Au sein de nos écoles publiques comme dans l’enseignement privé, on enseigne peu ou pas du tout les processus par lesquels la religion musulmane s’est révélée, à diverses époques, le fer de lance d’un expansionnisme politique impressionnant… Par Robert-Noël Castellani, préfet honoraire, écrivain.
Pour les professeurs d’Histoire qui acceptent de consacrer quelques moments aux Croisades, si bien décrites par René Grousset, leurs élèves pourront se faire une idée de ce que fut réellement l’inquiétude des royaumes chrétiens en présence du déferlement de l’islam politique conquérant à partir des premiers successeurs du prophète Mohamed jusqu’à l’époque de Saladin à la fin du 12e siècle.
On peut supposer que les mêmes enseignants ne manqueront pas d’évoquer la désolation croissante de la chrétienté, plus tard, au spectacle de l’anéantissement progressif de l’empire byzantin s’achevant par la prise de Constantinople par les Turcs islamisés de Mohamed deux le 29 mai 1453. Dès le lendemain de ce jour, les nouveaux maitres de l’antique Byzance, rebaptisée Istanbul, faisaient résonner les voûtes de la basilique Sainte Sophie de prières islamiques et de versets du Coran avant sa transformation en mosquée pour la célébration pérenne du culte musulman.
Au siècle suivant, le sultan ottoman Soliman 2 « le Magnifique.. » règne sur la moitié de l’Europe et l’ensemble du Proche-Orient à l’exception du Maroc.
Il fait trembler les souverains européens, à l’exception de François 1er dont il a reconnu en bonne intelligence l’autorité sur la protection des Lieux-Saints de la Chrétienté.
A la mort de Soliman le Magnifique en 1566, son empire recouvre plus de cinq millions de km2, soit l’équivalent de l’actuelle Union européenne.
Peu après cependant, une coalition de flottes (sans la France) sous le commandement de Don Juan d’Autriche livre victorieusement bataille à la marine ottomane à Lepante (1571), datant ainsi le début de la dégénérescence de cet empire dont le gouvernement , « la Sublime Porte », s’avérait jusqu’alors la première puissance mondiale.
Il serait fastidieux de décrire ici les causes et les étapes de cette décadence : tragédies successorales, ingérence des militaires (janissaires) dans la dévolution du pouvoir impérial, révolutions de palais, paresse ou incompétence de certains sultans, corruption des élites, insubordination de gouverneurs de provinces, etc.
Toutefois en 1683 les armées du Sultan assiègent à nouveau Vienne et les hostilités avec l’Autriche ne cesseront réellement qu’avec le traité de Sisteva en 1791.
Durant tout le 19e siècle, la « Question d’Orient », c’est-à-dire le destin des différents peuples dans la mouvance de l’empire ottoman occupe largement les chancelleries européennes…
De surcroit, eu égard à l’énormité de la dette ottomane, à cette époque, les pays créanciers obligent le sultan Abdul Medjid à accepter une mise en tutelle des finances de son empire, celui-ci étant déclaré « l’homme malade de l’Europe. »
Abdul Hamid 2 lui succède en 1876 cependant que diverses révoltes entament la désagrégation de son emprise territoriale et qu’une sédition d’officiers groupés dans un comité « union et progrès », les « Jeunes Turcs », provoque finalement sa déposition et son remplacement (1909) par un de ses frères à leur dévotion : Mohamed 6.
Le mouvement « Jeunes Turcs » s’était constitué et développé initialement à l’étranger : Londres, Paris, Genève, Le Caire, durant la deuxième partie du 19e siècle, sur le modèle des sociétés secrètes.
En 1897, Abdul Hamid 2 avait bien essayé de se concilier ce mouvement en intégrant certains de ses leaders dans l’administration de l’empire mais un de ses parents, Mahmoud Pacha, qui en avait pris le contrôle avait fomenté en 1908 la révolte militaire qui a conduit à sa déposition.
Détenteurs dès lors de la réalité du pouvoir, les « Jeunes Turcs » amorcent l’époque la plus désastreuse de l’Histoire de la Turquie : l’éveil des nationalités en Europe engendre successivement la sécession de la Bulgarie, de la Bosnie-Herzégovine, de la Crète et de l’Albanie….
Dans le même temps, la colonisation à laquelle s’emploient les nations européennes sape les confins méditerranéens demeurés sous la tutelle d’Istanbul…
En 1914, le nouvel homme fort des« Jeunes Turcs », Enver Pacha, ministre de la Guerre, est un germanophile convaincu ; c’est lui qui engage la Sublime Porte dans la guerre au côté de l’Allemagne contre la Russie et autorise le génocide des populations chrétiennes de l’empire, essentiellement les Arméniens.
A l’automne 1918 Mohamed 6 atterré par la débâcle allemande signe avec les Russes et les Franco-anglais qui bloquent les Dardanelles l’armistice de Moudros. Ses ministres « Jeunes Turcs » s’enfuient en Allemagne.
Quelques mois plus tard en 1920, le traité de Sèvres qui achève le démantèlement de l’empire ottoman consomme la perte du malheureux Mohamed 6 : l’un de ses généraux, Mustafa Kemal, fomente un coup d’Etat militaire qui le contraint, au terme de deux ans de tergiversations, à l’abdication (1922) ; il s’embarque aussitôt pour Malte et finira misérablement ses jours à San Remo…
Un an plus tard Mustafa Kemal, désormais appelé « el Ghazi » (le victorieux), fait proclamer une République « laïque »….
L’abdication de Mohamed 6 n’avait pas eu pour effet de lui retirer le califat religieux de l’Islam attaché à la personne du sultan ottoman depuis 1517.
Mais son départ engendrant nécessairement la vacance du califat, avant de partir il confère toutes les prérogatives de successeur du Prophète à son neveu, Abdulmecid Osmanoglou, choix confirmé par l’Assemblée nationale d’Ankara.
Mustafa Kemal « el Ghazi » s’en accommode quelque temps puis il commence par retirer au nouveau calife la garde à cheval qui l’escortait traditionnellement de son palais jusqu’à Sainte Sophie pour la prière du vendredi.
Enfin, en 1924, il fait promulguer par cette même Assemblée nationale la suppression pure et simple du califat islamique dont le 101° et dernier titulaire, chassé de Turquie, finira ses jours en artiste peintre à Paris en 1944.
A la lecture de ce rappel historique de la « saga » de l’empire ottoman, conjuguant durant près de cinq siècles la puissance étatique et la vitalité de la religion musulmane, quels enseignements s’en dégagent-ils pour une saine compréhension de la conjoncture actuelle, s’agissant de ce que certains commentateurs ne craignent pas de nommer : « le péril islamique » ?
Les prolégomènes de celui-ci se situent en 1988 avec la création d’Al Quaîda sous l’égide d’Oussama ben Laden, brillant rejeton d’une puissante famille saoudienne.
Cette organisation à laquelle son fondateur a procuré un important trésor de guerre est considérée comme responsable de 145 attentats en Espagne, en Grande Bretagne et en France auxquels dès 2001 s’est ajouté la destruction des « Twin towers » à New York .
Oussama ben Laden liquidé en mai 2011 au Pakistan par un commando des forces spéciales américaines, les candidats à sa succession ne manquent pas.
Au premier rang de ceux-ci, un Irakien qui avait déjà pris ses distances avec Al Quaîda en 2007, Abu Bakr al-Baghdadi. Celui-ci n’hésite pas, à partir de l’implantation de ses partisans en Irak et en Syrie, à proclamer en juin 2014 la création d’un « Etat Islamique » dont il s’affirme non seulement le chef mais également le nouveau « calife de l’ Islam ».
Pourchassé et mis à prix, par les Américains, il meurt en octobre 2019 à Barisha en Syrie au cours d’une embuscade de leurs « forces spéciales ».
Si à l’origine, la levée de boucliers qui s’est développée dans le monde musulman depuis la « guerre des six jours » en 1967 était surtout politique, entretenant, notamment chez les jeunes arabes, la haine de l’Etat d’Israêl et de son protecteur américain, il ne fait pas de doute que l’aspect religieux de cette hostilité, minoritaire au début, n’a cessé de s’amplifier au fil des ans.
On sait que la religion musulmane s’est partagée depuis l’assassinat en 681 du 4e calife, Ali, gendre du Prophète, entre Sunnites (85 %) et Chiites (15 %). Mais à la fin du 19e siècle est né en Egypte un nouveau courant théologique, le salafisme, qui prône un retour aux sources de l’Islam avec une stricte observance de la « Charia » de même, avec quelques variantes, que le whhabisme, né au 17e siècle dans la péninsule arabique.
Les deux courants sont largement répandus aujourd’hui chez les combattants engagés dans le « djihad » c’est-à-dire la guerre sainte aux « infidèles », aussi bien en Syrie, en Irak et en Afrique sub-saharienne qu’en Europe où le terrorisme sévit à partir de musulmans dévoyés issus de l’immigration nord-africaine et proche-orientale.
Il est clair que ce constat ne peut laisser indifférente aucune composante de l’opinion dans les Etats occidentaux menacés de voir se développer sur leur territoire un terrorisme religieux totalement étranger à l’humanisme issu de la philosophie des Lumières comme de la tradition chrétienne à l’origine de la civilisation européenne et méditerranéenne.
Les musulmans de toutes obédiences doivent comprendre que si le Prophète était un chef de guerre plus qu’un théologien, il n’avait sûrement pas, dans ses rêves les plus fous, imaginé pour la religion qu’il fondait une conquête planétaire que ni Alexandre, ni Jules César n’avaient pu réaliser !
Son projet visait seulement à rassembler les tribus arabes méprisées par les empereurs byzantins autour d’une foi commune génératrice d’une « patrie » fraternelle.
Les lointains successeurs du Prophète ont vu les choses autrement : la prise de Constantinople leur autorisait toutes les ambitions…
Mais les siècles suivants ont prouvé que le mythe de Sisyphe ne se limite pas à l’Antiquité grecque…
Puissent aujourd’hui les salafistes et whhabistes incorporés dans le Djihad en tirer la leçon plutôt que de contribuer à plonger le monde entier dans l’horreur d’un terrorisme planétaire.
Robert-Noël Castellani
Préfet honoraire, écrivain