La Grèce a été relativement épargnée par le coronavirus. Selon Andreas Pantazopoulos, politiste, associate professor à l’Université Aristote de Thessalonique c’est la politisation de la crise sanitaire qui a permis de gagner la bataille contre la pandémie.
Le fait que la Grèce s’est bien sortie de la rude épreuve du covid-19 est reconnu par tous. Les reportages des médias étrangers parlent depuis plus d’un mois maintenant de ce petit miracle grec, d’un pays presque ravagé par la crise économique de ces dernières années qui a su résister mieux que beaucoup d’autres pays européens au défi sanitaire du coronavirus. Et ils ont raison de souligner que ce succès inattendu est dû principalement à la rapidité des décisions gouvernementales, à la fermeture des frontières, au strict confinement d’environ deux mois, mais aussi à l’obéissance de la population aux règles spéciales édictées par les autorités tant sanitaires que politiques. Tous les soirs à 18 heures, le professeur infectiologue Sotirios Tsiodras informait la population en direct à la télévision des mesures prises et du cours de la pandémie, sur un ton apaisé, humain et confiant, manifestant l’émotion requise quand il parlait des morts, devenant ainsi le médecin de proximité, un personnage familier à tous.
Il faut en convenir. Si le retour de l’État est la révélation incontestable de cette crise sanitaire dans presque tous les pays1, ce retour est marqué en Grèce par la volonté des élites dirigeantes, par ailleurs libérales, de prendre en main la situation.
En ce sens, c’est la politisation de la crise sanitaire qui a permis de surmonter les carences de l’appareil étatique et celles d’un système de santé au bord de l’implosion.
Certes, les autorités politiques disaient qu’elles décidaient selon les recommandations des responsables sanitaires, mais en vérité elles ont très vite compris, au vu également de la débâcle italienne, que l’état d’exception sanitaire pourrait se transformer en crise politique majeure si elles abandonnaient l’initiative à la « responsabilité » de la société civile. La puissante Église orthodoxe elle-même a capitulé face à la volonté de l’État, qui a pu lui imposer la fermeture des églises et l’interdiction (non sans contestation) de la communion. D’un autre côté, le climat social de peur a favorisé l’acceptation des mesures exceptionnelles, sans aucune contestation particulière, le taux d’acceptation se situant autour de 80 %.
Des observateurs ont pu parler de la mentalité patriarcale de la culture (politique) grecque, qui a légitimé l’action étatique ; le Premier ministre Mitsotakis est jugé dans un sondage comme « plus compétent » (53 %) dans ses fonctions que son rival, le leader de l’opposition de gauche Tsipras (22 %). Au même moment, à la mi-avril 2020, la popularité de S. Tsiodras battait tous les records à 94,6 % ! Le libéral Mitsotakis est allé jusqu’à se déclarer lui-même partisan de « l’État fort ». D’autres observateurs, situés dans le camp modernisateur et europhile (de droite et de gauche), ont soutenu, au vu de la discipline montrée par la société, que le populisme contestataire et nationaliste des années de résistance aux mémorandums avait été vaincu et que l’attitude de la société d’aujourd’hui reflétait d’ores et déjà son entrée dans une nouvelle normalité, la Grèce étant en train de devenir un pays « normal », « occidental ».
Mais on peut avancer une autre hypothèse, qui pourra fournir une clef pour commencer à comprendre le comportement « discipliné » de la société. C’est autour du noyau familial et de sa constitution, disons, matriarcale qu’a pu s’articuler l’action d’un État-mère prenant soin de « ses enfants » dans le cas de cette crise perçue comme vitale. L’infantilisation sociale, partant de l’imaginaire d’une famille hyper-protectrice envers l’enfant, a trouvé son double dans cette image publique dominée par le populisme doux d’un médecin-professeur sympathique, et souvent ému, communiquant avec son auditoire national sans médiations, dépassant tous les clivages politiques, sociaux, économiques et culturels. Le « populisme médical » d’un État matriarcal a reflété et intégré la fluidité de l’empathie perpétuelle qui marque la culture grecque, imprégnée de sentiments de souci de soi « communautaire », la famille en étant la base.
Dans un sondage fiable de l’institut « Dianeosis » (avril 2020), effectué en plein confinement, les institutions plébiscitées par les citoyens sont toujours la famille, avec un chiffre écrasant de 97,2 % de confiance (98,2 % dans l’enquête précédente de 2018), mais aussi l’armée avec 87,1 % (85,1 %), la police avec 77,1 % (72,3 %), le Premier ministre avec 69,7 % (53,9 %), le gouvernement avec 64,6 % (51,2 %), l’État-providence avec 56,7 % (40,9 %), ainsi que les savants/technocrates avec 85 %. Inversement, la confiance retrouvée en l’exécutif et l’État va de pair avec la stagnation ou le net recul de la confiance en des institutions supranationales et des formes modernes de communication et d’entraide, comme l’internet avec 46,5 % (52,8 %), l’Union européenne avec 27,3 % (42,1 %), les médias sociaux avec 26,9 % (25,8 %) et les ONG avec 13 % (18,7 %). Même l’Église orthodoxe a connu un petit revers en passant de 58,3 % à 54,9 % de confiance.
C’est cette Grèce-là qui, le 19 avril, s’est écriée à minuit tapant du haut des balcons des immeubles dans de nombreuses villes du pays : « Le Christ est ressuscité ! » pour fêter la Pâque orthodoxe, non célébrée dans les églises fermées. L’identité est toujours affaire d’unité. C’est une Grèce en « fusion », conservatrice et même « populiste » (« craintive » et même « irrationnelle » et « archaïque ») qui a pu « vaincre » la première vague de la pandémie, pendant laquelle les sentiments de tout un pays ont pu être pris en charge par un « décisionnisme » d’État, mais un décisionnisme suprapersonnel défiant la norme économique. Selon ses propres termes, le libéral Mitsotakis a négligé les conséquences manifestes que sa décision d’ordonner un confinement généralisé et rigoureux coûterait à l’économie du pays, selon une mise en garde exprimée par des membres de son cabinet ministériel, du fait qu’il privilégiait l’aspect protecteur de l’action de son gouvernement. C’est l’action concrète dans une situation concrète qui a prévalu dans ses décisions, en divergence, pour ne pas dire en contradiction, par rapport à son idéologie libérale. Un modèle d’action à comparer avec d’autres expériences, comme celle de la Suède par exemple, où le laxisme des autorités politiques et sanitaires a « suivi » la vague dominante des valeurs post-matérialistes de l’opinion publique, avec les résultats qu’on connaît.
C’est ce retour du politique dû à des modernisateurs libéraux mués en « étatistes », voire en « populistes doux », cette résurgence de la norme protectionniste de la communauté rassemblée qui a redonné un souffle de confiance en un système politique malmené par des années de crise économique.
Mais si la menace du coronavirus a politisé l’action publique, une crise à venir, sociale et économique, risque de la dépolitiser.
Un pays fondé sur l’« économie lourde » du tourisme, désindustrialisé, lesté d’une dette considérable, peut être à tout moment la proie facile d’une nouvelle crise économique. Néanmoins, ce qui peut rester en héritage, c’est que l’État peut et doit jouer un rôle central dans la protection de sa population, qu’il peut retrouver sa position et ses fonctions usurpées par la crise économique au cours des années précédentes, mais aussi par le clientélisme, une autre plaie grecque. Sa correspondance avec un imaginaire social, qui doit certainement être retravaillé, peut refonder et redynamiser son contrat avec la communauté des citoyens.
Andreas Pantazopoulos
Politiste, associate professor, Université Aristote de Thessalonique
- Pierre-André Taguieff, La Pandémie par-delà les peurs. Réinventer l’État-Nation ?, Paris, Ed. de l’Observatoire (e-book), 2020 ; Russell A. Berman, « The Reemergence of the State in the Time of COVID-19 », sur le site de la revue américaine Telos (9/4/2020), http://www.telospress.com/the-reemergence-of-the-state-in-the-time-of-covid-19/. ↩