J’ai souhaité m’adresser à chacune et à chacun de vous. À l’écrit et en français, notre langue commune. Une langue que je ne connaissais pas avant l’âge de dix ans, moment où je suis arrivé en France en provenance de mon pays natal, le Brésil.
J’ai grandi à Créteil. C’est dans cette banlieue de la région parisienne que j’ai appris le français, à l’école de la République. C’est à Créteil que j’ai effectué l’essentiel de mon parcours scolaire, du CM2 jusqu’au master de philosophie à l’Université Paris 12. C’est grâce à cette éducation française, reçue en banlieue parisienne, que j’ai acquis les savoirs, les connaissances et la méthode qui m’ont permis d’intégrer en 2000 l’Institut d’études politiques de Paris, mieux connu sous le nom de Sciences Po, ce lieu dont on nous dit qu’il forme les « élites françaises » depuis sa fondation en 1872, après la guerre franco-prussienne de 1870.
Je me souviens comme si c’était hier. Au lendemain de notre arrivée en France, le 24 septembre 1986, mon Père m’avait conduit à l’école en bas de chez nous pour m’y inscrire. La directrice n’était pas d’accord pour me prendre dans une classe de CM2 classique (l’équivalent de mon niveau scolaire au Brésil) car je ne parlais pas un mot de français ; elle m’acceptait cependant en CE2 ou CE1 (le souvenir exact m’échappe) en attendant que j’assimile un tant soit peu la langue du pays. Mais au cours de la discussion, la directrice se rappela que dans un autre quartier de la ville, il y avait une école primaire publique qui disposait d’une classe spécifique dédiée aux enfants non francophones, une classe CLIN : classe d’initiation pour non francophones. C’est dans une classe CLIN au sein de l’Ecole élémentaire Gaspard Monge à Créteil que j’ai appris à parler, lire et écrire le français. C’est à partir de là, de ce lieu, que je peux m’adresser à vous, à l’écrit et en français. Ce sont les maîtresses et les maîtres d’école français qui m’ont tout appris. Ils sont les héritiers et les continuateurs des célèbres Hussards noirs de la jeune IIIème République. Ils m’ont accueilli, éduqué et formé comme un petit enfant Français, né en France.
Dans cette classe CLIN, il y avait des filles et des garçons en provenance de tous les coins du monde. Il y avait un Ethiopien, une Vietnamienne, deux frères Géorgiens, et bien plus encore. Les autres petits camarades de l’école étaient aussi nombreux à avoir des origines provenant de tous les recoins de la planète. La France me semblait d’emblée plus diverse, plus riche encore que mon Brésil natal, ce pays pourtant connu et reconnu pour le stupéfiant métissage de son peuple. Nous découvrions aussi avec mes parents que cette école républicaine était gratuite et obligatoire. Pour toutes et tous, partout en France. Et ce depuis 1870, à la faveur des réformes décisives menées par le ministre Jules Ferry qui avait pour objectif de forger un peuple républicain pour la IIIème République naissante.
Il fallait former des Citoyens, libres et égaux, doués de raison, pour donner vie et corps aux institutions républicaines nouvelles.
Bientôt, mes parents découvriraient que ma petite soeur âgée de trois ans pouvait intégrer l’école maternelle en bas de chez nous. Mon petit frère âgé d’un an suivit plus tard le même chemin. En France, il y a aussi des écoles maternelles publiques partout, dans toutes les villes et tous les villages de France. C’était une découverte pour notre famille qui venait du Brésil où tous les enfants de ce pays n’avaient pas la chance de bénéficier d’un puissant service public de l’éducation, gratuit et obligatoire, ancré partout sur le territoire national, dans chaque quartier, à moins de dix minutes de chez soi, comme c’était le cas dans cette République française que nous découvrions avec admiration.
Mon école n’était pas située près de chez nous, il n’était pas possible à mon jeune âge de m’y rendre à pied. Après tout, ne soyons pas trop exigeants. Une école publique dans chaque quartier, très bien. Mais une classe CLIN dans toutes les écoles de la ville, c’est pour le moins compliqué… Mais la distance n’était pas une difficulté pour autant, la mairie finançait un bus scolaire qui nous récupérait tous les matins en bas de chez nous pour nous emmener à l’école. Merci, monsieur le Maire… la France est belle.
Mon année de CM2 fut spéciale, jonglant entre la classe CLIN pour l’apprentissage du français et les cours de mathématiques, d’histoire et de géographie au sein d’une classe de CM2 classique. Une chose m’avait aussi marqué en primaire : l’école nous fournissait cahiers et stylos billes, aux quatre couleurs. Sympathique. Et la cantine, naturellement, ouverte à tous les élèves pour une somme modeste calculée en fonction des revenus des parents, permettait à tous les enfants, quelle que soit leur condition sociale, de manger bien et à leur faim. Quand on sait que le Brésil a dû attendre la présidence de Lula en 2002 pour assurer au travers de l’école trois repas par jour à chaque petit Brésilien – pays où des enfants souffrent toujours de malnutrition et meurent encore aujourd’hui à cause de la faim – on ne peut que convenir que la France, où les cantines scolaires furent fondées en même temps que l’école républicaine de Jules Ferry il y a plus de 150 ans, est un pays dont le niveau de civilisation est magistral, un pays qui prend soin de tous ses enfants, grâce à l’École, par le truchement d’un Etat fort, puissant et généreux, associé à des collectivités locales qui le sont tout autant.
L’année d’après, j’intégrais le collège Louis Issaurat en classe de Sixième, à l’instar de mes potes du quartier de la Place et de ceux du Palais, voisin du nôtre. On entrait dans le grand bain du système éducatif français, terminée la classe spéciale pour les enfants non francophones, la maîtrise de la langue acquise, je me retrouvais désormais à égalité avec mes camarades Français, en première année de collège, laquelle marquait aussi le début de l’adolescence.
Les années collège furent celles de la découverte d’un mouvement culturel naissant. À la fin des années 1980, la banlieue française, en particulier celle de la région parisienne, inventait une musique et une culture nouvelles importées et inspirées des Etats-Unis d’Amérique. C’était la naissance du mouvement Hip-Hop et du rap français. À la façon des MC’s américains, les premiers rappeurs français parlaient de la vie en banlieusards, de la réalité des quartiers où ils vivaient, des discriminations qu’ils pouvaient vivre et ressentir. Les Maîtres de Cérémonie de la rue française exprimaient leur monde avec leurs mots, dans une langue nouvelle. Ils nous parlaient. Parce qu’ils parlaient de nous.
Un lieu accueillait ces nouvelles figures de la chanson française version bitume et platines : Radio Nova avec DJ Deenasty et Lionel D. C’était le Deenastyle, tous les dimanche soir de 22h à minuit sur Nova, 101.5 FM, la « sono mondiale ». Là défilèrent tous les précurseurs du rap français dont certains allaient devenir les vedettes nationales du mouvement Hi-Hop avant de devenir des vedettes tout court, au même titre que leurs prédécesseurs de la variété ou du rock français. MC Solaar, NTM, Assassin, Stomy Bugsy, Passy, Idéal J… tous ont fait leurs premières armes en freestyle sur Nova. Les fanatiques de notre espèce se ruaient tous les dimanches soir prêts à dégainer nos cassettes pour les engloutir dans nos ghetto-blaster et appuyer sur la touche record. Personne ne parlait du rap ni du hip-hop, ou si peu. C’était à la lettre un mouvement underground. Il provenait des sous-terrains français et racontait la vie des jeunes banlieusards que nous étions. Un mouvement underground qui allait bientôt devenir le principal mouvement culturel et musical du pays avec le succès économique et commercial au bout. À l’instar du rock’n roll de nos parents, nous avions notre mouvement culturel, nous étions les témoins et les acteurs de la naissance d’une nouvelle culture populaire. Pour moi, le rap correspondait aussi à la naissance d’un goût pour la langue et les mots. Les MC étaient une sorte de nouveaux aèdes de la rue racontant partout où ils passaient leurs légendes urbaines inventant une mythologie de la cité. C’étaient les années collège.
Des années lycée, je veux aller direct au but et droit à l’essentiel : la découverte de la philosophie. Elle a changé ma vie, elle est devenue ma passion et une raison de vivre. Raison et passion : au cœur de la philosophie, en effet. Je l’ai découverte d’abord à la fin de la classe de Première avec le siècle des Lumières, puis en année de Terminale A1 où j’avais huit heures de cours de philosophie par semaine avec Gilbert Vergnes, immense professeur et redoutable penseur forgé à la grande école philosophique française à la fin des années 1950, parmi les plus grands maîtres de son époque.
Tout ce que je souhaite partager avec vous aujourd’hui procède de ce savoir, de cette transmission, de cet apprentissage philosophique qui est au fondement de notre contrat politique et social.
Nous sommes les enfants de l’Humanisme et des Lumières. Nous sommes les enfants de Montaigne et Descartes. Et Descartes c’est la France. Ce « grand héros des temps modernes », comme le célébrait Hegel dans les années 1800, est le philosophe de la liberté et de la conscience. Toute notre pensée moderne procède de Descartes, elle prend un élan nouveau à partir de notre héros national. Le cartésiansime est au fondement de la civilisation européenne à laquelle nous appartenons. Après l’humanisme qui la précède et la prépare, la révolution cartésienne est le point de départ conceptuel et symbolique de l’Europe moderne. Aujourd’hui, toute notre République, ce régime démocratique fondé sur la liberté et l’égalité des femmes et des hommes, provient de ce foyer de sens originel et primordial.
La France, naturellement, ne commence ni se réduit à sa période moderne, celle née au Grand siècle sous la monarchie absolue de Louis XIV. Je prends l’histoire de France en un seul bloc, pour paraphraser un mot célèbre de Clemenceau. Mais notre condition moderne est une condition politique, et non plus théologico-politique. Seule la condition politique unit notre nation républicaine. Ces principes sont inscrits aussi bien dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qu’en tête de la Constitution de la Vème République. Cette tradition de pensées est celle de l’humanisme, du rationalisme et de la liberté politique. Notre République est fille de l’humanisme et des Lumières. Elle est fille de la Raison, ce « bon sens qui est la chose du monde la mieux partagée ».
Dimanche 24 avril est une date décisive pour l’avenir de la France. Il s’agit de savoir si cette tradition humaniste généreuse et rationnelle continuera, ou si au contraire nous basculerons dans l’autre tradition française, celle du nationalisme issu de l’extrême droite française qui ne s’est jamais reconnue dans la République ni même dans nos Lumières. L’extrême droite procède en effet du nationalisme organiciste qui a toujours défendu le droit du sang contre le droit du sol conquis et mis en place dès la Révolution de 1789.
Le choix de dimanche est net – clair et distinct, dirait Descartes. Il est sans ambiguïté. Il appartient à chacune et à chacun de nous de le mesurer ; il appartient à chacune et à chacun de nous de décider. En liberté et en conscience. En liberté et en responsabilité.
Avant ce choix, j’ai voulu dire à chacune et à chacun de vous la France qui m’a fait Français, cette France républicaine qui fabrique chaque jour des petites Françaises et des petits Français qui, à leur tour et en retour, fabriqueront la France – aujourd’hui comme demain. Je remercie les maîtres de l’école de la pensée et de l’analyse françaises sans lesquels je n’aurais pas pu écrire ce texte. Ce parcours français n’est qu’un parmi des millions d’autres aussi singuliers les uns que les autres, mais au noyau universel de la Patrie des droits de l’homme.
La France ce sont les Français et ce qu’ils font.
Dimanche, décidons-nous pour une France en commun.
Eduardo Rihan Cypel