Le scrutin proportionnel est en débat. Périodiquement, en France, ressurgissent des projets de réformes institutionnelles ayant trait au mode de scrutin, visant notamment les élections législatives, mais pas seulement. Le scrutin de 2017 ne fait pas exception à la règle et le projet de révision n’apporte rien de nouveau.
Ce projet avait déjà fait l’objet des 110 propositions avancées par François Mitterrand en 1981, puis avait réellement pris corps en 1986, après la défaite électorale essuyée par la gauche aux élections cantonales de 1985. François Hollande, donc, ne compose pas avec un projet solidement ancré. En 2012, le candidat Hollande lance le projet d’une proportionnelle sans plus de précision. En 2014, la perspective s’attachait à l’économie. Sans grand succès d’ailleurs ! Mais, pouvait-il en être autrement ? En 2015, il s’agit de réformer la société ! Très vaste ambition pour laquelle une année complète ne suffit évidemment pas. C’est pourquoi ces projets, s’ils sont énoncés annuellement, s’adressent à la longue durée ! L’année 2016 se placerait sous le signe d’une réforme institutionnelle portant sur le mode de scrutin.
Le sujet de la réforme serait l’introduction d’une dose de proportionnelle ou, à l’extrême, l’adoption de l’intégralité d’un scrutin proportionnel. En ce cas, les circonscriptions électorales demanderaient à être redessinées de fond en comble, ce qui passerait indéniablement par un vote du Parlement. Faute d’un débat national en profondeur, le pouvoir exécutif serait accusé de tripatouillage électoral, à juste titre d’ailleurs.
La question devient l’objet d’un renouveau puisqu’il n’en a pas été débattu, à peine effleuré, lors du congrès du Parti socialiste de 2015. Il y a donc urgence à mettre cette question à l’ordre du jour.
Reste aussi à déterminer quels sont les avantages et les inconvénients d’une élection législative à la proportionnelle, tant au plan national qu’au plan des partis politiques, essentiellement par comparaison avec les autres modes de scrutin. De là, découlerait une appréciation aussi bien sur le changement de style de la vie parlementaire que sur la modification de la gouvernance du pays.
Cependant, au-delà de ces problèmes, certes essentiels, la vie électorale – et donc la gouvernance du pays – débouche sur la question primordiale, telle qu’elle apparaît à l’orée de la décennie 2010 : le cumul des mandats et la création d’une féodalité électorale. Là est le point capital !
Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours
Ce système est le plus ancien et est en vigueur en France en 2012. Il est aussi assez simple.
Il peut être encore plus simple et ramené à un seul tour, sans se préoccuper du seuil atteint : le candidat arrivé en tête est élu. Ce système, le plus simple qui existe, est celui pratiqué par les Britanniques depuis le XVIIIe siècle. Il est évident que le désavantage découle de source : la dictature de fait que prône le parti majoritaire, puisque peut se produire le résultat aberrant de députés réunissant une majorité de voix par circonscription et minoritaire au plan national ou l’inverse. Par ailleurs, le parti majoritaire au plan national et minoritaire par circonscription est relégué dans l’opposition ainsi que les autres partis quel que soit leur classement dans l’ordre du scrutin.
Le scrutin à deux tours comportant un seuil est plus équitable. C’est celui en vigueur en France et qui fut instauré par la Constitution de la Ve République. Il procure une majorité stable, ce qui dépend de la fixation du seuil. Généralement, ce seuil est fixé à plus de 50 %, fut-ce à 50,01 % des voix, mais rien n’empêche de le modifier à la hausse. Le candidat doit obtenir au moins la majorité absolue des inscrits au premier tour. Ce n’est qu’au second tour que la majorité simple, même très faible, sur les suffrages exprimés, suffit, sans mise en place d’un seuil.
Tel quel, ce système encourt le reproche de ne pas être très équitable, car, quoi qu’en soient les aménagements, les petits partis n’ont pas voix au chapitre. Or, l’addition de leurs voix au plan national peut être conséquente, en allant jusqu’à 20 % du contingent électoral. C’est ainsi que les extrêmes, gauche et droite, ne sont pas représentés ou très faiblement. En outre, au sein des partis majoritaires, il y a prédominance des organismes directoriaux, ce qui peut promouvoir une véritable dictature du système directorial partisan.

Les exemples sont multiples, notamment au sein du Parti socialiste qui reprend le système électoral, se subdivisant en courants. Les courants minoritaires n’ont pas droit de cité. Tout au plus, lors d’un congrès, se distinguent deux ou trois courants majoritaires dont l’union interne est due à une série de compromissions sur un texte patiemment et longuement négocié. On aboutit ainsi à une coalition que réunit une motion de synthèse, patiemment élaborée qui, bien entendu, ne satisfait aucune des parties. C’est un système de ce genre qui, historiquement, amena la motion défendue par les “chevènementistes” à faire la différence au congrès de Metz du Parti socialiste, en 1979, en faveur de François Mitterrand. Ramenée au niveau national, une telle cuisine électorale n’a pas de quoi entraîner de grands enthousiasmes !
Cependant, entre les deux extrêmes que représentent ces systèmes pris dans leur intégralité, il est possible d’imaginer l’introduction de nuances.
Le principal désavantage de tout scrutin majoritaire, à un ou à plusieurs tours, est qu’il fait la part belle à un homme politique qui détient ou veut détenir un rôle dirigeant dans sa circonscription électorale.
Il monopolise, à cet effet, toutes les forces vives locales de la formation politique à laquelle il appartient. Il se construit ainsi une clientèle électorale composée de toutes les personnalités qu’il peut rassembler sous sa bannière.
Cette clientèle est constituée, à la longueur des temps, de toute une kyrielle d’obligés que le dirigeant politique recrute en échange de leur vote et de l’influence qu’ils démultiplient, surtout en période électorale. Il n’en demeure pas moins que cette clientèle, une véritable tribu, demande du temps pour être constituée, reposant sur un système de services prêtés et rendus, dont l’élection représente le stade suprême. Le jeu intervient à tous les niveaux, non seulement en ce qui concerne les élections quelles qu’en soit l’échelle, mais encore sur les différents aspects que revêt l’action publique. Ainsi est constituée une véritable féodalité républicaine – adjectif qui n’a de valeur que celle du terme – qu’il est impossible de transgresser.
Ce système féodal est certainement plus adapté au scrutin majoritaire, quel qu’en soit le nombre de tours, qu’au scrutin proportionnel. En effet, le scrutin majoritaire implique une circonscription électorale dans laquelle règne un élu du peuple, potentiellement un potentat.
Le scrutin proportionnel exige une liste qui joue un rôle encore plus important que dans le système majoritaire, ce qui conduit à une dispersion des voix électorales due à l’allongement de la liste en fonction de la circonscription électorale à laquelle elle est dévolue. Il en découle qu’un système clientéliste est plus difficile à organiser, mais absolument pas impossible, car la tête de liste détient bien évidemment un pouvoir considérable. Ce fief électoral se lègue, à l’instar du fief féodal, tel qu’il prévalait jusqu’à la Révolution française. Il a pris une autre forme, sans plus, mais avec autant d’inégalités incluses et autant de luttes entre féodalités électorales que durant la Monarchie de droit divin. En somme, plus exactement, on se retrouve sous le règne rénové du roi Louis-Philippe, du temps des bourgeois enrichis qui se faisaient attribuer une particule.
Ce système est le pire adversaire de la démocratie. Quiconque s’y heurte, à la longue, est défait, sans perte ni fracas, mais irrémédiablement. Quiconque le rejette, ou plus simplement ne l’admet pas, est voué aux gémonies et à l’échec professionnel. Au-delà de toute réforme électorale, c’est à ce système qu’il convient de s’attaquer. Cependant, la lutte est compliquée. Les alliances sont occultes, reposant sur des coalitions d’intérêts financiers, commerciaux et politiques. Les “Machiavel” au petit pied, de quartier et de sous-quartier, sont à l’œuvre dans toute leur plénitude !
Le mode de scrutin n’intervient pas trop dans la constitution de ces dynasties électorales, mais le scrutin uninominal à deux tours le favorise plus que la proportionnelle. En effet, ce scrutin procure une circonscription électorale qui devient ou qui est le fief légué.
Le scrutin à la représentation proportionnelle
En théorie, ce scrutin est le plus équitable qui soit. Les partis politiques défendant chacun un programme sont conduits à constituer une liste à laquelle est attribuée une circonscription électorale. La répartition des sièges est réglée par le nombre de voix, proportionnel à sa force électorale traduite par le nombre de votes obtenus.

Aucun parti ne détient de monopole et s’il présente une majorité absolue – ce à quoi il est difficile de parvenir – c’est bien le reflet de la nation. Alors, les idées politiques l’emportent largement sur les personnalités, rendant plus difficile la constitution de fiefs électoraux. En effet, le scrutin proportionnel entraîne inévitablement le vote pour une liste, ce qui amène une représentation de tous les partis politiques. Aucun parti ne détient le monopole puisqu’aucune option politique n’est exclue de la représentation. En effet, il est peu vraisemblable qu’une liste établie par circonscription électorale puisse emporter en totalité les sièges disponibles. Ces sièges sont attribués aux différents partis proportionnellement au nombre de voix qu’ils ont obtenu. Les candidats sont pris dans chacune des listes dans l’ordre décroissant. Un seuil d’éligibilité peut être instauré ; il est généralement de 5 % des voix. Le système ne permet presque jamais d’obtenir un nombre entier de sièges : il s’agit de répartir les restes, ce qui est réalisé par l’application d’un quotient électoral qui se calcule par le nombre de votes divisé par le nombre de sièges à pourvoir. Les sièges restants sont donc attribués en fonction de ce quotient électoral, au plus fort reste.
Un petit pays comme Israël ou les Pays-Bas peut n’avoir qu’une seule liste. L’ensemble du territoire se résume, en effet, à une seule circonscription électorale. Mais en théorie, même pour un grand pays, rien n’empêche dans le scrutin de liste de n’avoir qu’une seule circonscription électorale. C’est un problème de choix qui, jusqu’à présent, a été tranché en faveur de plusieurs listes, à l’exception, entre autres, d’Israël et des Pays-Bas.
Le cumul des mandats en regard des systèmes électoraux
C’est le cumul des mandats dans le temps et les fonctions qui établissent les féodalités électorales. Tel député ou sénateur est aussi maire d’une grande ou d’une moyenne ville et arrivait jusqu’à un passé récent à cumuler ces fonctions avec celle de la présidence d’un Conseil général. S’il ne peut plus légalement cumuler les trois fonctions, il peut cumuler les deux premières et conserver un siège au Conseil régional où il joue de son influence, faute d’en avoir la présidence. Un tel système est un véritable déni de la démocratie. De fait, l’élu ne peut réellement assumer les responsabilités qui découlent de ses fonctions. Le système des cabinets permet à l’élu cumulard de déléguer ses responsabilités et de faire mâcher le travail par des adjoints ou des chefs de cabinet qui jouent le rôle d’adjoint. L’élu se consacre alors essentiellement à sa ou ses circonscriptions électorales et n’a de cesse que de réunir les circonstances favorables à sa réélection.
Le système qui favorise le plus le cumul des mandats est celui du scrutin uninominal majoritaire à deux tours, très simplement parce que le candidat est titulaire d’une circonscription électorale attribuée en vertu de sa fonction dans laquelle il se représente indéfiniment. Et à chaque fonction correspond une circonscription qui, bien entendu, se recoupe avec une autre correspondant à une autre fonction, mais avec le même titulaire. Chaque fonction vient étayer la voisine. Le scrutin proportionnel n’interdit pas le cumul des mandats, mais le favorise moins que le scrutin majoritaire. L’exemple type est fourni par le Parlement européen ou la personnalité dirigeante du Front national est élue en tête sans avoir de circonscription spécifiquement attribuée, bien qu’elle en recherche activement. Cependant, le scrutin de liste ne procure pas automatiquement une circonscription, à l’instar d’une baronnie où l’élu est la personnalité dominante.
Les défenseurs du cumul des mandats sont, au premier chef, ceux qui en profitent. Si, sous le poids de la réprobation, ils se lancent dans des promesses électorales visant son abolition par interdiction légale de tout cumul, les promesses électorales sont oubliées dès l’élection acquise et les instances organisées.
La proportionnelle pourrait, dit-on, favoriser l’élection des femmes. C’est assez vrai pour peu qu’elles figurent à une juste place, c’est-à-dire dans un rang éligible. En France, pour les scrutins de liste, la loi oblige à mettre un homme, une femme, un homme, une femme, etc., donc, automatiquement, il y a autant d’hommes que de femmes, à un près par parti, sauf sanctions financières. Il y a lieu de remarquer néanmoins que le même avantage – l’attribution d’un rang éligible – est tout autant valable dans un système électif majoritaire qu’il soit, d’ailleurs, à un ou deux tours. C’est le cas actuellement en France où il doit y avoir autant de candidats députés femmes qu’hommes, compte tenu du préjudice encouru et réglé. Par ailleurs, faire voter pour une femme, uniquement en vertu de son sexe est un déni de démocratie. Mais il y en a tant !
*
* *
Les deux systèmes ont des avantages et des inconvénients qui sont complémentaires. Cependant, il y a obligation d’un choix, parce que leur mariage est compliqué faute d’un empiètement mutuel. La solution est dans une réforme du système majoritaire uninominal à deux tours comportant une dose importante de proportionnelle. Le contraire paraît extrêmement compliqué à réaliser.
On aboutit à une interrogation cruciale : le mode de scrutin, majoritaire ou proportionnel, à travers ses arrangements et ses discussions, ne serait-il pas un faux problème ? Ce faux problème est de la poudre aux yeux en ce sens qu’il ne résout en rien les questions essentielles qui mettent en danger un scrutin démocratique quel qu’il soit.
Le point essentiel que masque une interrogation sur le mode de scrutin n’est pas dans son mode. Il peut être aménagé sans encombre. La démocratie demande à être défendue, en ce sens qu’aucune de ses avancées n’est acquise ni à l’abri d’une diversion.
Le problème est un voile qui occulte une donnée plus essentielle. La démocratie ne vit et n’est reconnue comme valable en ce que ses institutions soient justes et au-dessus de toute querelle partisane. Or, ces querelles partisanes sont inévitables, ne serait-ce que parce qu’un système démocratique se doit de laisser libre cours à la controverse.
Cependant, faut-il encore que la controverse ne soit pas biaisée. Or, elle l’est par le système du cumul des mandats, cumul aussi bien dans le temps que dans la multiplicité des fonctions électives. Il est loisible de se réclamer de la liberté pour qu’un élu estime pouvoir prétendre à plusieurs fonctions électives. Bien entendu, il réfutera avec force le concept de la constitution d’une féodalité électorale. Or, les faits sont têtus. Il y a bien baronnie pour peu que l’on réunisse sous une seule direction, fut-elle voulue par le peuple souverain, un système qui autorise une possibilité de dérive. En outre, cette dérive conduit à deux inconvénients majeurs. Le premier consiste en une dilution des responsabilités : l’élu ne peut assumer l’ensemble de ses fonctions, dont il délègue inévitablement une partie, la moins représentative à ses yeux, mais pas forcément à ceux de ses électeurs. Or, son mandat électoral ne prévoyait pas une délégation de responsabilités, il y a trahison. Deuxième problème, le cumul des mandats, amenant celui du cumul des fonctions, fait de l’élu un potentat, ce qui est radicalement contraire tant au fond qu’à la lettre d’une constitution démocratique.
Il en découle que la démocratie est trahie parce que le mode de scrutin, avec son interrogation sur ce sujet, est un trompe-l’œil, qui dissimule, voire occulte sciemment, le véritable problème qu’est le cumul des mandats.
On peut garder le mode de scrutin que l’on veut, que l’on estime le plus viable, qu’importe ! Il s’agit de ressusciter la démocratie. À cet effet, l’exigence est d’interdire tout cumul des mandats, aussi bien dans la fonction que dans le temps. Tout au plus, peut-on admettre qu’un mandat soit renouvelable une fois, et une seule. Alors, la politique cessera d’être un métier, une profession. Alors, sera instaurée une véritable démocratie et non le décalque du système des privilèges de l’Ancien Régime qui a amené une révolution sanglante qui pourrait très bien être renouvelée.
Ceci passe par une réforme fondamentale dont on parle toujours mais qu’on n’entreprend jamais : une réforme fondamentale du statut de l’élu qui lui permette, sans encombre, de retrouver un travail à la fin de son mandat. À reprendre sur le statut de la femme enceinte dont le travail est garanti à la fin de son congé de maternité. Cette législation date du début du XXe siècle, avant la guerre de 1914-1918 !… Il y a du travail à faire sur le statut de l’élu !
Henri Paris, président de Démocraties