Dans cet article commandé par le think-tank place Escange, Virginie Martin s’intéresse à la notion de « risque », tout particulièrement de « risque politique », à ses conséquences sur les entreprises et à la manière qu’ont ces-dernières d’y répondre.
« Mad Men » série mythique, saison 1 épisode 1 : les publicitaires de Madison Avenue savourent une à une leur réussite en tirant sur des Lucky strike et en vidant des verres de whisky. Ils sont ceux qui voient l’avenir, ceux qui savent séduire via des visuels accrocheurs, ceux qui trouvent des slogans, ceux qui croient à la consommation.
« Mad Men » une saison plus tard : les médecins commencent à alerter sur les dangers du tabac et les campagnes de publicité pour les cigarettes seront bientôt interdites. Les « mad men » perdent des marchés publicitaires et les cigarettiers, des consommateurs.
Voilà, illustré rapidement le risque politique. Un jour, la loi passe, le décret décrète et l’environnement se modifie.
Et pourtant… « l’entreprise » se voit parfois comme assez éloignée de la chose publique et politique. Les entrepreneurs, forts de leurs innovations, de leur envie de perpétuer une business family, de créer une firme à partir d’une bonne idée, ces entrepreneurs peuvent parfois négliger le risque politique.
De même, en sciences de gestion, la question politique est peu abordée, sauf chez certains auteurs qui sont dans une tradition appelée « Critical management studies » ou approche « critique et politique » tel David Courpasson en France ou Mats Alvesson et Hugh Willmott en Grande-Bretagne, par exemple. Dans cette tradition académique c’est souvent la neutralité de l’économie et/ou de la gestion qui est interrogée et il est considéré ici que le politique est à tous les niveaux de l’entreprise.
Dans tous les cas, il faut considérer que l’entreprise est encastrée dans le politique ; partant, elle peut en avoir les opportunités, comme en subir les menaces.
L’environnement politique de l’organisation est donc à apprendre, à comprendre, à analyser, à anticiper. Mais cet environnement est complexe pour deux raisons majeures :
-d’une part car il se déploie sur les niveaux national-local, européen et international
-d’autre part car il est mouvant, changeant au grès d’élections, de décisions, d’intérêts croisés
Le politique est donc une partie prenante qu’on ne peut pas connaître parfaitement, et l’entreprise doit agir dans ce contexte de connaissance limitée et donc de « rationalité limitée », comme le rappelle Simon March dans ses travaux.
Le risque politique, un risque majeur
Le risque politique est d’ailleurs aujourd’hui, selon la Coface, un des risques majeurs pour l’entreprise. Un risque politique, qui se déploie d’ailleurs sur plusieurs champs, social, médiatique, etc… nous y reviendrons.
Finalement, c’est du côté des risques non économiques que l’organisation doit aujourd’hui regarder. L’économique est une donnée nécessaire, mais totalement insuffisante.
Brexit, replis protectionnistes de la Chine ou des Etats-Unis, contexte iranien, gilets jaunes, gestion de la Covid-19, normes anti-pollution sont autant d’exemples qui rendent extrêmement tangible le risque politique.
On le voit dans cette brève énumération, il existe des risques domestiques, des externalités négatives, et enfin des risques exogènes dépendants des contextes internationaux.
Mais, les entreprises ne sont pas toutes égales face à ces divers risques politiques. Pas toutes égales au regard de leur capacité à connaître et bien maîtriser ces risques et ces parties prenantes politiques. Les TPE ne sont pas dotés de service de gestion du risque, de service de veille… Les très grandes entreprises, voire multinationales sont, elles, aguerries à ce type de connaissances.
De même, les plus petites entités n’ont pas souvent la possibilité de peser sur la décision politique ; les autres peuvent adopter des stratégies de lobbying et autres jeux d’influence.
Une profession bien organisée peut essayer de contrer la décision politique ; nous l’avons vu récemment en France avec les avocats sur la réforme des retraites. C’est toute une profession libérale qui s’est dressée contre cette réforme.
Le secteur de l’immobilier, quant à lui, n’a pas pu contrer la réforme de l’ISF qui a favorisé les produits financiers et pénalisé les biens immobiles via l’IFI.
Tout changement politique/électoral/gouvernemental est donc toujours un risque ou un bouleversement potentiel pour l’entreprise. C’est assez évident ; les 35 heures resteront à ce titre dans les annales.
Du côté du lobbying
Le plus souvent ce sont les très gros secteurs, représentés par de très grands groupes qui parviennent à s’imposer face aux états et à leur décision.
Les groupes de lobbyistes sont par exemple pléthores du côté de Bruxelles et tentent de maîtriser justement le risque politique, voire empêcher des décisions politiques à leur désavantage.
L’activité de lobbyiste ne cesse de croître aussi bien à Washington qu’à Bruxelles. La capitale européenne compterait plus de 50 000 lobbyistes et personnes impliquées dans ces activités. Ces lobbyistes dépensent des millions chaque année pour peser sur les décisions de l’UE. De l’industrie chimique à Google en passant par le bien nommé « Europatat », les groupes d’intérêts privés ne ménagent pas leurs efforts pour influencer et gérer le potentiel « risque » politique pour leur secteur.
Pour être efficace, les lobbystes doivent « capturer le régulateur », c’est à dire intervenir suffisamment en amont et auprès de la bonne cible au sein des fonctionnaires de la Commission européenne. Cette dernière édictant la loi, c’est à ce stade que les influences peuvent être plus efficaces afin d’amender une loi, de la diluer, de la retarder ou même de la supprimer.
On voit bien comment, dans ce cas, essayer de contenir le risque politique, contient un autre risque politique : celui d’une trop grande influence d’intérêts privés au détriment de l’intérêt général… ce qui à terme peut faire courir un risque politico-social non négligeable. L’affaire Monsanto, la 5G, les dérives environnementales… un risque politique régulé pour un secteur ou pour une entreprise, peut revenir en boomerang à terme contre ladite entreprise, via l’opinion publique par exemple.
Le risque politique ou plutôt géopolitique
N’oublions pas de même que, dans un monde ultra globalisé, le risque politique est aussi un risque géopolitique. Suite à la chute du mur de Berlin, le monde ne s’est pas apaisé ; les tensions ont juste pris d’autres formes que celle d’un affrontement entre l’Est et l’Ouest. Les printemps arabes, les soulèvements au Brésil, les zones de terrorisme en Irak, en Syrie dans le Sahel, les attentats en Tunisie, le bras de fer entre Grèce et Turquie, tous ces affrontements sont autant de risques politiques pour n’importe quelle entreprise qui veut jouer sa partition dans le monde entier ou dans une zone géographique du monde.
La stratégie d’internationalisation de l’entreprise est en soi un risque. Elle peut se heurter à des volontés de repli ou de sanction commerciales comme le fait aujourd’hui l’Amérique de Donald Trump contre les pays qui osent continuer à avoir des actifs en Iran. Dans le même ordre d’idée, LVMH est en train de renoncer au rachat de Tiffany, compte tenu des possibles représailles étasuniennes.
Prévenir les risques géopolitiques demande une grande connaissance des enjeux, des gouvernants, de l’opinion publique du pays concerné.
C’est un travail en amont important et c’est une actualisation incessante via des outils nécessairement diversifiés : juridiques, politiques, sociaux, économiques, diplomatiques…. et une aide aussi de l’Etat. L’Etat – français ou autre – doit accompagner ses entreprises à l’international et les protéger du mieux possible.
Le risque politique ou plutôt médiatico-sociétal
Si ce sujet nous amène classiquement à évoquer le risque géopolitique, nous ne pouvons plus aujourd’hui ne pas évoquer d’autres risques, à mon sens, contenu dans le risque politique. Il s’agit du risque sociétal et médiatique.
Prenons le cas tout récent de la mort de George Floyd aux Etats-Unis et des mouvements anti-racistes qui ont suivi, notamment avec le #BlackLivesMatter. Les opinions publiques se sont soulevées principalement en mémoire à George Floyd mettant au premier plan des débats politico-sociétaux-médiatiques la question du racisme. Subitement, des entreprises qui n’avaient pas correctement anticipé ces mouvements de fond – au-delà du cas de G. Floyd – ont dû réagir et promettre de revoir leurs visuels. C’est le cas typique d’Uncle Bens qui, interpellé de toutes parts lors de cet épisode, décide en juin 2020 de changer ces imageries par trop stéréotypées. On peut penser que la marque aurait pu mieux anticiper ce type de mouvements et de demandes de la communauté afro-américaine et faire évoluer au fil des années ces visuels autour de Aunt Jemima et de Uncle Bens.
La question sociale ou sociétale prend de l’ampleur via l’amplificateur médiatique et devient un risque majeur pour l’entreprise.
Dans ce même cadre, certaines entreprises ont vu leur campagne de publicité réduite à néant et/ou ont dû faire face à un bad buzz pour cause de sexisme. Les images hyper stéréotypées des femmes ou hyper-sexualisées représentent aujourd’hui un coût très élevé pour la firme. La marque Le Temps Des Cerises en a fait les frais, tout comme le groupe Accor. Ce dernier avait en effet vanté les mérites d’AccordHotels Arena à grand renfort de slogans plutôt douteux : « le seul lieu où l’on peut peloter des stars sans se soucier des conséquences » ou encore « le seul lieu ou les femmes sont à vos pieds » accompagné d’un visuel montrant une tenniswoman à genou, visage enfoui dans les mains après, ce que l’on peut deviner, comme étant un point décisif. La campagne a été retirée des murs de Paris.
Le coût sociétal existe bel en bien ; même si nous pouvons rester surpris que de telles campagnes en 2020 soient encore acceptées, sachant la chaîne de décision complexe nécessaire pour adouber de telles publicités…
Pour contrer cela et éviter ce type d’erreurs, il faut compter sur les services dits RSE de l’entreprise – quand elles peuvent en avoir un – ou au moins avoir en tête les 17 Objectifs du développement Durable (ODD) de l’ONU.
Dans ces ODD de nombreux items concernent des questions sociétales telles que l’égalité entre les sexes, la réduction des inégalités, l’accès à la santé et à l’éducation. D’autres concernent des questions plus environnementales.
Aujourd’hui, aucune entreprise ne peut se risquer d’ignorer ces bombes médiatiques potentielles au niveau des opinions publiques pouvant s’embraser à tout moment.
Les risques politiques sont aussi aujourd’hui largement sociétaux, ne l’oublions pas.
Le risque politique ou socio-économique
Le risque social est à mon sens abrité au cœur du risque politique. Il concerne le climat délétère pouvant régner au sein d’une organisation ou dans son environnement.
De façon endogène, il s’agit de prévenir les risques sociaux et psycho-sociaux, de veiller au bien-être des salariés (Burn-out, suicides…), d’éviter un trop fort turn-over, de ménager les équipes, de prévenir les dérives de harcèlement moral/sexuel : c’est tout le capital immatériel de l’entreprise qui doit être préservé. Ayant la main, la firme peut, peu ou prou, maîtriser ces dérives éventuelles.
Mais les risques sociaux peuvent être plus exogènes et donc plus difficiles à gérer. Il s’agit du climat social qui règne dans le pays où les activités de l’entreprise sont développées.
Nous pouvons penser aux manifestations au Venezuela, au Chili, en Argentine ou dans divers pays d’Amérique latine. Ces mouvements rythment la vie dans cette zone du monde, et représentent un risque politico-social quasi structurel.
Dans ces contextes, le politique, les gouvernants, les corps intermédiaires – dans les zones de type européen – ont des cartes à jouer afin que ledit pays soit vivable, sécurisé, qu’il ne soit pas traversé de grèves/manifestations toutes les semaines… le cas des gilets jaunes étant de ce point de vue emblématique. La France n’a jamais connu dans son époque récente une telle récurrence de rassemblements et d’oppositions au système en place.
Ce qui reste étonnant, c’est l’incapacité de l’exécutif, qui est – par définition – celui qui est en charge de la paix sociale, à trouver une issue à ce refrain hebdomadaire. Le pouvoir en place joue avec un risque politico-social majeur à ne pas tout mettre en place pour trouver une issue à ce bras de fer. Résignation, inexpérience du pouvoir, travail sur les opinions publiques, pourrissement de l’affrontement… ?
Ce qui est sûr, c’est que, quelle que soit la complexité des problèmes sociaux/politiques/géopolitiques/économiques, rares sont les gouvernements passés qui ont laissé le pays sous le joug de ce trouble politico-socio-économique de premier ordre.
Les risques politiques majeurs qu’ont été les crises de 2008 – financière – ou celle de 2014-2015 – terroriste – ont été gérés par les pouvoirs en place. Comment croire qu’un gouvernement ne peut pas dialoguer, apaiser, trouver une issue à ce mouvement des Gilets Jaunes ?
On le voit, le risque social ici dépasse largement ce que l’entreprise peut espérer maîtriser ; en revanche, peu d’entreprises ont pu penser de façon réaliste que ce mouvement social s’enliserait et deviendrait une antienne de la vie politique française. Et là, se pose la question de la confiance à l’égard de ceux et celles qui nous gouvernent. Une confiance perdue peut aussi représenter d’autres risques politiques notamment à coup de radicalismes en tout genre…
Derrière chaque risque une opportunité ?
Nous l’aurons compris, derrière le risque politique se cachent plusieurs types de sous-risques : politico-électoral, sociétal, médiatique, géopolitique, social… tout cela peut être mis sous l’ombrelle du politique. La complexité est à l’œuvre, c’est évident.
Mais ne nous y trompons pas, dans tout risque, une opportunité sommeille : il ne faut donc pas que l’entreprise craigne le risque, mais l’anticipe, le contrôle du mieux possible voire le retourne en sa faveur. Des entreprises comme Dove ou Renault ont saisi assez tôt l’opportunité que représente de s‘adresser aux femmes de manière non sexuée/non sexiste.
De façon un peu différente, un risque politique peut mettre en fragilité un secteur, mais peut constituer une opportunité pour un autre secteur. Les normes environnementales peuvent gêner le secteur de l’automobile mais font naître d’autres possibilités pour les éoliennes, les vélos, les sites de co-voiturage de même que pour les nouvelles industries automobiles elles-mêmes…
C’est un équilibre entre menaces et opportunités que l’entreprise doit trouver.
Au niveau micro, l’entreprise peut être inquiète, au niveau macro, les secteurs finissent par trouver une sorte de régulation aidée soit par les états, soit par d’autres marchés qui s’ouvrent quand d’autres se ferment…
Le risque sera néanmoins toujours atténué, amorti via l’anticipation, la diversification, la réactivité.
Ces conditions peuvent en revanche mettre à mal les hommes et les femmes de l’entreprise, qui sont les amortisseurs de crises et de risques.
Le risque politique pèse in fine sur des hommes et sur des femmes. Le risque politique finit par être un risque humain.
Pr. Virginie Martin
Politiste, Kedge Business School
Responsable du Conseil Scientifique de la Revue Politique et Parlementaire