La subvention attribuée par la Ville de Strasbourg à l’association « Millî Görüs», pour l’édification d’une seconde grande mosquée dans cette commune, est l’occasion de revisiter la question du maintien du régime des cultes et, plus généralement, du droit local alsacien-mosellan.
On entend dire et répéter que ne s’applique pas en Alsace-Moselle la loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Eglises et de l’Etat » (et notamment pas son article 2 qui énonce que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »).
Il en résulterait que les subventions versées par les collectivités territoriales d’Alsace-Moselle aux divers cultes, qu’ils soient « reconnus » (catholique, luthérien, réformé et israélite) ou non « reconnus » (évangéliques, musulmans et autres) seraient légales. On ajoute que les collectivités publiques devraient se comporter de façon égalitaire à l’égard des divers cultes (anciens ou nouveaux) d’Alsace-Moselle et que les associations servant de support à la vie de ces cultes devraient être traitées aussi libéralement que les autres associations de droit local.
Telle est la position du ministre de l’intérieur et de la plupart des commentateurs. Les arguments ne manquent pas en sa faveur. La pratique est par ailleurs en ce sens. Force est en effet de constater que les collectivités territoriales d’Alsace-Moselle subventionnent depuis longtemps les bâtiments de tous les cultes, que ceux-ci soient ou non concordataires…
Est-ce pourtant si simple ?
Dressons d’abord la toile de fond juridique du droit cultuel en Alsace-Moselle. Les paroisses catholiques y sont administrées par un établissement public, la « fabrique ». Son fonctionnement et la participation des communes à ce fonctionnement sont fixés par un décret du 30 décembre 1809 (modifié, mais jamais abrogé).
Il prévoit (article 92) qu’« En cas d’insuffisance des ressources de la fabrique, les communes pourvoient […] aux charges mentionnées à l’article 37 ». Celui-ci liste ces charges : « notamment, les frais nécessaires aux célébrations cultuelles selon la convenance et les besoins des lieux ; Les salaires et charges sociales du personnel employé par la fabrique ; Les travaux d’embellissement, entretien, réparations, grosses réparations et reconstruction de l’église et du presbytère ; Les assurances des biens et des personnes et la couverture des risques de responsabilité civile. » Des textes similaires encadrent la gestion des trois autres cultes « reconnus » (luthérien, réformé et israélite). Ces textes ont été actualisés par diverses décisions de l’autorité publique, notamment par l’Empire allemand pendant toute la période d’annexion (de 1871 à 1918). La jurisprudence du Conseil constitutionnel a exploré le sujet dans deux importantes décisions rendues à deux ans d’intervalle.
Une décision de 2013 (n° 2012-297 QPC du 21 février 2013) juge expressément que la loi de 1905 est inapplicable en Alsace-Moselle :
« 4. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que n’ont pas été rendues applicables aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 susvisée et, notamment, celles de la première phrase de son article 2 qui dispose : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », ainsi que celles de son article 44 en vertu desquelles : « Sont et demeurent abrogées toutes les dispositions relatives à l’organisation publique des cultes antérieurement reconnus par l’État, ainsi que toutes dispositions contraires à la présente loi et notamment la loi du 18 germinal an X » ; qu’ainsi, dans ces départements, les dispositions contestées, relatives au traitement des pasteurs des églises consistoriales, sont demeurées en vigueur ».
La position du ministre de l’intérieur peut indiscutablement s’autoriser de cette décision.
Toutefois, la position des autorités locales semble contrevenir à une autre décision du Conseil constitutionnel, rendue deux ans plus tôt (SOMODIA, 2011-157 QPC du 5 août 2011) à propos de la survivance du droit local en général (et non spécifiquement à propos du droit cultuel).
Cette décision juge que : « la législation républicaine antérieure à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 a consacré le principe selon lequel, tant qu’elles n’ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur ; à défaut de leur abrogation ou de leur harmonisation avec le droit commun, ces dispositions particulières ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent (avec le droit national) ne sont pas accrues et que leur champ d’application n’est pas élargi ; telle est la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de dispositions particulières applicables dans les trois départements dont il s’agit ; ce principe doit aussi être concilié avec les autres exigences constitutionnelles ».
Or les collectivités territoriales d’Alsace-Moselle (en premier lieu la ville de Strasbourg) ont étendu au-delà des quatre cultes historiques, depuis une quarantaine d’années, le régime des subventions aux « fabriques » prévu par le décret de 1809. Cette extension du champ d’application du droit local est contraire au « principe fondamental reconnu par les lois de la République » dégagé par la décision SOMODIA.
La décision rendue deux ans plus tard (2013) à propos du régime local des cultes infirme-t-elle la décision SOMODIA ?
On peut en discuter. D’un côté, la décision de 2013 aurait pu se borner à appliquer le « principe fondamental reconnu par les lois de la République » dégagé par la décision SOMODIA. Faute de le faire, la décision de 2013, qui se présente à la fois comme spéciale et postérieure par rapport à la décision SOMODIA, semble « sanctuariser » le régime local des cultes et donc mieux le protéger que le reste du droit local. Selon cette lecture, la solution SOMODIA ne serait donc pas applicable au droit local des cultes. En sens inverse, on peut relever que la décision de 2013 retient que le maintien du droit local des cultes (ou plus exactement sa « non remise en cause ») par le constituant est seulement provisoire :
« Aux termes de l’article 3 de la loi du 17 octobre 1919 relative au régime transitoire de l’Alsace et de la Lorraine, adoptée à la suite du rétablissement de la souveraineté de la France sur ces territoires : « Les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur » ; le 13 ° de l’article 7 de la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle a expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ; enfin, selon l’article 3 de l’ordonnance du 15 septembre 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle : « La législation en vigueur. . . à la date du 16 juin 1940 est restée seule applicable et est provisoirement maintenue en vigueur ».
C’est donc en prenant dûment en considération le caractère provisoire du maintien du droit local en matière de cultes, que le Conseil constitutionnel juge en février 2013 « qu’il ressort tant des travaux préparatoires du projet de la Constitution du 27 octobre 1946 relatifs à son article 1er que de ceux du projet de la Constitution du 4 octobre 1958 qui a repris la même disposition, qu’en proclamant que la France est une « République. . . laïque », la Constitution n’a pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l’entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l’organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du culte ».
« Le constituant n’a pas entendu remettre en cause les dispositions législatives et réglementaires particulières », c’est-à-dire : « n’a pas entendu abroger ». Ce qui n’est pas synonyme de : « a entendu pérenniser », ni, moins encore, de : « a entendu constitutionnaliser ».
Il n’y aurait donc pas contradiction entre les décisions de 2011 et 2013 : dans les deux cas, le Conseil constitutionnel exclurait l’extension du droit local des cultes à d’autres cultes que les quatre reconnus. Si cette seconde thèse devait être retenue (ce qui semble le plus conforme à la cohérence de la jurisprudence), les collectivités territoriales d’Alsace-Moselle ne devraient subventionner ni l’édification, ni le fonctionnement d’édifices du culte non concordataires.
Ce serait en effet étendre le champ d’application du droit local, ce que prohibe la solution SOMODIA.
Et ce ne serait pas permis par la décision de 2013, car le maintien du droit local des cultes, compte tenu de son caractère transitoire, ne saurait bénéficier qu’aux quatre cultes historiques.
Conséquence pratique : de telles subventions seraient illégales (y compris pour la Grande Mosquée Millî Görüs en 2021). Ce serait évidemment déstabilisant. Cependant, les subventions attribuées dans le passé aux cultes non « reconnus » (c’est-à-dire, pour l’essentiel, musulmans et évangéliques) resteraient acquises si elles n’ont pas fait l’objet d’une contestation dans les quatre mois suivant leur publication. Ainsi en dispose l’article L 242-1 du code des relations entre le public et l’administration, aux termes duquel : « L’administration ne peut abroger ou retirer une décision créatrice de droits de sa propre initiative ou sur la demande d’un tiers que si elle est illégale et si l’abrogation ou le retrait intervient dans le délai de quatre mois suivant la prise de cette décision ».
S’il n’écarte pas, par principe, le subventionnement public des cultes non concordataires en Alsace-Moselle, il reviendra au juge administratif d’apprécier la légalité d’une subvention versée à une association dont les agissements sont susceptibles de contrevenir à l’exigence d’intérêt général, requise par le droit commun des aides publiques aux associations. C’est, dans l’affaire Millî Görüs, ce à quoi le déféré préfectoral invite le tribunal. Mais il n’est nullement assuré que le juge fasse droit à cette demande d’annulation. L’attribution d’une aide à une association est en effet une prérogative largement discrétionnaire des collectivités territoriales en Alsace comme ailleurs. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le projet de loi confortant les principes républicains prévoit que l’association bénéficiaire d’une aide publique souscrit un « contrat d’engagement républicain ».
Enfin, à supposer que la subvention accordée à l’association Millî Görüs soit jugée légale, la ville de Strasbourg ne peut éluder la question de son opportunité : est-il judicieux d’alimenter en crédits publics une association dont l’action traduit une ingérence étrangère et qu’inspire une vision si radicale de l’islam qu’elle refuse de souscrire à la charte des valeurs de l’Islam de France ?
Jean-Eric SCHOETTL
Conseiller d’État
Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel