Trois évènements ont bousculé la gauche en ce début d’année 2022 : la primaire populaire qui du 27 au 30 janvier a donné l’occasion aux internautes de désigner leur candidat, le colloque contre le wokisme qui s’est tenu à la sorbonne les 7 et 8 janvier et ce premier tour de l’élection présidentielle, caractérisé autant par le réveil et la présence de la gauche que par son rendez-vous manqué avec elle-même.
La primaire populaire, qui se présentait comme une initiative citoyenne indépendante des partis politiques, a tenté de créer un rassemblement que les candidats et les partis de gauche n’ont pas su ou n’ont pas voulu élaborer. Par-delà les conflits d’ego ou la pluralité des sensibilités, il s’agissait précisément de réussir à désigner un candidat qui puisse allier l’écologie, la justice sociale et la démocratie. Laissons de côté les conflits d’ego ; ils sont dans certains cas abyssaux et ne doivent donc pas être tenus pour quantité négligeable dans la faillite de la gauche mais le véritable enjeu était et reste ailleurs. La question est celle de la réconciliation possible ou fantasmée.
La réponse est dans la méthode : comment réconcilier à gauche des candidats qui, eux-mêmes, n’étaient pas favorables à cette primaire ? Hormis Christine Taubira qui a salué cette initiative, les autres flairaient le jeu de dupes. Cette primaire aura eu au moins le mérite d’entériner la fracture alors même qu’elle tentait de l’atténuer. Mieux vaut donc aborder les vraies divergences pour ouvrir le débat plutôt que s’accrocher bec à ongles à une union qui aujourd’hui paraît bien compromise.
Un des enjeux historiques de la gauche a toujours été la lutte pour la justice sociale. Un glissement de terrain a vu les questions culturelles et identitaires s’imposer et souvent s’opposer à la question du travail. La gauche aurait pu articuler les luttes contre toutes formes d’oppression mais une partie d’elle-même a préféré l’assujettissement à l’émancipation, et croyant défendre l’opprimé, elle le renvoyait sans cesse à son statut ethnique, social ou religieux.
Entre une gauche identitaire, flirtant avec le wokisme seconde tendance, et une gauche républicaine, le fil unificateur est rompu.
L’héritage des lumières, de l’émancipation et de l’égalité pour tous semble en effet avoir déserté une partie de la gauche qui participe à cette dérive identitaire.
L’émancipation n’est pas encore la chose la mieux partagée du monde ; il reste des injustices, des discriminations qu’il faut absolument dénoncer et de ce point de vue les antiracistes, les féministes et tous ceux qui s’interrogent sur le sort des minorités mènent un combat légitime qui non seulement ne contredit en rien l’universalisme et la philosophie des lumières mais qui, au contraire, perpétue cette quête d’émancipation collective. Pourtant, au nom de ce combat, on a vu apparaître une radicalité, dans les milieux de gauche, qui opérait un véritable travail de sape : réduisant la possibilité d’indignation face aux discriminations en la réservant exclusivement aux victimes de celles-ci, comme si seule l’expérience personnelle autorisait à revendiquer plus de considération : l’aliénation ne serait sue que vécue. Si vous n’êtes pas femme, votre féminisme devient suspect et relève peut-être d’une condescendance teintée de domination masculine ! On ne comprendrait que d’où l’on vient : l’universel cède la place au local !
Quel étrange renversement des valeurs de la gauche qui prend faits et causes pour une assignation à identité et revendique la division en lieu et place de l’universalisme. Dans le tumulte contemporain des confusions intellectuelles, le wokisme (seconde tendance) a de beaux jours devant lui : vous voulez échapper à votre appartenance, peine perdue ! Pour qui vous prenez-vous ? « Je suis-je, voilà tout » répondait Michel Serres sans craindre de pêcher par crime de lèse-identité, connaissant la différence entre l’identité et les appartenances, forcement plurielles : « Je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe ». Une tautologie qui fâche par son côté existentiel quand la mode est à la réduction essentialiste.
Réduction que refuse l’actrice, essayiste et juriste Rachel Khan qui, ne cédant rien au discours identitaire, choisit d’inventer sa vie. Cette petite-fille de déporté, née d’un père gambien musulman et d’une mère juive d’origine polonaise, exprime son attachement aux principes universalistes et républicains. On l’accuse alors de faire le jeu de l’extrême droite, alors même qu’elle en exècre tous les codes. Cela en dit long sur la nature du débat contemporain qui range à l’extrême ceux qui choisissent la nuance plutôt que la radicalité. Rachel Khan, par ailleurs codirectrice de la Place, centre culturel Hip Hop de la ville de Paris, a ainsi été visée par une pétition exigeant son renvoi, suite à la parution de son livre « Racée » (terme qu’elle préfère à « racisée ») dans lequel elle affichait son attachement à l’ouverture plutôt qu’au repli identitaire.
Faire le jeu des extrêmes, c’est utiliser en miroir les réflexes identitaires, en opposant une communauté à une autre, dans une sorte de tenaille identitaire selon l’expression de Laurent Bouvet.
Deux manières de lutter contre le racisme et les discriminations, deux méthodes dirait Descartes : dans la première, on dénonce chaque fait, chaque acte, chaque discours raciste dès qu’il se présente. Dans la seconde, on accuse le système global, au risque de le renverser, et on ne regarde le monde qu’à travers le rapport dominants/dominés. Dans un cas, on attend des institutions qu’elles continuent de progresser dans le sens de l’égalité pour tous, dans l’autre on remet systématiquement en cause les institutions elles-mêmes. La gauche universaliste se reconnaît dans la première manière, une gauche teintée de wokisme radical caractérise la seconde.
L’adjectif « woke », apparu dès les années 60, a été popularisé par le mouvement Black Lives Matter en 2014. Le projet initial est de rester éveillé face à la discrimination raciale et plus largement à toutes formes de discrimination, mais le terme et le projet émancipateur ont vite été galvaudés par une radicalité dangereuse qui prônait la division et le séparatisme. Les lumières font entrer l’autre dans le nous, là où une certaine gauche radicale fait sortir du groupe les non concernés, sauf à gagner son ticket d’entrée à force de déconstruction. Ce dernier vocable pourrait désigner un peu trop facilement les responsables : ce serait la faute à Foucault, Deleuze et Derrida, les philosophes de la déconstruction. Filiation abusive, selon l’historienne Elisabeth Roudinesco qui, faisant allusion au fameux mari déconstruit de Sandrine Rousseau, dénonce la confusion : « il est donc légitime d’analyser cette conceptualité Derridienne, dès lors que ceux qui en font un tel usage ne savent pas de quoi ils parlent » ( dans le Monde du 19 janvier 2022). Le colloque organisé à la Sorbonne aurait dû être l’occasion de s’interroger sur ce concept, au lieu de quoi on a assisté, selon l’historienne, à un procès en règle contre les plus grands penseurs de la deuxième moitié du XXème siècle. Occasion manquée donc. Combattre les dérives en proposant une généalogie erronée du wokisme, qui prendrait ses sources dans la philosophie progressiste, ne ferait qu’accroître confusion, malentendu ou mauvaise foi. C’est aussi l’analyse de BHL qui rappelle combien Foucault déclarait une méfiance affichée à l’endroit de tout identitarisme : « Je me souviens de sa surprise quand il voyait des activistes gays, en Californie, tomber dans le piège tendu par une société qui commençait de leur demander de se déclarer, de se dénoncer, de s’identifier » ( BHL , « Foucault n’était pas woke » dans la règle du jeu du 15 mars 2019).
Autrement dit, qu’on s’en réclame comme héritage assumé (mais détourné) ou qu’on le dénonce comme filiation exclusive (donc abusive), le concept de déconstruction échappera toujours, selon les gardiens du temple, à toute tentative de récupération et n’a donc pour eux rien à voir avec le wokisme. Ici il faudrait sans doute nuancer : mieux vaut s’expliquer avec Foucault que le déclarer hors sujet.
Certes, une lecture un peu trop américanisée de la french théorie sème le trouble mais on a toujours plus à gagner en convoquant une pensée en mouvement, qu’en la classant monument historique, donc intouchable.
Car il y a bien en effet une radicalité chez les poststructuralistes qui, observant l’incomplétude de l’émancipation, en viennent à douter du projet initial des lumières, de la raison et de ce qui pourrait finalement être une nouvelle forme de domination. Puisqu’il n’y a d’émancipation que fragmentée, avec dans son sillage d’anciennes et même de nouvelles aliénations, faut-il alors battre en brèche l’universalisme et remettre en cause tout projet d’émancipation collective ? C’est la critique que Stéphanie Roza adresse à Foucault : avoir perdu de vue l’idéal de l’émancipation ; elle ne vient jamais, le travail est toujours à recommencer (entretien avec Frédéric Worms à l’invitation de la fondation Jean Jaurès).
Pour l’historienne Laure Murat, la cancel culture (culture de l’annulation) est une expression inventée par la droite pour disqualifier toute tentative de réparation des injustices passées et actuelles. S’efforçant avec brio de distinguer le mot et la chose, elle préfère utiliser le nom d’accountability culture (culture de la responsabilité). Son petit livre Qui annule quoi (au Seuil Libelle, 2022) a l’ambition de privilégier le débat plutôt que la polémique. L’historienne nous rappelle que derrière chaque grand homme admiré, une part inévitable d’ombre, de compromis ou d’ambiguïté devrait nous inciter à modérer le culte excessif qu’on leur voue à travers la représentation figée de la figure du héros. Si l’on déboulonne aujourd’hui les statues, c’est précisément parce que, selon Laure Murat, la statuaire publique ne fait pas l’histoire : « ce qu’une statue ne peut jamais faire, c’est rendre intelligible l’ambigüité et les contradictions d’un temps donné » (p 35). Avec trois exemples, Laure Murat rappelle ainsi qu’on peut avoir été le libérateur de l’Europe (Churchill) ou une grande figure de l’abolition de l’esclavage (Schoelcher en France, Lincoln aux Etats-Unis) et voir sa statue déboulonnée. Churchill pour son implication dans la famine du Bengale en 1943, Schoelcher pour son paternalisme et son opportunisme, accusé d’avoir volé les lauriers de l’émancipation aux esclaves, et Lincoln pour avoir ordonné l’exécution de 38 amérindiens Sioux alors que les faits ne relevaient pas de la cour martiale.
La culture de l’annulation serait ainsi une lecture plus complète, plus complexe et plus lucide de l’histoire. On applaudit évidemment le projet, à condition que celui-ci ne devienne pas lui-même un tour de passe-passe idéologique.
Soucieuse d’alimenter le débat et la conversation, l’historienne tombe en effet elle-même dans le piège qu’elle dénonce en disqualifiant les éventuels contradicteurs. Elle convoque Donald Trump dès les premières lignes, le plus féroce ennemi de la cancel culture (ce fascisme d’extrême gauche selon l’ancien président américain). Convocation qui vaut intimidation à la faveur d’un sophisme à peine dissimulé : Trump dénonce la cancel culture. Vous dénoncez la cancel culture. Vous roulez pour Trump ! Le syllogisme tourne au sophisme quand l’un des termes est trop vague ou quand la mauvaise foi est à la manœuvre (ou les deux). On peut être le plus féroce ennemi de la politique ultradroitière de Trump, sans cautionner pour autant un concept un peu vague sous le seul prétexte que lui le dénonce. On ne se définit pas uniquement par ses détestations. Barack Obama s’inquiétait aussi des excès du wokisme et de la cancel culture : « une chose qui m’inquiète chez les progressistes aux états-unis … c’est une certaine rigidité … lorsqu’on commence à s’entre-tuer, à tirer sur nos alliés parce qu’il y en a un qui a légèrement dévié de l’approche considérée comme pure idéologiquement ». (Déclaration donnée en Avril 2019 dans le cadre de la fondation Obama). L’antiwokisme de Trump n’est pas celui d’Obama. Et l’antiwokisme de Zemmour, de Mathieu Bock- Côté et de tous les apeurés du réveil des minorités, n’a strictement rien à voir avec la méfiance légitime qu’inspirent les excès de ceux qui s’autoproclament éveillés permanents et définitifs !
De la même manière, quand 150 intellectuels, artistes, écrivains américains signaient une tribune publiée le 7 juillet 2020 dans Harper’s Magazine puis dans le Monde le 9 Juillet sous le titre « Notre résistance à Donald Trump ne doit pas conduire au dogmatisme ou à la coercition », ils mettaient en garde contre l’écrasement du débat public et la radicalisation d’une certaine gauche qui confond justice pour tous et justification pour chacun. La moindre maladresse lexicale et vous voilà bon pour une disqualification immédiate et sans appel. A ce jeu-là, personne n’échappera à son quart d’heure d’infamie, version cancelisée du fameux quart d’heure de célébrité promis par Andy Warhol. Il y aura toujours un groupe pour s’occuper de vous ! Déjà en en 1869, peu avant les élections, Ernest Picard s’inquiétait avec lucidité sur les divisions républicaines et la pureté idéologique au nom de laquelle on excommuniait comme on éternuait : « Un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure ».
Avec les réseaux sociaux, la disqualification devient vite un jeu de massacre qui se joue à la vitesse de la connectique moderne. Bienvenue dans l’ère du soupçon et de la disqualification systématique.
Soyons clairs : les intellectuels de gauche font leur travail en dénonçant toutes les inégalités et, de ce point de vue, Thomas Piketty propose dans son dernier livre des pistes pour une égalité concrète qui prend en compte l’histoire longue des violences (mesurer le racisme, vaincre les discriminations, éditions Seuil, 2022). Malheureusement, sa crainte de dévier de la pureté idéologique de la gauche, fragilise son propos. Bien sûr que la menace de l’extrême droite, avec laquelle flirte trop souvent une partie de la droite dite républicaine, est une réalité dont il faut tenir compte. Bien sûr que l’expression nauséabonde et récurrente de « grand remplacement » attise les peurs et nourrit une haine qui rappelle les pires heures de notre histoire. Faut-il pour autant taire les propres dérives de la gauche, sous le seul prétexte qu’il y a pire et plus grave à droite ? A-t-on le droit de pointer les excès wokes de certains universitaires sans passer pour des ennemis des chercheurs en sciences sociales ? Il y a une droitisation du débat public, Piketty a raison de le rappeler, mais celle-ci doit autant au cynisme des uns qu’au manque de courage des autres. De peur de faire le jeu de la droite, on crée des angles morts à gauche, et on réduit le débat à sa portion lexicale sans chercher à savoir de quoi on parle. On vide le mot de la chose. Car l’éveil comme la démocratie, on y accède par palier, ou comme le dit très bien le philosophe Frédéric Worms, « nous avons franchi certains seuils démocratiques, toujours fragiles ». Dire « nous sommes les démocrates ou nous sommes les éveillés » sans jamais se confronter au travail qu’il reste à faire et désigner systématiquement l’autre camp comme celui des dictatures sans nuancer entre les différences réelles et concrètes, est une logique que certains pratiquent sans états d’âme, allant jusqu’à faire passer Macron pour un dictateur.
A la fin des années 50, Sartre évoquait ce grand cadavre à la renverse pour désigner la gauche. BHL reprenait la formule comme titre d’un essai paru en 2007. On dirait que les funérailles traînent en longueur, sans doute parce que le cadavre n’en est pas un, il respire encore. Les deux philosophes, feignant de jouer les médecins légistes débutants, savent bien, au fond d’eux-mêmes, que le corps social ne meurt jamais. Les résultats de ce premier tour de l’élection présidentielle 2022 confirment à la fois l’ampleur de la faillite et la promesse de rétablissement, voici donc le premier jour du reste de la gauche. Le travail commence maintenant.
Vincent Millet
Enseignant à Tours