revenir à la responsabilité individuelle, aux engagements contractuels, ainsi qu’à une vision de l’état comme un bien commun, et non comme une figure parentale. En finir avec le statisme des statuts et des cartes de visite (untel a fait telle grande école, tant de brillants élèves font de piètres professionnels, et inversement), et en revenir à la seule appréciation des projets et des accomplissements. En finir aussi avec l’égalitarisme, en particulier à l’université, dont il faut refaire une fabrique de compétences et d’expertises, le goût du savoir étant l’affaire de chacun, et non la mission des cycles supérieurs. Domestiquer les grands fauves narcissiques, ou les mettre en cage, et réaffirmer l’intangibilité d’un contrat social fait de respect, et de considération pour la participation de chacun. Remettre au pas les dilettantes et les saboteurs, les ramener à leur responsabilité personnelle, et les laisser assumer seuls leur désinvestissement. En somme, se mettre à l’abri de ces deux périls, l’égomanie et l’égophobie, qui gangrènent la France, pour la retrouver à son meilleur.
François-Xavier Roucault
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal