Discriminer, au sens le plus général du terme, c’est distinguer ou différencier, sans porter un jugement de valeur sur ce qu’on distingue, ni appeler à un traitement inégal des éléments distingués. La discrimination est une activité cognitive élémentaire permettant de catégoriser et d’élaborer des classifications.
Appelons à la barre le psychologue Théodule Ribot, qui, dans La Psychologie anglaise contemporaine (1881), affirmait que « le fait le plus primitif de la pensée, c’est (…) le sens de la différence ou discrimination », et présentait la discrimination comme « la propriété fondamentale de l’intelligence ». Prenons quelques exemples de discrimination en ce sens neutre dans la littérature savante, qu’il s’agisse de l’anthropologie, de la sociologie ou de la science politique. Il en va ainsi de la distinction entre « nous et eux » ou « nous et les autres », qui fait surgir le problème de l’identité (qui sommes-nous ?) et de l’altérité (qui sont-ils ?). Telle est la discrimination élémentaire, qui reste axiologiquement neutre avant d’être interprétée suivant telle ou telle grille idéologico-politique. Ce « nous » peut avoir pour référence le genre humain (distingué des non-humains), telle ou telle civilisation, tel ou tel groupe ethno-racial, telle ou telle nation. Dans ce dernier cas s’impose la distinction entre citoyens d’un État-nation et étrangers. Les interprétations de la distinction élémentaire n’échappent pas ordinairement au phénomène universel qu’on appelle ethnocentrisme ou sociocentrisme. Elles oscillent entre le sociocentrisme dit positif (l’idéalisation du « nous » et l’abaissement ou la stigmatisation de l’autre, présupposé du racisme) et le sociocentrisme dit négatif (l’idéalisation de l’autre ou la préférence pour l’autre et la dépréciation du « nous », travers de l’antiracisme désigné par les expressions « haine de soi » ou « honte de soi »).
On sait que, dans une nation démocratique qui est un État de droit comme la France, seuls les citoyens se voient reconnus la plénitude des droits politiques. Et que, dans la fonction publique, les emplois relevant de la souveraineté de l’État ou d’un secteur régalien (Justice, Intérieur, Budget, Défense, Affaires étrangères) ne sont accessibles qu’aux nationaux.
Il y a bien là une discrimination élémentaire, qui est une simple conséquence du fait que les États-nations indépendants et souverains existent.
Mais cela n’empêche nullement que citoyens (ou nationaux) et étrangers en situation régulière bénéficient de l’égalité des droits civils, économiques et sociaux. C’est cependant à l’intérieur de la nation comprise comme « communauté des citoyens » – objet d’un important ouvrage éponyme de Dominique Schnapper publié en 1994 – que s’exerce la solidarité nationale, qui permet l’allocation de moyens publics, par exemple en cas de catastrophes naturelles ou pour lutter contre la pauvreté affectant certains territoires. C’est aussi dans la nation que prend sens la recherche du bien commun ou du « bonheur de tous », pour reprendre l’expression employée dans le Préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. C’est le bonheur de tous les citoyens de la nation républicaine qui est recherché, ce qui n’exclut bien sûr nullement qu’on veuille aussi rechercher le bonheur de tous les humains.
Le patriotisme n’est pas incompatible avec l’universalisme moral.
Si la démocratie ne peut s’exercer que dans le cadre d’une communauté politique déterminée, de la cité-État à l’État-nation, cette communauté suppose l’existence de citoyens qui, pour être solidaires, doivent partager un certain nombre de représentations et de croyances, mais aussi de manières d’être, définissant ce qu’il faut bien appeler une identité culturelle. Or, on ne change pas d’identité nationale comme de chemise. Une communauté de citoyens ne saurait se réduire à une somme d’individus sans appartenances, représentants quelconques du genre humain, et réunis en un lieu par hasard. À cet égard, l’idée d’une citoyenneté cosmopolite est une chimère, ou, dans le meilleur des cas, une idée régulatrice.
La distinction entre citoyens et non-citoyens constitue une discrimination légitime, inséparable de l’existence de la nation comme communauté de citoyens. Et, comme on le sait, la conception française de la citoyenneté, ou de l’intégration républicaine, n’est subordonnée à aucun critère d’appartenance raciale, ethnique ou religieuse. C’est pourquoi le slogan « J’y suis, j’y vote » des partisans de la citoyenneté-résidence, qui veulent dissocier l’exercice de la citoyenneté de la nationalité, relève de l’« impolitique », laquelle, selon Julien Freund (Politique et impolitique, 1987), consiste à substituer aux fins de la politique de tout autres fins, empruntées à la morale, à l’art ou la religion, ce qui conduit à « faire la pire des politiques ».
Cette inintelligence de la politique illustre une forme de bêtise idéologisée très répandue dans les milieux extrémistes de gauche qui, en manque de nourritures psychiques depuis l’évanouissement de leurs certitudes marxistes, consomment ce nouvel opium des élites politico-intellectuelles.
Au cours du dernier demi-siècle, le sens axiologiquement neutre du mot « discrimination » a fait progressivement place à des usages exclusivement péjoratifs et polémiques du terme, notamment du fait de son suremploi dans divers discours militants, qu’il s’agisse de l’antisexisme ou de l’antiracisme, qui mettent l’accent sur les inégalités, les modes d’exclusion ou les « violences policières » dont sont ou seraient victimes les personnes issues de « l’immigration postcoloniale ». En France, c’est au cours des années 1990 que commence à être introduite dans le débat politico-intellectuel la question des discriminations dites raciales dans les milieux de gauche ralliés au multiculturalisme. L’idée directrice est alors que la réussite de l’intégration n’implique pas la suppression des discriminations. D’où l’orientation de l’antiracisme vers la « lutte contre les discriminations », ces dernières pouvant être visibles et intentionnelles, ou invisibles, non intentionnelles et indirectes, dites plus tard « systémiques ».
Pour certains théoriciens néo-gauchistes, la preuve de l’existence des discriminations est la parole des personnes qui se sentent discriminées. La prise au sérieux de ce critère subjectif a de lourdes conséquences. Dans le militantisme antiraciste et antisexiste emporté par des dérives idéologiques mêlant le racisme anti-Blancs et la misandrie, la sacralisation de la parole des victimes auto-proclamées permet de condamner à la mort sociale les accusés (le plus souvent des « mâles blancs »), privés des garanties impliquées par la présomption d’innocence. Ce sont là des meurtres sociaux rituels hautement médiatisés.
La vision écologiste, dont l’horizon est planétaire, engage à élargir le champ des discriminations en y incluant les traitements jugés condamnables de tous les êtres vivants, la distinction entre l’humain et l’animal étant pointée comme la première discrimination. Les antispécistes et les animalistes s’emploient à multiplier les formes de discrimination qu’ils veulent interdire et sanctionner. Dès lors, la moindre distinction ou différenciation, baptisée « discrimination », peut être dénoncée comme une injustice intolérable.
Dans ce contexte politico-culturel, où existe une législation anti-discriminations, on désigne ordinairement par le mot dépréciatif « discrimination », à s’en tenir aux sociétés humaines, un traitement différentiel et inégal de personnes ou de groupes en raison de leurs origines, de leurs appartenances, de leurs identités (culturelles, religieuses, etc.), de leurs apparences (physiques ou sociales), de leur sexe ou de leur genre, de leur âge, ou encore de leurs opinions, réelles ou supposées. Le principal effet des discriminations, directes ou indirectes, et qui peuvent s’additionner, est d’exclure certains individus ou certains groupes du partage de divers biens sociaux (logement, emploi, etc.) et de les priver de certains droits. Il va de soi que, dans ces conditions, la discrimination est contraire au principe d’égalité des droits ou à l’égalité devant la loi. Comment, dès lors, ne pas être contre les « discriminations » ainsi définies ? Mais il faut souligner qu’une législation antidiscriminatoire ne peut surgir et fonctionner que dans le cadre d’un État de droit, c’est-à-dire au sein d’une nation démocratique-libérale. Or, les chasseurs de discriminations sont enclins à accuser, avec une virulence particulière, les sociétés démocratiques-libérales de masquer les discriminations constitutives du « racisme systémique » qui s’y déploierait.
L’extension polémique du mot « discrimination » ne s’arrête pas là. Dans les milieux des gauches radicales, l’existence de nations distinctes est elle-même perçue comme une inacceptable discrimination et la distinction entre citoyens-nationaux et étrangers est rejetée comme scandaleusement discriminatoire. La citoyenneté nationale serait un principe d’exclusion qu’il faudrait non seulement déconstruire mais abolir. C’est sur la question, hautement politisée (pour ne pas dire empoisonnée), du contrôle et de la régulation de l’immigration que les clivages sont les plus profonds et les procès d’intention les plus vifs. « Des papiers pour tous, des frontières pour personne. » Ce qui saute aux yeux, dans ce slogan lancé par l’extrême gauche parisienne le 13 mai 2006, c’est l’exigence intrinsèquement contradictoire qu’il comporte : nul n’ignore en effet que les papiers d’identité n’ont de sens que par l’existence des frontières nationales. La pensée confuse se met ainsi au service d’une utopie abstraite, qui se suppose « généreuse », s’attribuant un esprit d’ouverture et d’hospitalité sans limites. Cette revendication auto-contradictoire illustre le degré zéro de la politique.
Depuis le début des années 1980, en France, la vulgate immigrationniste ou pro-immigrationniste constitue la pensée politiquement correcte sur la question des flux migratoires. Un cliché fataliste tient lieu de pensée politique : « On n’empêchera pas les gens de venir. » Il s’agit d’une prophétie auto-réalisatrice : par son indéfinie répétition dans le cadre de mobilisations en faveur d’une immigration indifférenciée et toujours croissante, elle contribue à faire affluer « les gens » en légitimant leur venue, et ainsi fabrique les conditions de sa vérification empirique.
Si l’immigration est inéluctable, au point d’incarner une fatalité, il n’y a qu’une politique possible : celle de l’adaptation au processus fatal.
C’est là reconnaître en la matière l’impuissance radicale du pouvoir politique, dont l’exercice se réduit nécessairement à reconnaître et accepter cette figure du destin. Il n’y a pas d’alternative.
Dans tous les courants du néo-gauchisme intellectualisé, ralliés à la cause immigrationniste impliquant un refus de principe de toute limitation et sélection de l’immigration, on rencontre les symptômes d’une paranoïa anti-discriminatoire. On commence par voir des discriminations partout, les micro-discriminations ou les discriminations « invisibles » étant jugées les plus pernicieuses. Puis on lance des mobilisations fondées sur le fantasme de l’omniprésence des discriminations, cette nouvelle porte de l’enfer. On désigne corrélativement des coupables parmi les intellectuels, les journalistes les politiques, épinglés comme « réactionnaires » ou « racistes ». Les discriminations deviennent les mères de tous les vices. C’est ainsi que se construit le nouvel ennemi absolu. Son élimination est imaginée comme la condition de la création d’une société éthiquement pure, qui serait le règne de la vertu.
Dans le monde des valeurs égalitaires créé par les sociétés démocratiques occidentales, si toute discrimination est une injustice en ce qu’elle constituerait une différenciation hiérarchisante, si donc elle est toujours négative, alors son inversion systématique, dans tous les domaines, paraît être une bonne stratégie de lutte contre les injustices. Le modèle idéologique et rhétorique de l’opération n’est autre que l’inversion du racisme en antiracisme, dans les sociétés occidentales supposées structurées par la domination blanche et masculine (ou « patriarcale »). Dans les formes intellectualisées de l’antiracisme s’est ainsi banalisée la critique radicale et diabolisante de l’eurocentrisme, de l’occidentalocentrisme et du leucocentrisme. Trois « ismes » répulsifs qui désignent un seul et même diable racial et civilisationnel : « le Blanc » et/ou l’Occidental, défini comme intrinsèquement raciste et par là même devant être dénoncé et sanctionné. Tel est le principe des politiques, qui se veulent antiracistes, de « discrimination positive » (« affirmative action »), qui consistent à favoriser par diverses mesures les membres de groupes censés être injustement défavorisés, stigmatisés ou exclus. Ces politiques contre-discriminatoires reviennent à privilégier volontairement, dans les sélections sociales, les individus censés appartenir à des catégories de « discriminés » (selon la race, le genre, la religion, etc.), qui incarnent les « bonnes » identités, celles auxquelles est attribué un statut de victimes.
La culpabilité ontologique de « l’homme blanc » fait couple avec l’identité victimaire du non-Blanc, dont le ressentiment et l’esprit de revanche ou de vengeance est jugé naturel et légitime.
Le recrutement dans les universités et les entreprises s’opère dès lors moins selon les compétences et les performances avérées des personnes qu’en raison de leurs identités « bonnes » (c’est-à-dire victimaires) ou « mauvaises » (celles de sujets « dominants », définis par leur culpabilité ineffaçable). Dans les universités étatsuniennes en particulier, la discrimination positive a longtemps fonctionné en faveur des Afro-Américains (« Noirs »), des femmes, des « queers », des gays, etc., engendrant des effets pervers qu’on connaît désormais fort bien. C’est ainsi que sont parvenus à obtenir des postes ou des promotions de nombreux universitaires médiocres, souvent plagiaires, aux travaux quasiment inexistants et limités à des questions touchant le racisme ou le sexisme, mais politiquement corrects (situés à l’extrême gauche) et appartenant à des groupes supposés discriminés. L’un des derniers exemples en date n’est autre que celui de la politologue Claudine Gay – née à New York dans une famille d’immigrés haïtiens –, élue le 15 décembre 2022 présidente de Harvard University grâce à la discrimination positive ritualisée. Elle a été célébrée avec l’enthousiasme requis comme la première personne afro-américaine à avoir occupé ce poste prestigieux. Après avoir pris ses fonctions le 1er juillet 2023, et relativisé publiquement devant le Congrès, le 5 décembre 2023, le caractère antisémite des appels au génocide du peuple juif sur le campus de Harvard, puis avoir été accusée de plagiat, preuves à l’appui, Claudine Gay a fini par démissionner le 2 janvier 2024.
La « lutte contre les discriminations » est désormais au cœur de tous les courants se réclamant de la révolution « woke ». La nouvelle utopie révolutionnaire se donne pour objectif d’effacer toutes les discriminations. L’« inclusion » (ou l’« inclusivité ») fonctionne ici comme un mot magique et une arme symbolique. D’où l’extension et la reformulation du principe de charité envers autrui en devoir d’hospitalité inconditionnelle et de solidarité universelle sans discrimination, ce qui implique non seulement l’ouverture des frontières mais leur complet effacement. Lorsqu’on ne distingue pas la nation-communauté des citoyens du nationalisme supposé intrinsèquement xénophobe et belliciste, voire sexiste et raciste, la fin des nations est imaginée comme la fin d’un grand système discriminatoire. Le vieil internationalisme révolutionnaire prend la figure d’un programme de dénationalisation du monde. Ce qui fait rêver les nouveaux utopistes comme les hommes d’affaires, c’est la promesse d’une société universelle sans frontières internes et donc sans étrangers.
Le nouveau monde humain idéal est peuplé de migrants et de nomades. L’inversion de la préférence nationale en préférence dénationale est en cours.
Dans la culture dominante des élites intellectuelles en France, depuis le milieu des années 1980, ce que j’ai appelé au début des années 1990 l’« antinationisme », impliquant la diabolisation de la nation, fait partie des positions qui vont de soi. La haine et le mépris de la nation sont présupposés dans les textes militants intellectualisés qui la prennent pour objet. C’est là le résultat d’une cascade d’amalgames polémiques où tous les termes sont fantasmés : nation – nationalisme – chauvinisme – xénophobie – racisme – fascisme. La question se complique en raison de la diabolisation récente du « populisme », assimilé à « l’extrême droite », au nationalisme xénophobe ou à une nouvelle menace fasciste, phénomène que j’ai notamment analysé dans La Revanche du nationalisme (2015). D’où la renaissance à gauche, une fois de plus, d’un antifascisme luttant contre des fantômes.
Dans Situation de la France (2015), Pierre Manent a mis en lumière le paradoxe de l’homme aux semelles de vent obsédé par ses racines. D’où le surgissement du dogme central de la nouvelle religion séculière qu’est l’émancipation mobiliste, dont le projet, au parfum libertaire, est d’effacer les limites, d’éliminer les contraintes et les obligations. Et le philosophe d’ajouter que « l’islam a surgi dans une Europe qui a démantelé, ou laissé se délabrer, ses anciens parapets », prix à payer pour sa conversion à la gnose politique du mouvement et du changement sans fin. Pour reprendre l’analyse que j’avais présentée en 2000 dans L’Effacement de l’avenir puis dans Résister au bougisme (2001), c’est bien le « bougisme » qui s’est imposé à nos contemporains comme définissant la « bonne » orientation idéologique globale. On peut voir dans cet éloge de la démesure rédemptrice l’un des héritages de l’individualisme radical des Modernes, mâtiné de rêveries cosmopolitiques. Manent s’inquiète particulièrement de l’état d’esprit des Européens : « Ne parlant que de racines, mais n’osant plus être chez eux, les Européens cherchent le repos dans le mouvement, un mouvement que rien ne règle ni ne ralentit. Aucune frontière ne doit faire obstacle au libre mouvement des capitaux, des biens, des services, des personnes, comme aucune loi ne doit circonscrire le droit illimité de la particularité individuelle. Une vie sans loi dans un monde sans frontières, tel est depuis au moins une génération l’horizon des Européens. » Mais, comme l’avait rappelé Paul Ricœur dans La Critique et la conviction (1995) en s’inspirant de Kant, le droit cosmopolitique est un « droit de visite » partout sur terre, et non pas un « droit d’accueil » pour tout étranger.
Un autre paradoxe mérite d’être relevé : les mêmes qui prétendent défendre le droit à la différence dans le cadre de leur « politique des identités » ou des « minorités » criminalisent la reconnaissance de la différence entre citoyens-nationaux et étrangers, qui incarne dès lors la seule « mauvaise » différence à supprimer. C’est là une illustration de ce qui caractérise l’utopisme révolutionnaire : la négation rageuse des réalités politiques, s’accompagnant de rituelles manifestations d’indignation morale et de dénonciation édifiante. La politisation contemporaine du rêve d’indifférenciation présuppose ce déni du réel politique, qui tient sa valeur d’évidence et son attractivité de la mondialisation des échanges et des mélanges, interprétée comme un grand mouvement d’unification et d’uniformisation. Certains croient y voir la réconciliation de l’humanité avec elle-même, comme si la fin des nations signait la fin des séparations, des aliénations et des conflits.
L’utopie faible de l’entrée dans l’âge du postnational, en dépit du fait que les prédictions de ses théoriciens ont été démenties par la marche imprévisible de l’histoire, continue d’avoir des sectateurs dans les milieux intellectuels et politiques extrémistes, peuplés d’amateurs d’abstractions supposées porteuses d’espoir. En se réalisant dans les sociétés occidentales, l’utopie messianique qu’est l’immigrationnisme engendre ce qu’il est convenu d’appeler le « chaos migratoire », qui est l’une des figures prises par l’indifférencié.
Ainsi se banalise sous nos yeux la religion de l’indistinction. Ses adeptes pensent et vivent dans un autre monde que le monde réel, divisé en civilisations et en nations, dans lequel ils ne veulent voir que le « vieux monde » ou l’« ancien monde » en train de disparaître. Ils croient voir s’effondrer les frontières, alors même qu’elles se renforcent. Ils n’en continuent pas moins de professer un « sans-frontiérisme » bavard et donneur de leçons. C’est leur manière de rester optimistes et toujours « progressistes », au prix d’un aveuglement produit par une mode idéologique imposée par une gauche résiduelle, titubante, mais qui, toujours animée par un sectarisme inaltérable et un impérieux besoin d’illusions mobilisatrices, reste en quête de substituts aux lendemains qui chantent et à l’avenir radieux de ses ancêtres communistes. Installée confortablement dans son imaginaire d’après-guerre, elle ne sait pas qu’elle vit à l’heure d’une avant-guerre. Les signes annonciateurs de l’entrée dans un nouvel âge des empires expansionnistes ne manquent pourtant pas. Voilà qui n’empêche nullement Le Monde diplomatique, ce gardien mensuel de l’orthodoxie néo-communiste, de s’interroger gravement en titrant à la une en janvier 2024 : « La Russie est-elle impérialiste ? ». L’époque est à la multiplication des Diafoirus du cosmopolitisme et de l’internationalisme. Fausse conscience et bonne conscience se donnent la main, une fois de plus.
Pierre-André Taguieff,
Philosophe, politiste et historien des idées,
Directeur de recherche au CNRS, vient de publier : Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », décembre 2023 ; Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours, entretien avec Roman Bornstein, Paris, Hermann, janvier 2024.