Nous changeons d’époque. Les crises que nous traversons sont la traduction des difficultés de ces transitions aux multiples aspects, et il faut trouver de nouveaux modèles de développement.
Une exploration tous azimuts de pistes inédites, parfois surprenantes et à l’encontre des tendances du passé. Le vieux monde se défend. Il ne veut pas mourir sans combattre, il y a trop d’intérêts, trop de statuts sociaux, qui risquent de perdre leur position dans les changements à venir. Et comme l’avenir est incertain par nature, comme les innovations sont chancelantes pour beaucoup, d’autant plus qu’elles détonent et ont du mal à trouver leur modèle économique et même culturel, le passé utilise souvent l’arme de la dérision, et cultive le scepticisme. Une manière de tourner le dos au futur.
Le développement durable est la recherche d’un ou de plusieurs modes de développement, pour ouvrir de nouveaux espaces à l’humanité. Nous arrivons au bout d’un cycle, et nous cherchons comment engager le suivant. Nous avons été habitués tout petits à raisonner dans un monde infini, avec la feuille de route “Croissez et multipliez”. Comme le dit Bertrand de Jouvenel, “Nous n’habitons pas la même planète que nos aïeux. La leur était immense, la nôtre est petite”. Il faut trouver une autre feuille de route, pour retrouver des marges de progression qui seront durables.
Les observateurs de conférences internationales sur le développement et l’environnement le disent en aparté : chacun voit bien que l’on va dans le mur, mais on ne sait pas comment faire autrement. Les mécanismes de décision sont ancrés dans l’histoire et dans les cultures, les institutions sont conservatrices par essence. Seules les crises profondes créent des circonstances exceptionnelles, qui bouleversent l’ordre établi et permettent les transformations. Ces crises sont douloureuses. Dans l’histoire, ce sont des guerres, des famines et des épidémies, voire des incendies comme à Londres en 1666, qui ont obligé à repartir sur de nouvelles bases. Dans l’histoire moderne, les années 1944 et 1945 apparaissent comme fondatrices de nos institutions, tant nationales avec la mise en œuvre des résolutions du Conseil National de la Résistance1, qu’internationales avec la création de l’ONU et les accords de Bretton Woods. Ce sont aussi les crises économiques, 1930 et le “new deal” qui a suivi pour en sortir, quelques années plus tard, mais qui n’a pas empêché la guerre de 1940.
Les crises d’aujourd’hui sont multiples. La crise financière tient la Une depuis 2008, et n’en finit pas de produire ses effets. Il y a aussi la crise des matières premières et de l’énergie, des crises alimentaires, et des crises culturelles, d’identité, qui provoquent des ravages. Et des crises moins visibles, structurelles, tectoniques pourrait-on dire, qui avancent en profondeur comme la crise de la biodiversité et le réchauffement climatique, qui ne se manifestent pas dans la vie de tous les jours, mais qui sont porteuses de chocs très profonds. L’ensemble de ces crises, de natures très variées, demande une réponse originale : nous allons vers l’inconnu. Donnerons-nous les moyens de piloter cette exploration et l’avancée qui en résultera, ou bien subirons-nous cette évolution, avec fatalisme, en “croisant les doigts” et en espérant que ça se passera bien ?
Trois pistes à explorer
À défaut de lire l’avenir et de savoir le décrire, même avec des scénarii, plusieurs orientations peuvent être retenues, comme des pistes à explorer pour s’ouvrir des marges de manœuvre, et offrir à l’humanité des nouvelles perspectives. En voici trois, présentées en alternative à des pratiques actuelles, dont on sait qu’elles ne sont pas durables.
“Croissez et multipliez”, telle était la feuille de route de l’humanité, pour découvrir le monde et le valoriser. Une croissance par expansion, en devenant plus nombreux, en allant plus loin chercher des ressources, en comptant sur demain pour apporter les réponses aux problèmes d’aujourd’hui. Une forme de croissance que l’on peut qualifier de “minière”, exploitant sans ménagement toutes les ressources aisément accessibles. Cette vision est à présent dépassée. Elle perdure par suite du conservatisme des intérêts établis, mais chacun sait qu’elle ne répond pas à l’observation que nous faisons chaque jour de la finitude du monde. La croissance de demain sera d’une autre nature, fondée sur le meilleur service obtenu à partir des ressources disponibles, et non sur la recherche sans fin de nouvelles ressources. Une croissance par valorisation, et non plus par expansion.
La sélection est une manière de faire bien répandue, qui entraîne l’exclusion des non sélectionnés. Il s’agit des humains comme des territoires ou du “matériel génétique” des animaux et des végétaux. Une manière de faire et un état d’esprit qui renforce un modèle de développement prédéterminé et refuse d’aller voir ailleurs si d’autres modèles ne conviendraient pas mieux, pour faire face à l’inconnu qui se profile devant nous. La sélection se fonde sur les vertus nécessaires aujourd’hui, et tend à reproduire le modèle indéfiniment. À l’opposé, le “bilan de compétences” se fonde non pas sur un modèle existant, mais sur le potentiel observé, chez les humains et par extension dans tous les éléments constitutifs de notre planète. Valoriser ce dont nous disposons, en tirer le maximum de bénéfices pour la planète et l’humanité. Aller progressivement de la sélection, appauvrissante et conservatrice par nature, vers le bilan de compétences décliné à toutes les échelles, pour élargir le champ des possibles. La valorisation des compétences, plutôt que la sélection.
La compétition s’exerce dans de nombreux domaines : chacun tente d’accroître sa part de marché ce qui entraîne mécaniquement une croissance de la production. Pas de problème si la production est immatérielle, et ne demande que de l’ingéniosité et du savoir- faire humain. La ressource est infinie, profitons-en, et offrons à chacun le meilleur cadre pour exprimer sa créativité. Ce n’est pas le cas pour les ressources matérielles, physiques ou biologiques. L’augmentation de la part de marché de chacun ne peut qu’accentuer la pression sur la planète. La recherche désespérée de pétrole, dans des conditions extrêmes et dangereuses, illustre cette dérive, que l’on observe aussi dans d’autres secteurs comme la pêche et tous ceux qui transforment des matières premières. Dans ces domaines, la coopération pour la valorisation des “biens communs”, sera bien plus fructueuse que la concurrence. La coopération plutôt que la compétition.
Un basculement à entreprendre
Dans ces trois exemples, il ne s’agit pas d’abandonner immédiatement les principes d’expansion, de sélection et de compétition, qui conservent quelques vertus et ont fortement marqué nos organisations sociales et économiques. Il faut néanmoins en comprendre les limites et leur substituer progressivement, ou les compléter par, d’autres principes qui ouvriront des espaces nouveaux : la valorisation maximum des ressources et des compétences, et la coopération.
C’est un basculement des pratiques et des modes de pensée qu’il faut entreprendre, ce qui ne va pas sans risques, et suscite bien des résistances. Le plus difficile n’est pas d’adhérer aux idées nouvelles, disait John M. Keynes, mais de s’affranchir des idées anciennes. Les institutions et les intérêts établis s’opposent par essence à ces transformations. Elles utilisent une arme particulièrement pernicieuse, et que Beaumarchais n’aurait pas désavouée, le scepticisme.
Les ravages du scepticisme
On ne dira jamais assez combien le scepticisme fait de mal. À ne pas confondre avec le doute. Le doute est fort utile, et facteur de progrès. Il oblige à se remettre sans cesse en question, et quand il faut trouver un nouveau modèle de développement, il est bon de faire le ménage dans ses certitudes, de se libérer des vieux schémas, de prendre de la distance par rapport aux modèles qui ont façonné nos cerveaux. Il nous amène à chercher des procédures pour avancer dans l’incertitude, à cheminer dans le brouillard, à réduire les risques de la nécessaire exploration de terres inconnues. Les “vérités” ne sont plus établies une fois pour toutes, et le développement durable est justement le cadre conceptuel qui permet d’avancer, malgré tout, dans l’incertitude. Ce cadre intègre le concept de doute, avec le principe de précaution, à utiliser dans des circonstances rares mais précises : en présence de risques à la fois graves et irréversibles pour lesquels des présomptions sérieuses existent, même si le doute subsiste. C’est le garde-fou complémentaire à “l’ardente obligation” d’innover, donc de prendre des risques. À distinguer de la prévention, où il s’agit de se prémunir contre des risques avérés, comme le tabagisme qui provoque le cancer.
Mis en œuvre à bon escient, le principe de précaution s’appuie sur le doute pour passer à l’action, et lancer les recherches nécessaires à sortir du doute, tout en prenant entre temps des mesures conservatoires, car le retard dans l’action pourrait coûter très cher. Vive le doute, donc, et sachons le valoriser pour progresser.
Le scepticisme relève d’un autre registre. Au lieu de pousser à l’action, il provoque l’attentisme. Peu importe la nature du risque, repoussons la décision à plus tard. Faisons comme avant, puisque nous n’avons pas de certitude sur ce qui nous attend. Le scepticisme est le principal allié du conservatisme. Quand on connaît la force des résistances au changement, on mesure les dangers que le scepticisme peut engendrer. Chacun se raccroche à l’espoir que “le pire n’arrive pas toujours”, que le danger pourrait ne pas exister. Alors, pourquoi changer ? Pourquoi mettre en péril un équilibre bien installé, des modes de vie, de gouvernance, de production et de consommation ? Dans un tel contexte, la moindre expression qui permettrait de penser que l’on pourrait échapper au châtiment est reçue avec enthousiasme et soulagement. Depuis le déluge, les catastrophes sont en effet rapportées à des fautes humaines, et on entre vite dans un univers moralisateur, peu propice au doute et à la recherche de la vérité.
Le doute et le scepticisme
Les puissances établies, économiques, institutionnelles, culturelles, et leurs lobbys ont beau jeu d’activer le scepticisme. Elles trouvent en outre des appuis dans les milieux progressistes radicaux, que le doute agace. Le doute exige, pour avancer, une discipline de comportement dont beaucoup voudraient s’affranchir. Les positions tranchées et définitives nourrissent naturellement le scepticisme.
Le scepticisme s’est notamment développé à propos du changement climatique. Faire sortir les activités humaines de la fatalité du carbone est une nécessité mais aussi un chalenge. Les bouleversements qui en résulteront affecteront les grandes entreprises tout comme les activités ménagères les plus modestes, et l’adaptation sera une épreuve pour beaucoup, même si elle ouvre des perspectives nouvelles de développement. Chacun ressent en son for intérieur que ladite épreuve est incontournable, mais plus tard, et pourquoi pas pour mes enfants ou mes petits enfants. Un peu de scepticisme est à cet égard une formidable aubaine. Attendons encore, pour agir avec justesse dans un univers bien balisé de certitudes. Ne faisons rien pour l’instant.
La confusion entre doute et scepticisme est dangereuse. Le doute est souvent dévalorisé, il est présenté comme une faiblesse, alors que le scepticisme est l’apanage des esprits forts. Deux concepts proches, mais aux traductions pratiques opposées, l’action et l’attentisme.
Malgré tout, sous la pression des faits, le scepticisme vis-à-vis du réchauffement climatique recule. C’est ce qui a été observé, notamment, au cours d’une réunion récente d’Entreprises pour l’Environnement (EPE) sur l’adaptation au réchauffement climatique2. Les grandes entreprises établies à travers le monde prennent conscience du phénomène, et adoptent une politique d’adaptation. Phénomènes climatiques extrêmes, remontée des océans, conséquences sur la biodiversité, sur l’agriculture, etc. L’aménagement et la construction sont en première ligne. Le réchauffement climatique change profondément la physionomie de la planète, et les entreprises humaines doivent s’y adapter. Il semble que le message touche aujourd’hui les grands décideurs, réjouissons-nous.
La nostalgie des vieux modèles
Il leur faut malgré tout abandonner leurs vieux modèles, et prendre du recul par rapport aux références qui marquent encore les esprits. En ces périodes de stagnation, nous rêvons d’une croissance régulière, de l’ordre de 3 à 4 % par an, qui permette de proposer des emplois à tous et d’assurer une hausse continue du pouvoir d’achat. N’a-t-on pas en tête la nostalgie des Trente Glorieuses ? Le bon temps où les problèmes se résolvaient d’eux-mêmes par cette montée régulière de la production et de la masse monétaire. Les problèmes du moment pouvaient aisément être résolus avec des chèques sur l’avenir. Celui-ci était hypothéqué pour une part, mais il était tellement prometteur que l’on pouvait se permettre toutes les audaces.
Il convient de s’interroger sur les traces que ces Trente Glorieuses ont laissées, voire les factures que nous payons encore aujourd’hui, et peut-être pour longtemps. Nos institutions, politiques, économiques et sociales, ont en effet été construites sur des bases qui sont aujourd’hui ébranlées, mais qui ont structuré durablement notre mode de vie, nos villes et nos campagnes.
Les Trente Glorieuses ont marqué notre système productif, et notre organisation du territoire. Il fallait produire beaucoup, pour reconstruire le pays après la guerre, pour assurer le statut de grande puissance, pour remplir une “mission civilisatrice”, pour exporter des produits manufacturés dans nos usines. L’automobile a été un secteur clé de cette croissance, entraînant la métallurgie, et de nombreux sous-traitants. L’agriculture a reçu pour mission de satisfaire nos besoins propres, et ensuite d’exporter et de nourrir le monde, tout en se modernisant pour fournir une main-d’œuvre à l’industrie. Les résultats ont été spectaculaires, mais sont-ils durables ?
Un héritage à assumer
Il ne serait pas venu à l’esprit, alors, d’évaluer ces orientations et leurs conséquences au filtre du développement durable, ou même du long terme. Les ressources étaient abondantes, il fallait juste les extraire et les incorporer dans les processus de production. Le concept d’empreinte écologique n’existait pas, nous n’avions pas encore franchi le cap de la “première planète”. Celle dont nous disposons, la Terre, produisait alors plus de richesses que nous en consommions. Personne n’imaginait qu’il faudrait trois planètes, cinquante ans plus tard, si on se réfère aux déclarations de Jacques Chirac à la conférence de Johannesburg, pour produire ce dont nous aurions besoin si toute l’humanité adoptait le standard de vie européen. Le message de Paul Valéry, “le temps du monde fini commence”, pourtant lancé dès 1945, n’avait pas été perçu. Et nous avons adapté nos vies et nos territoires à cette nécessité de production de masse. Les paysages ruraux et la richesse biologique qu’ils recelaient ont été sacrifiés sur l’autel d’une productivité immédiate, les villes ont été adaptées à l’automobile, les tramways mis au rebut. La civilisation de la voiture s’est traduite dans notre habitat, et dans nos villes qui se sont étendues au fur et à mesure que les systèmes de transport, individuels ou collectifs, permettaient d’aller plus loin dans le même temps. L’industrialisation imposait son dictat à la satisfaction des besoins et à l’organisation de la société. Le monde à l’envers.
Le résultat est double. D’une part, nous avons créé une dépendance forte de notre économie à des ressources que nous n’avons pas chez nous. Nous devons donc alimenter en continu un flux massif d’euros en direction des pays producteurs de pétrole et de gaz, après une période où nous avons cru garder la maîtrise de la ressource, par la force si nécessaire. D’autre part, nous avons orienté notre économie vers des productions qui, progressivement, sont prises en main par d’autres pays dans des conditions plus avantageuses. Les “avantages compétitifs” de la France avec cette stratégie étaient condamnés à terme, à moins que l’on ait considéré que les pays aujourd’hui émergents seraient incapables d’émerger, ou le feraient sous notre contrôle. Un reste d’esprit colonial, sans doute.
400 fromages à valoriser
Le confort d’une forte croissance immédiate nous a éloignés d’une structure de production qui privilégierait notre potentiel propre, et en premier lieu le talent et le savoir-faire apportés par notre histoire et notre culture. La production de masse nous met par nature en concurrence avec tous les pays riches en ressources ou en main-d’œuvre. Avec 1 % environ de la population mondiale, comment espérer se tailler une place sur les productions de masse ? Les Trente Glorieuses ne pouvaient pas durer, il fallait prévoir dès le départ comment profiter de l’élan qu’elles apportaient pour trouver une base plus durable à notre développement. Après la nécessaire reconstruction, ne fallait-il pas jouer une carte plus fine, à partir de nos spécificités, des produits personnalisés à haute valeur ajoutée, des “400 fromages”, à valoriser sans modération.
Cette remise en perspective des Trente Glorieuses à l’aune du développement durable n’a pas pour but de dénigrer une période de notre histoire, mais d’en tirer des enseignements au moment où la compétitivité est sur toutes les langues. Le développement durable, c’est trouver des solutions qui ne seront pas les problèmes de demain.
Une révolution dans les mentalités
Les Trente Glorieuses ont marqué notre appareil productif et l’organisation de notre territoire. Elles ont aussi laissé des traces dans nos esprits, nos comportements, nos mentalités.
On s’habitue vite à la croissance, et aux facilités qu’elle offre. La croissance démographique, naturelle ou migratoire, qui offre la main-d’œuvre dont on a besoin, et la croissance économique qui permet de contracter des dettes à payer par les surplus de demain. Au cours des “Trente Glorieuses”, l’arrivée sur le marché de nombreux équipements, de la télévision à la machine à laver la vaisselle, et bien sûr de l’automobile, a créé une dynamique de consommation qui a dopé la croissance. Chacun voulait accéder à ces richesses, aussi bien pour des questions de statut social que pour le service rendu par ces biens. Des instruments financiers ont permis aux ménages d’anticiper leurs achats, le crédit est devenu un des moteurs de la consommation, et par suite de la croissance.
Vivre à crédit, voilà la révolution que les Glorieuses ont apportée à nos mentalités. Le crédit non pas comme une décision exceptionnelle, pour des biens lourds tels que le logement, mais pour des produits de consommation courante et des équipements d’obsolescence rapide. L’endettement est une invention formidable, quand il s’agit d’investir ou de créer des avantages durables, dont les effets se font sentir bien au-delà de la période de remboursement de la dette. L’ériger en système banal pour tout type de consommation est très dangereux. Le phénomène du surendettement traduit en France une dérive lourde du crédit, manifestement mal contrôlé. Et aux États-Unis, on a vu les drames des surprimes, conséquence normale d’une économie fondée sur le crédit sans modération, c’est le moins qu’on puisse dire.
Le crédit est devenu la règle pour les particuliers, elle l’est aussi pour les États. La question des dettes publiques n’est pas nouvelle, et notre histoire regorge des aventures financières des Jacques Cœur et autres banquiers lombards, au secours des caisses de nos rois désargentés. Les pauvres, ils ne pouvaient plus payer les soldes de leurs troupes. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de financer les guerres, mais les services publics, la solidarité, l’éducation, la recherche, et bien d’autres choses encore. L’appel au crédit est bienvenu pour financer l’avenir, à condition toutefois de ne pas se tromper d’orientation. Il n’est pas “durable” pour financer des dépenses courantes, sauf situation exceptionnelle à surmonter, de courte durée. La règle d’or est une tentative de remise en ordre, mais sans vision en coût global. Elle est en outre exclusivement financière, alors que les dettes peuvent se contracter aussi en nature. Pour ne prendre qu’un exemple, la dégradation d’un milieu, faute d’investissements de prévention des pollutions, n’entre pas dans les calculs de la règle d’or, alors qu’elle peut affecter durement des capacités de production et coûter très cher à la collectivité. En Chine, le coût des agressions à l’environnement a été évalué à 9 % du PIB3.
Fonder la croissance sur de nouveaux concepts
Les Trente Glorieuses nous ont conduits sur la voie de la société de consommation, et non de réponse à des besoins. La croissance pour la croissance, modèle non durable car il porte en soi les causes de sa disparition. La machine tourne sur elle-même, elle n’est plus en prise avec la société. Pas de problème, si on considère que le monde est infini, que ses ressources sont illimitées, qu’il a les capacités de digérer tous les rejets que nous émettons. Dans toute cette agitation, il y aura bien quelques avantages à engranger, Dieu reconnaîtra les siens en quelque sorte.
Hélas, le monde n’est pas infini, et notre mentalité n’en a pas encore bien pris conscience. Le souci d’économie, qui caractérise les sociétés traditionnelles, a été bousculé au cours des Trente Glorieuses. Au diable l’avarice. Il va falloir y revenir, et fonder la croissance sur de nouveaux concepts, ou plutôt des concepts anciens revisités. La réponse aux besoins, toujours plus importants car nous sommes plus exigeants, nous vivons plus longtemps, nous sommes plus nombreux, et nous voudrions bien que chacun sur la planète puisse vivre en toute dignité.
La morosité que les sondages mettent en évidence dans notre pays est la conséquence d’une défiance. Nous ne croyons plus au progrès, et l’idée que “c’était mieux avant” se propage. La nostalgie des Trente Glorieuses sans doute. Il est vrai que nos enfants vivront moins bien que nous si nous ne changeons pas de modèle de développement, mais nous sommes attachés à ce modèle et peinons à en changer. Ceux qui dénigrent les énergies renouvelables rêvent d’aller chercher les ressources dont nous avons besoin sur la Lune ou sur Mars. Les vieux modèles coloniaux sont encore bien vivants.
Les risques que contient tout changement sont mis en avant, et les solutions alternatives, avec les incertitudes et les inévitables ajustements qu’elles exigeront, sont encore bien fragiles. Il est alors facile d’être sceptique, et de mettre en avant les risques inhérents à toute innovation. Toutes les nouvelles pratiques, toutes les nouvelles techniques, suivent ce que l’on appelle des “courbes d’apprentissage”, qui représentent leur trajectoire vers la maturité. Il y aura des fausses pistes, des impasses, des retours en arrière, et c’est normal. Mais si le scepticisme est trop fort, la société ne donnera pas sa chance à ces innovations pourtant absolument nécessaires, si l’on veut trouver de nouveaux modèles de développement.
Selon que vous serez puissant ou misérable…
L’affaire de l’abandon, dès 2015, des subventions aux énergies renouvelables (ENR) est symptomatique à cet égard. Pour l’instant, ce ne sont pas les ENR qui coûtent cher aux finances publiques, mais les énergies fossiles. 8 % des recettes publiques à l’échelle de la planète, soit plus de 2 % du PIB mondial4. Des subventions soit en aides à la production soit en aides à la consommation. Le FMI recommande de les supprimer car elles provoquent de nombreuses distorsions et s’avèrent anti économiques. Au lieu de cela, haro sur les ENR ! Selon que vous serez puissant ou misérable…
Nous pourrions observer ce combat avec la philosophie de La Fontaine, mais la situation n’est pas anodine, et ne concerne pas que les énergéticiens. Tout se passe comme si l’ancien monde, celui de l’économie carbonée, que l’on sait condamnée d’ici quelques dizaines d’années (et le dernier rapport du GIEC le confirme s’il en était besoin), voulait empêcher le nouveau d’émerger. Nous savons bien que les crises se manifestent à la charnière entre un monde ancien, qui n’en finit pas de mourir et use de tous les artifices pour obtenir une prolongation, et un monde nouveau qui peine à sortir des limbes. Ce n’est pas nouveau, mais le changement climatique, qui sera aggravé du fait de ces lenteurs, risque fort de bouleverser nos sociétés, et de mettre en péril nos civilisations.
La résistance de l’économie carbonée
Bien sûr, les subventions aux énergies nouvelles ont pu être maladroites, créer des rentes de situation, déséquilibrer des échanges commerciaux. Il faut les évaluer, les adapter aux vrais besoins, et les corriger au fur et à mesure que les ENR progressent sur leur courbe d’apprentissage et s’approchent de leur maturité. De là à les supprimer, il y a un gouffre, à moins de supprimer également les subventions aux autres énergies, carbonées ou nucléaires. Nous savons que cette dernière thérapie serait trop violente, qu’elle n’est pas réaliste. On ne peut pas tout supprimer d’un coup, mais une baisse peut être programmée, avec un objectif de suppression à terme.
L’offre d’énergie carbonée a structuré nos économies modernes, issues de la révolution industrielle. Elle a permis à des empires de se constituer. Les intérêts dominants aujourd’hui sont liés à l’économie ancienne, et s’opposent à l’émergence de la nouvelle, qui se constitue sur de nouvelles bases et redistribue les cartes de la prospérité. Ils s’efforcent de retarder l’échéance, alors qu’il est clair que chaque retard pris dans la lutte pour l’atténuation du changement climatique sera cher payé.
Le souhait exprimé par la Commission européenne de supprimer les aides aux ENR arrive dans ce contexte. L’ancienne économie ne veut laisser aucun espace à la nouvelle. Le risque est grand que cette dernière ne se développe ailleurs, et prenne son essor hors de l’Europe. Celle-ci aura alors loupé le train du futur, en s’accrochant à des valeurs périmées. Dommage car elle a tous les atouts pour prendre le leadership de la nouvelle économie, avec un capital humain et un savoir-faire industriel exceptionnels. Ne laissons pas un scepticisme de circonstance bloquer toute recherche de nouvelles orientations pour nos sociétés, de nouveaux moteurs pour notre développement.
Le développement durable : une affaire d’état d’esprit
Appelons une forte tête pour conclure ce propos. Albert Einstein, qui nous rappelle que l’on ne résout pas les problèmes avec l’état d’esprit qui les a fait naître. Les responsables de l’état ancien stimuleront le scepticisme, parce que c’est leur culture qui est en cause, et ce à quoi ils ont cru dans leur jeunesse. Mais tout retard dans l’émergence du monde nouveau sera chèrement payé.
Dominique Bidou, consultant en développement durable
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(1) “Ils nous ont dit : Vous êtes fous !” : témoignage d’un des membres du CNR, Maurice Kriegel-Valrimont, repris en titre d’un livre de François Ruffin (Fakir Editions, 2013).
(2) Le 3 avril 2014, pour la publication d’un document conjoint EPE-ONERC (Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique) Les entreprises et l’adaptation au réchauffement climatique, à télécharger sur https://www.epe-asso.org/pdf_rap/EpE_rapports_et_documents134.pdf
(3) Selon un rapport de la Banque mondiale et du Centre de recherche sur le développement du Conseil d’État chinois, China 2030: Building a Modern, Harmonious, and Creative High-Income Society. Février 2012.
(4) Selon une note du FMI : Réforme des subventions à l’énergie. Enseignements et conséquences, 28 janvier 2013.
- “Ils nous ont dit : Vous êtes fous !” : témoignage d’un des membres du CNR, Maurice Kriegel-Valrimont, repris en titre d’un livre de François Ruffin (Fakir Editions, 2013). ↩
- Le 3 avril 2014, pour la publication d’un document conjoint EPE-ONERC (Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique) Les entreprises et l’adaptation au réchauffement climatique, à télécharger sur https://www.epe-asso.org/pdf_rap/EpE_rapports_et_documents134.pdf ↩
- Selon un rapport de la Banque mondiale et du Centre de recherche sur le développement du Conseil d’État chinois, China 2030: Building a Modern, Harmonious, and Creative High-Income Society. Février 2012. ↩
- Selon une note du FMI : Réforme des subventions à l’énergie. Enseignements et conséquences, 28 janvier 2013. ↩