La crise pandémique, qui a confiné la moitié de l’humanité en quelques semaines, illustre les paradoxes apparents d’une globalisation économique, financière et numérique qui rend les peuples interdépendants comme jamais, alors même qu’ils se replient et se singularisent à partir de leurs façons d’être et de faire au sein de leur nation, entreprises et dans la lutte contre la Covid-19. Analyse de Stéphane Rozès, président de Cap et Jean-Michel Huet, associé de BearingPoint.
Nos constats de professionnels convergent dans la conviction que le corps social des entreprises et le corps national des pays ressentent, se représentent le réel, créent, font de la politique, travaillent, innovent, recherchent, consomment, épargnent, redistribuent, se conduisent réticulairement sur les réseaux et font résilience différemment selon leur culture et Imaginaires, même au sein de pays proches géographiquement et semblables économiquement.
Il sera possible ultérieurement de cartographier précisément, pays par pays, la façon dont aura été menée la lutte contre la pandémie. On y constatera sans doute que leurs réussites sont indexées, non pas tant sur les moyens mobilisés, que sur la cohérence entre leurs modèles culturels, de politiques publiques et de conduites des parties prenantes.
Mais déjà des premiers enseignements peuvent être tirés, dont dépendra l’après au plan économique et social, de la coordination des gouvernements et des stratégies des Groupes.
Premier constat universel, une fois la vague épidémique répandue à l’échelle de la planète, les réactions ont toutes été de faire prévaloir le risque sanitaire sur le risque économique, rappelant ainsi que, avant même la recherche de la prospérité, ce qui fonde les communautés humaines et les collectifs de travail, c’est la maîtrise d’un destin commun réactivé par le péril d’une mort devenue contingente.
Ensuite partout, la crise pandémique a entrainé un réflexe défensif de retour des frontières au plan sanitaire, migratoire et par extension économique. L’idée de souveraineté et d’indépendance nationale ont fait leur retour, d’autant que les gouvernants ont pu constater que la nation se ressoudait autour d’eux. On assistera également sans doute dans l’avenir à des phénomènes de relocalisation et de politiques de filières plus volontaristes.
Par ailleurs, même là où la forme Etat-Nation est forte, dans la dernière période néolibérale, les libertés individuelles prévalaient sur les libertés collectives. Pour faire face à la crise, les Etats ont imposé et les Opinions ont consenti à faire passer le balancier dans l’autre sens, à mettre en suspend libertés individuelles et économiques au nom de l’urgence sanitaire et sans doute demain, les Opinions seront prêtes à consentir encore à d’autres renoncements, au nom des urgences économiques, sociales et climatiques.
Le pli est pris, les Etats ont désormais la légitimité pour peser auprès des entreprises, salariés et consommateurs sur la vie économique, à la mesure dont ils ont pesé sanitairement.
Les lignes commencent à bouger dans l’Union européenne sur les politiques monétaires à mener par la BCE, y compris de la part de la chancelière allemande se démarquant de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Cela ne sera pas sans effets contradictoires au sein même de la Société allemande.
Enfin la nature et l’intensité de ces réaménagements post-pandémie varieront selon la culture des pays qui encastre la question économique.
Cela s’illustre au travers d’une première distinction entre pays à l’économie formelle et ceux à l’économie informelle.
Les premiers ont mis en place un confinement et/ou des solutions numériques avec une batterie de mesures pour sauvegarder les entreprises et par ricochet limiter les destructions d’emplois.
Pour les pays à l’économie majoritairement informelle s’est en revanche posé en priorité le problème des populations vulnérables qui en cas de confinement total se seraient retrouvées en situation de crise alimentaire.
L’existence d’une économie majoritairement informelle rend difficilement applicable le confinement en particulier en Afrique et en Inde. Deux pays seulement furent en total confinement (le Maroc et le Rwanda) les autres étant en confinements partiels ou simple couvre-feu.
Les économies informelles se sont montrées résilientes dans la mesure ou leurs modes d’existence sont enclavées dans des représentations culturelles et institutions politiques.
Ainsi en Afrique, alors que le Quai d’Orsay anticipait une difficulté des régimes à tenir face au choc pandémique, projetant sur ce continent nos attitudes politiques stato-nationales, le continent a fait au contraire preuve d’une grande capacité de résilience. Du fait de l’histoire de l’Afrique, de son rapport au cosmos, à la nature, à la vie et à la mort, à la tradition orale et de l’habitude des risques pandémique, les Sociétés africaines démontrent dans leurs diversités, au-delà de la coupure entre l’Afrique de l’Est et de l’Ouest, entre ses peuples des forêts et de la savane, une très grande capacité d’adaptation horizontale et de solidarité intergénérationnelle envers les anciens.
L’Homme africain vit depuis toujours dans la conscience aiguë des contraintes de son environnement, et sait y faire face en s’extrayant des questionnements perpétuels de l’homme occidental.
On retrouve les mêmes déterminants culturels dans la façon dont l’Asie, notamment la Corée du Sud et Taïwan, ont privilégié les solutions et plateformes numériques plutôt que le confinement.
Pour eux, le marquage et suivi des citoyens ne sont pas vécus autant qu’ailleurs comme une intrusion de l’extérieur technique et porteur de danger, dans la mesure où doit prévaloir l’harmonie de l’individu dans un collectif en mouvement.
En Asie, il y a eu moins de césure entre libertés individuelles et libertés collectives, contrairement à l’Occident où il fallu consentir tous ensemble et au même moment par la légitimité du politique au renoncement à des libertés individuelles et sociales.
On a retrouvé en Occident avec la lutte contre la pandémie, les différences culturelles de managements de nos Groupes ; le « pourquoi ? » français, le « comment ? » allemand et le « combien ? » anglo-saxon.
Les pays anglo-saxons recoururent au confinement dans le pragmatisme culturel et la diversité qui peuvent les caractériser, avec des effets variables.
Notons que les mauvaises gestions de la crise par le Président Trump et le Premier ministre Johnson, n’ont pas vraiment écorné leur popularité, tant leur caractère nationaliste précédait l’arrivée de la pandémie. Il en est à priori de même pour le Président Poutine.
En Europe, les mécanismes face à la pandémie se firent dans les pays latins selon des modalités politiques et verticales, administratives surtout en France, alors qu’elles firent appel dans les pays protestants à de l’auto-discipline et d’éthique individuelle, la Suède ayant voulu éviter le confinement.
La France fit appel comme de coutume à la verticalité transcendante de l’Etat. C’est par la mobilisation de la nation confinée et des personnels soignants s’exonérant des normes administratives hospitalières que le pays a tenu.
Les dysfonctionnements de la France s’expliquent essentiellement par le fait que le sommet de l’Etat procédural et comptable, intériorisant des contraintes économiques extérieures est devenu l’inverse de l’imaginaire national projectif et politique.
En France, les réformes et modes de fonctionnement sont des moyens au service d’une vision alors qu’ils sont une finalité pour le sommet de l’Etat.
L’Allemagne, au contraire, fit face dans une cohérence totale entre son imaginaire collectif, portage individuel des disciplines collectives, politiques immanentes des territoires et landers, association horizontale des différentes parties prenantes et politiques publiques antérieures de préservation des industries allemandes et intérêts communs.
Cet ordre dispersé du monde, du fait des dimensions culturelles, face à la Covid-19 affecte particulièrement l’Europe. Antonio Guterres a regretté l’absence de coordination.
D’une part, au niveau européen, la capacité de l’UE à proposer une réponse collective devra passer non pas tant par les décisions économiques qui restent techniques mais par la capacité des dirigeants à faire converger des imaginaires différents vers des projets communs d’une relance ambitieuse.
Les écarts vus entre les trois pays cités – et l’exercice pourrait être fait pour tous les pays européens – attestent de l’enjeu. Les premiers éléments de comparaison sur les principes de déconfinement confirment cet ordre dispersé au sein des 27 : les dates d’ouvertures des boutiques non essentielles s’est étalé du 14 avril au 18 mai ; les premières réouvertures des écoles du 15 avril à octobre pour l’enseignement supérieur.
D’autre part, pour les entreprises, notamment multinationales avec des salariés dans différents pays, la sortie du confinement va aller au-delà du suivi des mesures de sauvegarde des emplois mais bien dans la manière de gérer les salariés, les projets, l’activité dans un monde où les outils digitaux donnent l’impression, pour ceux qui peuvent télétravailler, d’une convergence des modes de travail. C’est cependant certainement un leurre car les imaginaires culturels sont toujours là derrière les écrans et peut être même renforcés.
Voilà sans doute le défi des dirigeants politiques et économiques, en sus de tous les autres : ne pas rater la relance en négligeant ce pouvoir de l’imaginaire des peuples et leur mobilisation pour la relance.
Il faut sans doute réparer les imaginaires des peuples en rendant chaque modèle plus efficace dans sa cohérence propre entre le bon, le juste et l’efficace. Cela passe par un moment de restauration de la souveraineté des nations mais en reliant entre elles par des politiques ambitieuses européennes de relance, des investissements massifs en matière sanitaire, alimentaire, industrielle et de recherche, en matière numérique pour faire face aux défis sanitaires, économiques, sociaux et écologiques devenus pressants.
Stéphane Rozès, président de Cap et Jean-Michel Huet, associé de BearingPoint