Au moment où la loi sur la transition énergétique venait en débat devant le Parlement, l’Assemblée nationale accueillait un colloque sur “les paysages de l’après-pétrole”.
Résultat d’une initiative citoyenne1, cette rencontre voulait faire la preuve que les paysages peut être un élément moteur du projet écologique, social et territorial auquel nous conduit le changement des modèles économique et énergétique contemporains.
Poser la question de notre avenir énergétique à travers le paysage relèverait pourtant presque de la gageure.
Les paysages, un impensé des politiques
En effet, les paysages sont un impensé des politiques énergétiques. Il est même souvent, et plus globalement, un impensé des politiques de développement durable : qu’on se souvienne de la quasi-absence du sujet au moment du Grenelle de l’environnement.
Ou s’il ne l’est pas, s’il est tout de même appréhendé, c’est le plus souvent comme un frein à toute évolution, au nom d’une protection patrimoniale dont il serait l’expression la plus intégrative et la plus absolue. C’est le syndrome du “refus au nom du paysage” : refus des éoliennes en mer ou à terre, refus des champs photovoltaïques, par exemple, en raison de la nécessaire préservation de l’intégrité paysagère. Le paysage apparaît alors comme un obstacle pénalisant, incompatible avec le traitement de la transition énergétique, dont on doit bien constater qu’elle demeure l’un des plus grands enjeux de notre temps.
Si malgré tout on persiste à s’y intéresser, c’est par conviction. Au moment où notre société sort progressivement de l’ère du pétrole, affirmer qu’il est prioritaire de penser les paysages de l’après pétrole, c’est en effet poser trois principes.
C’est affirmer d’abord que le paysage est un révélateur et une empreinte de notre système énergétique. Il est en somme la mémoire de nos actes. C’est dire ensuite que le paysage est une matrice, au sens où il conditionne des possibles pour notre avenir énergétique. Enfin et surtout, c’est considérer le paysage comme “matière à projet”, dans la mesure où il peut nous aider à penser, rêver, imaginer, concevoir les transformations de l’espace, qui répondent à nos horizons d’attente au regard des enjeux énergétiques.
Le paysage est l’empreinte de notre rapport à l’énergie
Tous nous sentons, confusément ou non, que le paysage est l’empreinte de notre rapport à l’énergie : au sens où il mémorise, révèle ou efface au fil du temps notre usage de l’énergie et son évolution. On serait étonné de découvrir qu’il est un détecteur “sensible”. Ou, corolaire, que notre rapport à l’énergie s’étant fortement transformé, ce dernier a généré des bouleversements spatiaux qui s’impriment dans le paysage.
Un exemple nous permettra d’en prendre la mesure. Regardons le premier cliché, extrait de l’atlas aérien de Jean-Pierre Deffontaines et Mariel Jean-Brunhes Delamarre. À partir de 1955, ce géographe et cette ethnologue entreprennent de dresser l’atlas de la France, en s’appuyant exclusivement sur des vues aériennes2. Ils génèrent des paysages qu’aucun jusqu’alors n’avait pu voir, à travers ces images prises depuis des belvédères aériens, à la fois grandioses et éphémères.
Celui qui s’offre sous nos yeux est alsacien et date du tout début des années 50. Nous nous situons sur la frange orientale du massif de la Harth, à quelques kilomètres à l’est de Mulhouse. Au premier plan à droite le village de Petit-Landau, compact, au milieu de son paysage d’openfied, complanté d’arbres fruitiers. Le laniéré des parcelles (en “lamelles de parquet”) épouse les formes d’un relief que l’on devine subrepticement. Au loin sur la droite, le Rhin méandre dans sa ripisylve.
Cliché du massif de la Harth datant des années 50
Le second cliché, contemporain, capte la scène sous un angle assez proche. Évidemment le contraste est saisissant. Et c’est bien du rapport entre l’énergie et la société qu’il est question dans ce rapprochement des deux clichés. La comparaison des images illustre trois grands changements : d’abord le développement de nouvelles sources d’énergie. On devine en haut à droite de l’image actuelle la centrale hydroélectrique d’Ottmarsheim. Les incidences de sa construction (déjà ancienne) sont multiples, en particulier sur la partie fluviale de la plaine, amputée de sa forêt riveraine et profondément transformée par la correction des eaux du Rhin, ou sur la partie agricole, traversée d’infrastructures de transport d’électricité dont on devine la ligne régulière des pylônes. Ensuite la place de l’énergie dans la production alimentaire dont témoigne l’évolution du paysage agricole : la généralisation de la motorisation, comme celle des engrais de synthèse entraînent l’agrandissement et la simplification du parcellaire. Plus d’arbres isolés non plus, dont on peut imaginer que la taille régulière fournissait quelques petits bois de chauffage domestique. Enfin, la troisième dimension du changement s’incarne dans le village de Petit-Landau qui a vu sa population augmenter de 60 % et sa surface bâtie doubler. Cette commune, qui se situe dans la deuxième couronne de Mulhouse, bénéficie des migrations pendulaires domicile-travail, permises par la généralisation de la voiture et par une énergie abondante et bon marché.
Cliché contemporain du massif de la Harth

Cette comparaison des deux clichés résume assez bien la construction dans le temps des “paysages du pétrole”. La surprise que l’on ressent par rapport à tant de changements, sur une période historique relativement courte, témoigne en creux que cette transformation s’est opérée presque à notre insu. Elle laisse présager que des transformations futures d’une ampleur semblable pourraient s’opérer ; et que nous pourrions gagner à les anticiper, si nous ne souhaitons pas subir certaines déconvenues, ou si nous souhaitons à l’inverse garantir les conditions nécessaires à la qualité et à la poésie de notre cadre de vie.
Le paysage conditionne des possibles pour notre avenir énergétique
On sait d’ores et déjà que les trajectoires de la transition énergétique ont et auront des conséquences spatiales. La substitution des énergies renouvelables aux énergies fossiles amène à reconsidérer la localisation des aires de production. Le phénomène est déjà tangible : ce sont ici les zones de développement de l’éolien, là les centrales de méthanisation, là-bas les forêts exploitées pour alimenter les chaufferies au bois, les cultures énergétiques ou encore les champs photovoltaïques. Cette mutation s’accompagne d’une réorganisation des infrastructures de transport et de distribution d’énergie. Parallèlement, la recherche d’économies d’énergie conduit à reconfigurer les espaces et leurs usages, à inventer des formes urbaines plus économes en énergie3, voire à imaginer des territoires plus autonomes.
Les “paysages du pétrole” que nous avons sous les yeux constituent la matrice des paysages de l’après pétrole. Ou plutôt les matrices. Il n’y a pas de socle uniforme. Il y a une géographie et il y a une histoire qui donnent autant d’atouts qu’elles ne définissent de contraintes. Il y a les qualités morphologiques, topographiques, d’ambiance d’un espace, comme il y a un empilement de strates historiques qui affleurent. Il y a des gouvernances territoriales. C’est le “génie du lieu” qui s’impose, ou ce que les paysagistes, après Michel Corajoud, appréhendent à travers la notion de “site”. Connaître cette matrice est indispensable, et le paysage permet de la saisir.
Le paysage pour concevoir les transformations de l’espace
Mais au-delà de “l’empreinte” ou de la “matrice”, la force du paysage c’est surtout qu’il peut être “mis en projet”. Autrement dit qu’il peut devenir un moteur pour penser les transformations auxquelles invite la transition énergétique. Ce troisième principe emporte avec lui un corolaire : c’est l’intérêt qu’il faut porter à l’action du paysagiste.
Au risque de surprendre, on peut dire que la plus-value du paysagiste tient d’abord dans le dessin. Le paysagiste dessine, et par le dessin il donne à voir. Il interroge sur ce qui est visible et sur ce qui ne l’est pas. Le travail du paysagiste consiste à créer et donner une forme à ce qui s’offre à la vue. La transition énergétique interroge sur ce que nous voulons donner à voir d’elle-même dans l’espace public ou sur le territoire. Cacher n’est pas forcément souhaitable, que l’on pense par exemple aux infrastructures de transport d’énergie. Enfouir n’est pas toujours une solution. Donner une forme participe de la création de sens, dans la polysémie de ce terme (signification, direction ou dynamique, sensibilité).
Le paysagiste dessine, et par le dessin il crée un espace de médiation et de débat. La démarche de projet de paysage est souvent mobilisée comme “médiateur” dans le projet territorial. Parce qu’elle donne à voir, on l’a dit ; parce qu’elle oblige à un aller-retour entre les échelles, entre le proche et le lointain ; parce qu’elle permet d’établir des ponts avec d’autres enjeux spatiaux (biodiversité, risque, mais aussi accessibilité, flux,..)
Le paysagiste a également une pratique de la soutenabilité du projet. Il existe tout un courant du paysagisme contemporain (notamment en France) qui essaye de concevoir le projet (à petite échelle comme à grande échelle) dans un jeu de sobriété forte. L’économie de moyens – tant dans la conduite du projet que dans sa gestion à long terme – coïncide avec les notions d’économie circulaire ou de faible empreinte écologique et énergétique. La référence est évidemment ici la réflexion de Gilles Clément sur le jardin planétaire, métaphore de l’espace clos et fini ; mais également de l’espace qui échange en permanence entre ses parties constitutives.
Faire projet pour le paysagiste, c’est être à la charnière entre la révélation, au sens de l’expression des potentialités d’un site, et l’expression d’une intention dans sa transformation4.
Parler du paysage au moment de la transition énergétique n’est pas superflu. La ministre de l’Écologie n’a pas manqué de le souligner en lançant un vaste plan d’action pour le paysage5. Parce que la transition énergétique a une composante spatiale, mais aussi culturelle forte, penser par le paysage et agir sur le paysage, c’est faire plus que penser et agir sur le territoire. C’est transformer le territoire et le regard que l’on porte sur lui.
Vincent Piveteau, directeur de l’Ecole nationale supérieure de paysage
—————
(1) Voir le site www.lacompagniedupaysage.fr qui présente le colloque du 20 novembre 2014 ainsi que le manifeste qui en est issu.
(2) L’atlas aérien sera publié en cinq volumes aux éditions du Seuil, sur la période 1955-64, c’est-à-dire au cœur des Trente Glorieuses.
(3) Voir à ce sujet la première recension des travaux conduits en France sur ce sujet, coordonnée par Ariella Masboungi, inspectrice générale au ministère de l’Écologie : L’énergie au cœur du projet urbain, Éditions Le Moniteur.
(4) Au sens de l’urbanisme de révélation, décrit par Françoise Fromonot (Criticat n°8).
(5) Communication en Conseil des ministres du 25 septembre 2014 (https://www.gouvernement. fr/conseil-des-ministres/2014-09-25).
- Voir le site www.lacompagniedupaysage.fr qui présente le colloque du 20 novembre 2014 ainsi que le manifeste qui en est issu. ↩
- L’atlas aérien sera publié en cinq volumes aux éditions du Seuil, sur la période 1955-64, c’est-à-dire au cœur des Trente Glorieuses. ↩
- Voir à ce sujet la première recension des travaux conduits en France sur ce sujet, coordonnée par Ariella Masboungi, inspectrice générale au ministère de l’Écologie : L’énergie au cœur du projet urbain, Éditions Le Moniteur. ↩
- Au sens de l’urbanisme de révélation, décrit par Françoise Fromonot (Criticat n°8). ↩
- Communication en Conseil des ministres du 25 septembre 2014 (https://www.gouvernement. fr/conseil-des-ministres/2014-09-25). ↩