A l’occasion de la sortie du livre de Dinesh D’Souza, United States of Socialism (éditions All Points Books), Matthieu Creson revient sur le « socialisme démocratique » américain.
On pense d’ordinaire en Europe, au moins depuis la parution en Allemagne en 1906 du Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis de Werner Sombart, que le socialisme serait fondamentalement étranger à la culture et à la société américaines. D’ailleurs, croit-on encore souvent en France, le parti démocrate serait une sorte d’équivalent de notre centre droit. C’est là méconnaître les diverses tendances doctrinales qui constituent l’idéologie de ce parti, et c’est aussi omettre de voir que celui-ci n’a cessé de se radicaliser depuis, peut-être, le début de la présidence Obama, laquelle constitue sans doute la plus grande tentative depuis Kennedy et Johnson, voire depuis F.D. Roosevelt, pour renouer avec les principes du Big Government. C’est en tout cas ce que l’on découvre en lisant le dernier ouvrage de Dinesh D’Souza intitulé United States of Socialism (New York, All Points Books, 2020), qui vient de paraître ce mois-ci. Dans ce livre passionnant, où l’auteur mêle savamment réflexion politique, pensée économique, histoire et actualité, D’Souza insiste entre autres sur le fait qu’un des aspects qui caractérisent le socialisme actuel aux États-Unis consiste dans ce qu’il nomme le « socialisme démocratique ». Cette affirmation peut à première vue sembler paradoxale, dans la mesure où le système socialiste, qu’il fût soviétique, chinois, cambodgien, laotien, nord-coréen ou cubain, a toujours constitué l’antithèse exacte d’un régime démocratique. Qu’entend donc D’Souza par « socialisme démocratique » ?
Émergence et développement d’un « socialisme démocratique » aux États-Unis
Les « progressistes » de la gauche radicale américaine entendent en effet se désolidariser, du moins verbalement, de la conception marxiste du socialisme. Car ils doivent bien reconnaître que partout où il a été mis en application, le socialisme n’a jamais donné que des désastres économiques irréparables, en tous points contraires aux objectifs prétendument poursuivis. Naguère, le subterfuge employé par les socialistes, notamment européens, consistait à nous faire croire que toutes les expériences socialistes du passé n’avaient rien à voir avec le « vrai » socialisme, qu’elles étaient autant de négations de l’ « idéal » socialiste. Aujourd’hui, souligne D’Souza, le faux-fuyant auquel certains des plus radicaux « progressistes » américains ont recours consiste à nous dire que le socialisme qu’ils défendent est en fait « autre » : ainsi soutiennent-ils désormais, disent-ils, une « nouvelle vision » du socialisme, différant ainsi de la vision marxiste, tragiquement réfutée par l’histoire du XXe siècle.
Comme le prétendent ses adeptes, telles que les membres du Congrès Alexandria Ocasio-Cortez et Rashida Tlaib, cette nouvelle vision du socialisme serait foncièrement « démocratique ». Selon Bhaskar Sunkara, fondateur du magazine socialiste Jacobin – nom qui révèle clairement, souligne D’Souza, la volonté de s’identifier à la Révolution française et non américaine, voire à la dictature du Comité de salut public et à la Terreur – « le socialisme est une idéologie de la démocratie radicale » (je souligne). Dans le droit fil d’Alexandria Ocasio-Cortez et de Rashida Tlaib, Ilham Omar, un autre membre du Congrès, a déclaré sur Twitter : « Nous devons construire une économie démocratique qui marche pour tout le monde ». Cette conception de ce que serait le socialisme d’aujourd’hui n’est d’ailleurs pas d’origine strictement américaine : elle est par exemple partagée par l’auteur britannique de gauche Owen Jones, qui, le jour de la mort de Fidel Castro, écrivit : « le socialisme est la démocratisation de chaque aspect de la société ».
Ainsi donc, selon les tenants de ce nouveau socialisme, la société américaine, telle qu’elle a été depuis l’époque des Pères fondateurs, ne serait pas véritablement une démocratie : elle serait même pour eux à plusieurs égards antidémocratique.
C’est ce qui conduit D’Souza à faire preuve d’une certaine méfiance à l’égard de la manière dont le mot « démocratie » a été détourné et galvaudé par la gauche politique et culturelle aux États-Unis. Pour les socialistes américains, nous dit en effet D’Souza, la démocratie c’est « le droit collectif de s’approprier ce qui vous appartient ». Ce dévoiement de la notion de « démocratie » opéré par les socialistes américains n’est pas, on le voit, sans poser de graves problèmes vis-à-vis de l’obligation constitutionnelle de respecter les droits de propriété individuels, et elle débouche sur une dérive de la démocratie que les libéraux ont redoutée depuis longtemps : la tyrannie de la majorité.
Les modalités du « socialisme démocratique » américain : l’appropriation collective de l’individuel et l’exécration du self-made man
On peut soutenir que la démocratie qu’entendent bâtir les socialistes américains actuels est à peu près l’inverse de celle dont les Pères fondateurs avaient jadis établi les bases : en effet, alors que celle-ci reposait sur le primat de la liberté individuelle, le respect absolu des droits fondamentaux de l’individu et la circonscription du pouvoir étatique dans des limites très strictes, celle-là s’appuie au contraire, nous dit D’Souza, sur une appropriation collective de ce qui est ou devrait être d’ordre individuel, de tout ce qui vous appartient en tant qu’individu, de tout ce que vous avez acquis par vous-mêmes, grâce à l’utilisation de vos propres ressources. Ce n’est donc pas un hasard de voir les socialistes américains abhorrer l’image du self-made man, incarnation selon eux de ce qu’il y a de plus détestable dans cette société, puisque par définition le self-made man ne dépend en rien économiquement de la puissance publique, et rechigne fondamentalement à s’y inféoder : pour les socialistes, la réussite du self-made man – ou de la self-made woman, comme on voudra – n’est jamais qu’un échec dans leur tentative visant à neutraliser les valeurs individualistes de la société américaine telle que l’ont souhaitée les Pères fondateurs, et à les remplacer par des valeurs collectivistes. Ainsi lorsque Obama déclare en 2012 que « si vous avez réussi, c’est que quelqu’un vous a forcément aidé », ou lorsqu’il dit encore que « vous êtes peut-être propriétaire de votre entreprise, mais vous n’avez pas bâti cela » – en parlant des infrastructures publiques –, il entend faire comprendre que l’individu n’est rien sans le collectif, et, surtout, sans l’État. Ce pseudo-argument n’est d’ailleurs que pur sophisme collectiviste : en effet, du fait que les individus sont contraints d’avoir recours aux infrastructures publiques pour exercer leur activité ou développer leur entreprise, on les somme ensuite, en cas de succès de leur part, de ne pas oublier qu’ils y sont parvenus grâce à l’utilisation de ces mêmes infrastructures publiques. L’argument captieux d’Obama relève typiquement de la mentalité dénoncée par D’Souza dans son livre : celle qui consiste à vouloir faire comprendre aux individus qu’ils ne peuvent légitimement se targuer de leur éventuelle réussite personnelle, et que cette réussite est toujours aussi, voire avant tout, celle d’une collectivité – dont l’individu n’est que l’un des membres – et d’un État.
La « démocratie socialiste » américaine repose ainsi en partie sur l’appropriation collectiviste des réalisations individuelles, et, par là même, sur la négation du caractère individuel de ces réalisations.
Rendre la société américaine plus « démocratique » serait donc pour les socialistes américains la rendre plus « collectiviste », et donc moins « individuelle ».
La tyrannie de la majorité : une dérive de la démocratie redoutée depuis le XIXe siècle
Dans quelle mesure le « socialisme démocratique » aux États-Unis peut-il conduire à une « tyrannie de la majorité » comme nous l’avons évoqué plus haut ? Avant de tenter de répondre à cette question, il convient déjà de rappeler ce qu’on entend précisément par là. Cette préoccupation de voir un régime démocratique se muer en une dictature de l’opinion majoritaire n’est nullement une nouveauté, puisqu’on la trouve déjà exprimée chez les penseurs libéraux français et anglais du XIXe siècle. C’est d’ailleurs Tocqueville qui, le premier, formula cette notion de « tyrannie de la majorité », lorsqu’il écrivit dans le chapitre 4 de la deuxième partie de De la démocratie en Amérique (1835) que « de notre temps, la liberté d’association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité1». Le chapitre 7 de la même partie du livre est d’ailleurs intitulé « De l’omnipotence de la majorité aux Etats-Unis ». « Je regarde comme impie et détestable », écrit ainsi Tocqueville, « cette maxime qu’en matière de gouvernement, la majorité a le droit de tout faire 2 ». Quelques années avant déjà, Benjamin Constant écrivait dans la préface à ses Mélanges de littérature et de politique (1829) : « Par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité3 » (je souligne).
À cet égard, de même que l’on peut considérer les philosophes français des Lumières comme les inspirateurs des fondateurs américains, de même est-il permis de voir en sens inverse Rousseau comme le théoricien de la « tyrannie (voulue) de la majorité ». En effet, ainsi que le remarque avec perspicacité Jean-François Revel dans Le Regain démocratique (Paris, Fayard, 1992, p. 91) : « Pour Rousseau, le citoyen idéal est un esclave qui agit librement. La citoyenneté se définit comme la condition d’un homme qui, “par contrat“, renonce à tous ses droits personnels et à la liberté individuelle, sous prétexte qu’il est devenu une parcelle de la volonté générale. Cette définition recueille la faveur de tous les professionnels de la politique car elle leur permet d’exercer un pouvoir abusif au nom de la démocratie » (je souligne). Dès lors qu’il émane de la « volonté générale », l’État au sens de Rousseau est donc fondé à exercer son pouvoir sur tous les individus ressortissant au corps social, sans exception. Dans son ouvrage Du pouvoir, Bertrand de Jouvenel qualifie cette conception rousseauiste de la démocratie de « démocratie totalitaire » – c’est d’ailleurs le titre qu’il donne au chapitre XIV du même livre. On voit donc que c’est en opposition complète à ce dévoiement de la démocratie par Rousseau que la démocratie américaine a été fondée. À cet égard, il paraît assez clair que les tenants du « socialisme démocratique » américain actuel entendent se placer dans la tradition rousseauiste de la démocratie bien plus que dans celle des fondateurs.
Comment les fondateurs américains ont échafaudé un système visant à empêcher la tyrannie de la majorité
À propos de la tyrannie de la majorité, D’Souza revient dans son livre sur l’opposition entre Abraham Lincoln et son rival démocrate Stephen A. Douglas lors de l’élection présidentielle de 1860. Contrairement au premier, le second défendait en effet le système de la « souveraineté populaire », système selon lequel la décision d’adopter ou d’interdire l’esclavage résulterait de l’application de la règle de la majorité. Pour Lincoln, aucune majorité, fût-elle démocratiquement élue, ne peut violer les droits individuels et se prononcer pour l’esclavage. Thomas Jefferson et James Madison (auteur avec Alexander Hamilton et John Jay du Fédéraliste), poursuit D’Souza, auraient approuvé la vision de Lincoln : comme l’écrit Jefferson dans ses Observations sur l’État de Virginie, « Si nous nous sommes battus ce n’est pas pour un gouvernement de despotisme élu ».
L’une des singularités des institutions américaines réside ainsi dans le fait que les fondateurs ont ambitionné de protéger les droits individuels non seulement vis-à-vis de l’arbitraire d’un monarque, mais aussi vis-à-vis de celui d’une majorité.
Certes, dans une démocratie représentative, la règle de la majorité doit s’appliquer : néanmoins, l’application de cette règle ne saurait aucunement justifier la négation, par cette même majorité, des droits fondamentaux des individus. C’est ainsi que les fondateurs américains ont conçu un système, articulé en au moins huit points différents pour D’Souza, et dont le but était justement d’empêcher qu’une majorité pût devenir despotique. Ces huit points sont les suivants :
- la rédaction d’une Constitution écrite – contrairement à la common law britannique –, laquelle Constitution fournit le cadre venant borner le champ de l’intervention gouvernementale ;
- la déclaration des droits (Bill of Rights) – plus tard incluse dans la Constitution –, qui vient préciser davantage les limites de l’action de tout gouvernement ;
- l’examen de la constitutionnalité d’une loi, qui revient à une autorité indépendante, la Cour suprême ;
- le gouvernement représentatif, contrairement aux démocraties directes de l’Antiquité, comme celle d’Athènes, où le citoyen pouvait revêtir sa toge et plaider sur la place publique ;
- la séparation des pouvoirs ;
- le fédéralisme, attribuant les pouvoirs au niveau national ou au niveau des États particuliers ;
- l’équilibre des pouvoirs ;
- le Collège électoral et les deux branches du corps législatif : le Sénat et la Chambre des représentants. Le Collège électoral, ajoute D’Souza, empêche que certains grands États puissent décider à eux seuls du sort d’une élection présidentielle. Notons ici que nous avons ordinairement beaucoup de mal à comprendre, dans un pays comme la France, pourquoi il existe un système de Grands électeurs aux États-Unis, que nous voyons parfois comme un archaïsme : l’existence de ce système ne peut se comprendre que si l’on tient compte du fait que les fondateurs américains redoutaient précisément les méfaits de la « tyrannie de la majorité ».
On voit donc que le système politique américain tout entier a été conçu par les fondateurs précisément pour rendre impossible la domination sans partage de la majorité sur les individus.
Or c’est précisément cette domination que semblent vouloir aujourd’hui instituer les adeptes du « socialisme démocratique » aux États-Unis, dénoncés avec talent et avec panache par Dinesh D’Souza dans son dernier livre. Dans le cas où ils y parviendraient, ils jetteraient alors à terre le système qui a permis aux États-Unis de devenir en si peu de temps la première puissance économique mondiale, et la principale zone de l’innovation technologique sur la planète.
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce