La mort du pape François, pour attendue qu’elle était, n’en suscite pas moins un élan populaire mondial quasi-unanime. L’émotion suscitée par sa mort va bien au-delà du monde catholique. Si l’on raisonne en termes de catégories politiques, de la gauche à la droite, de Libération au Figaro, la France entière le célèbre comme une personnalité hors du commun. Mais si l’on veut proposer une réflexion sereine sur le pontificat de François, on doit bien entendu garder toute distance par rapport à l’émotion collective, mais on doit aussi entendre ce qu’elle signifie. Les peuples sont moins sensibles aux analyses intellectuelles froides qu’à ce que « représente » pour eux une grande personnalité disparue. Ce qu’a représenté, et ce que continuera de représenter « le pape François » dans l’inconscient collectif, échappe d’ailleurs sans doute beaucoup à ses admirateurs. Il n’est pas toujours facile de « mettre des mots » comme l’ont dit maintenant pour exprimer son adhésion « au grand homme ». C’est ce qu’il nous faut essayer de faire en commençant d’abord par attirer l’attention sur le chemin ouvert à une compréhension renouvelée que François a donné de l’autorité pontificale, tant par son style relationnel que par ses orientations pastorales. Cette compréhension renouvelée est pourtant aussi de nature à prendre un peu de distance critique. Ce sera la pointe de mon propos qui sera centré sur les risques d’une autorité pontificale (et au-delà d’elle-même, l’exercice de l’autorité spirituelle) se confondant parfois avec la parole d’un leader d’opinion.
Ce qui est au cœur de la popularité du pape François, ce ne sont pas d’abord ses orientations pastorales et géopolitiques, mais son style d’autorité pontificale qu’il a fait paraître au monde. Ce style d’autorité répond à une attente dans le monde d’aujourd’hui. A l’inverse des années 60 et 70, l’autorité n’est plus l’objet d’une mise en cause radicale. Bien au contraire elle est recherchée et approuvée dès lors qu’elle se manifeste sur un registre qui associe la verticalité de la parole publique avec l’horizontalité du témoignage concret. Si le verbe et l’exemplarité marchent main dans la main, l’autorité de celui qui adopte cette pédagogie dans un monde sans repères solides est appelé à un immense succès ! C’est ce qu’a instinctivement compris François. Tout a commencé le soir de son élection lorsque ses premiers mots adressés à la foule furent : « Buona sera ». Les premiers mots sont toujours déterminants, ils donnent le ton ! Mais le style d’une autorité, dès son commencement chaleureuse, ne suffit pas à lui seul. Faut-il encore que les orientations soient en résonance avec les questions, pour ne pas dire les angoisses du temps. C’est ce qui fait toute la différence entre François et Jean-Paul II. D’aucuns a pu dire du deuxième : The singer but not the song. Globalement, du pape qui vient de nous quitter on peut estimer queThe singer and the song ont été cohérents. Au tout premier plan, la « chanson » écologique de François a très bien pris, et on le comprend compte tenu de son caractère d’urgence ! Il en va de même du phénomène migratoire, mais cette fois-ci avec beaucoup plus de réserve en raison du caractère clivant de la question. Nous allons y revenir. Le synode sur la famille a été aussi un moment marquant, et plus encore les deux synodes sur le synode auront marqué un tournant décisif sur la manière d’avec laquelle l’Eglise catholique entend concevoir l’exercice de son gouvernement. Une conception beaucoup moins cléricale signifie bien le souci de mieux coordonner verticalité de l‘autorité avec une plus grande horizontalité de sa mise en œuvre. Enfin l’encyclique sur la fraternité n’a pas non plus laissé indifférent dans un monde dure et même marqué par la violence. A l’écho positif indéniable qu’ont eu les prises de position du pape dans l’opinion publique catholique et au-delà (« Qui suis-je pour juger ? »), on ne peut nier la cohérence d’ensemble entre la parole et l’exemple qu’aura donné François tout au long de ses douze années de pontificat. Son autorité ! s’est donc imposée ! Pourtant, sur plusieurs de ses prises de positions, l’autorité spirituelle du pape a pu se confondre avec celle d’un leader d’opinion. Enumérons trois exemples.
Commençons par le rapport complexe entre le pape argentin et l’Europe. La popularité, et les contestations dont il a fait l’objet reposent sur un malentendu qu’il a en partie lui-même suscité. Contrairement à ce que pense l’ensemble des responsables de la gauche française (Voir dans Le Monde), le pape François n’est pas le représentant du progressisme contre la coalition des réactionnaires (Il n’a jamais soutenu l’avortement, l’euthanasie et le mariage homosexuel ni même l’ordination d’hommes mariés, encore moins des femmes). Cette grille de lecture idéologique se fonde sur la méconnaissance de la culture argentine du François, très liée au péronisme, en tout cas un populisme très spécifique à son pays. La théologie du peuple théorisée dans Fratelli tutti autour de la problématique du « peuple ouvert » en apporte l’illustration parfaite. Cette théologie du peuple était dans l’esprit du cardinal Bergoglio compatible avec l’affirmation d’un discours patriotique et national comme en témoigne le recueil de ses homélies prononcées à Buenos-Aires (La patrie est un don, La nation est un devoir). Devenu pape, ce discours patriotique a cessé d’apparaitre au profit d’un discours très universaliste, notamment à propos de l’accueil des migrants, au point de donner l’impression d’être un pape négateur des nations. Faut-il y voir une incohérence ? Certainement pas. Un pape ne peut parler comme un évêque-pasteur au service des fidèles de son pays. On peut même discerner dans les homélies du cardinal Bergoglio des prémices de Fratelli tutti. Il n’en demeure pas moins que l’universalité de l’accueil est compatible chez Giorgio Bergoglio avec la conscience collective des peuples. François a proposé une réflexion aussi brève que pertinente dans Fratelli tutti (13, La fin de la conscience historique). Mais on ne peut que regretter qu’il n’ait pas explicité plus concrètement les dangers qui guettent une civilisation qui assume mal son histoire. C’est très clairement le cas pour les Européens en plein doute sur eux-mêmes. Le pape François a ainsi pu donner le sentiment que les Européens devraient accueillir sans discernement les migrants. Le pape s’était-il rallié à la gauche humanitaire européenne au point d’être son leader d’opinion malgré lui ? Les positions trop unilatérales peuvent susciter un courant d’opinion inverse (y compris chez les catholiques): L’absolutisation de l’étranger se retourne facilement en son contraire…la préférence pour un peuple fermé !
Toujours en rapport avec l’Europe, le pacifisme du pape François ne lui a pas fait que des amis. Le pasteur universel de l’Eglise est naturellement dans son rôle lorsqu’il en appelle à la paix. Mais la recherche de la paix, aussi conforme à l’esprit de l’Evangile, justifie-t-elle une éthique de conviction détachée de la complexité des réalités politiques, et notamment du droit des peuples à se défendre ? Nous pensons bien sûr à l’Arménie et à l’Ukraine. Ne pas renoncer à l’enseignement traditionnel du droit de guerre juste l’aurait rendu beaucoup plus crédible dans sa responsabilité pastorale d’artisan de paix. Nous connaissons tous la réponse du gouvernement ukrainien sur le drapeau blanc… C’est ainsi que François est apparu à tort pro-russe pour une partie de l’opinion uiblique.
Un autre aspect discutable est celui de l’usage imprudent de la parole publique dans les avions qui risque fort de déprécier l’autorité du pape en leader d’opinion. L’exemple le plus récent sont les propos tenus par le pape à propos des deux candidats à l’élection présidentielle américaine. Le pape mettait en garde de voter contre deux candidats qui sont contre la vie (Les migrants concernant Trump et l’avortement concernant Kamala Harris). Une chose est ce que le pape pense, une autre est de le faire savoir publiquement…Les évêques américains n’auraient-ils pas une autorité spirituelle suffisamment importante pour être doublée par celle du pape ?
D’autres exemples pourraient être évoqués, mais ce n’est pas ici absolument nécessaire. La question fondamentale qui se pose est celle de la juste place de la parole publique de l’autorité pontificale en sorte qu’elle ne se dévoie pas en une parole publique de leader d’opinion universel. Que le pape s’adresse à des nations de cultures démocratiques ou de cultures politiques autoritaires, sa parole publique diffusée à l’échelle de la planète est forcément reçue en fonction des attentes, des angoisses et des précompréhensions des peuples. A trop parler, la parole d’autorité s’affaisse beaucoup plus qu’elle n’augmente (ce qui est la définition même de l’auctoritas).
Ces remarques étant faites, il n’est pas pour autant contestable que François par sa grande proximité humaine, a indéniablement renouvelé la signification que peut (et même doit) avoir l’autorité spirituelle du pape Il en a résulté sa grande popularité en sachant toucher les cœurs. Demeure néanmoins de poursuivre le chemin que François a tracé en discernant beaucoup mieux ce qui relève de l’autorité spirituelle de ce qui relève des opinions personnelles de son détenteur. On peut se demander si le grand défi qu’a ouvert ce pontificat très singulier n’est pas celui d’une articulation mieux ajustée entre la part théologique et la part politique de l’autorité pontificale sans confondre les deux : celle du pasteur et de l’enseignant et celle de l’homme d’Etat que le pape est de façon bien spécifique. Dans notre monde où la notion d’autorité (qui se confond souvent avec le pouvoir) est difficile à définir (les politiques en savent quelque chose), c’est très probablement du côté de la sphère spirituelle qu’une réflexion novatrice doit être entreprise.
Bernard Bourdin
Docteur en histoire des religions théologie et philosophie
Professeur de philosophie politique
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