Le terrorisme d’extrême droite est un phénomène criminel bien connu des forces de l’ordre et des services de renseignements occidentaux bien que les modes opératoires et les justifications idéologiques varient d’un pays à l’autre. Antony Marchand, dirigeant de la société Gallice International Services et ancien commandant en second du GIGN, et Alexandre Rodde, consultant pour Gallice International Services, spécialisé dans les questions de terrorisme nous éclairent sur la montée en puissance du terrorisme d’extrême droite. Dans cette deuxième partie, les auteurs dressent un bilan de l’état de la menace.
État de la menace
Le terrorisme d’extrême droite est un phénomène criminel bien connu des forces de l’ordre et des services de renseignements occidentaux bien que les modes opératoires et les justifications idéologiques varient d’un pays à l’autre. Si l’attaque de Christchurch s’inspire des deux modèles de terrorisme d’extrême droite qui la précèdent : le modèle anglo-saxon et celui d’Europe continentale, elle en présente néanmoins une nouvelle version, plus dangereuse et plus létale.
Le modèle anglo-saxon du terrorisme d’extrême droite trouve ses racines aux États-Unis.
Après la dissolution du Ku Klux Klan en 1945, de nombreux groupuscules terroristes d’extrême droite émergent à la fin des années 70. Un des pionniers de l’action violente nationaliste américaine, Louis Beam, a théorisé et diffusé le concept de « leaderless resistance » dans un essai écrit en 1983. L’extrême droite violente américaine de l’époque, organisée dans des groupes pyramidaux, est régulièrement infiltrée par le FBI ou voit certains de ses membres « retournés » par les forces de l’ordre américaines, comme ce fut le cas pour l’organisation suprémaciste blanche The Order. Beam propose alors un système d’organisation où des cellules solitaires composées d’un ou deux membres, sans relations hiérarchiques entre elles, agissent en sélectionnant leurs propres objectifs et méthodes, tout en servant une idéologie commune. Ainsi, chaque opérateur arrêté ne met pas l’ensemble de la structure en péril. L’absence de communication entre les terroristes limite également les risques de détection. La «leaderless resistance » est rapidement adoptée par l’extrême droite violente américaine. Une dizaine d’années après la publication du manifeste, un camion de déménagement chargé de 3 500 kilos d’explosifs1 explose devant le bâtiment fédéral Alfred P. Murrah à Oklahoma City et tue 168 personnes. C’est l’attentat le plus mortel aux États-Unis, à l’exception des attaques du 11 septembre 2001. L’auteur, Timothy McVeigh, issu de la mouvance d’extrême droite, est convaincu que le gouvernement fédéral américain est devenu tyrannique. Il a préparé son attaque seul2, et n’a été aidé par un complice que pour charger le camion.
Ce type d’attaque, organisée par un terroriste solitaire, s’étant radicalisé seul, est un mode d’action employé dans les années qui suivent dans l’extrême droite anglaise.
En 1999, une série de bombes remplies de clous explose dans différents endroits de Londres, tuant trois personnes et en blessant 140. Le responsable, David Copeland, se revendique néo nazi et visait les communautés noires et homosexuelles de la capitale anglaise. Il est familier des œuvres de littérature d’extrême droite américaine et n’a parlé à personne de ses projets d’attentat. Les exemples plus récents sont nombreux. En 2016, la députée Jo Cox est assassinée par Alexander Mair, qui la considère comme une « traître à la race blanche » parce qu’elle milite contre le Brexit. Lors de l’enquête, les forces de l’ordre découvrent son intérêt pour l’extrême droite américaine et David Copeland. Un an après, c’est Darren Osborne qui charge avec sa voiture la mosquée de Finsbury Park. Il évoque les cas d’abus sexuels de Rochdale3 et les attaques djihadistes sur le sol britannique pour justifier son attaque. Enfin, en 2018, les policiers anglais préviennent une attaque à la machette dans un pub gay, en arrêtant Ethan Stables, militant néonazi. À chaque fois, le terroriste a été radicalisé seul, agit en marge des groupes d’activistes qu’il peut fréquenter, sans en informer qui que ce soit. Ses motivations et son mode opératoire ont été trouvés sur Internet, même si son bagage idéologique demeure faible.
Le modèle terroriste d’Europe continentale diffère nettement du modèle anglo-saxon.
Dans de nombreux pays, les réseaux d’extrême droite violente ont été mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par d’anciens collaborateurs du régime nazi.
Si une certaine nostalgie du nazisme existe à leurs débuts, leurs revendications évoluent rapidement vers un discours identitaire (devenu dominant dans les années 80). La dernière partie du XXe siècle voit leurs formes varier en fonction des problématiques nationales et sociales : Algérie française, lutte contre l’extrême gauche, contre l’impérialisme américain et contre l’Etat d’Israël, avant de se focaliser sur la question de l’immigration et l’opposition à l’islam. Les groupes européens communiquent entre eux en Belgique, aux Pays Bas, en France, en Italie et en Allemagne, et développent un corpus intellectuel extrémiste, en réponse à une immigration extra européenne qui s’accélère.
Même si certains de leurs membres les rejoignent seulement pour « faire le coup de poing », l’extrême droite européenne reste plus formée idéologiquement que son homologue américaine4.
Elle développe des relais universitaires, parmi les étudiants (GUD), des centres de recherches (GRECE, Erkerbrand Study Association), et théorise son action. La théorie du « grand remplacement », « repopularisée » par l’écrivain Renaud Camus en 2010, donnera son titre au manifeste de Christchurch. Les modes opératoires de ces groupes d’Europe continentale varient aussi, avec une préférence pour l’action violente en groupe, sans forcément faire suivre leurs actes de revendications. Des groupes comme l’Organisation Armée Secrète en France ou Terza Posizione en Italie possédaient de réelles capacités d’action et un professionnalisme certain, qui en ont fait des adversaires plus dangereux que les groupes actuels, plus violents que leurs aînés mais moins organisés. En 2016, les membres de Blood and Honour Hexagone avaient subi une perquisition au cours de laquelle de l’armement et des protections balistiques avaient été découverts. Récemment, l’Action des Forces Opérationnelles, groupuscule démantelé en 2018, avait commencé à rassembler des armes et planifiait une série d’attaques contre des musulmans sur le territoire français. Ces groupes, composés de plusieurs membres qui communiquent entre eux, sont plus facilement détectables pour les forces de l’ordre et la vague d’arrestations qu’ils ont subi a freiné leur action. Ces réussites des services de sécurité, et la médiatisation qui les a accompagnées, risquent malheureusement de pousser ces terroristes potentiels à faire évoluer leurs méthodes.
La menace créée par le terrorisme d’extrême droite inquiète les services de police européens.
Mark Rowley, commissaire adjoint à la police londonienne, a annoncé en 2018 que le risque était « plus élévé que l’opinion publique ne le pense »5. Patrick Calvar, ancien directeur de la DGSI, parle lui d’une « confrontation inéluctable » entre l’ultra droite et la mouvance djihadiste6. Une attaque similaire à celle de Christchurch n’est pas sans précédent en Europe. Le 22 juillet 2011, Anders Brevik place une bombe dans une camionnette à Oslo avant de se rendre sur l’île d’Utoya, déguisé en policier, où il ouvre le feu sur un camp pour la jeunesse organisé par le parti travailliste norvégien. Les deux attaques feront un total de 77 morts. Le tireur diffuse un manifeste de 1500 pages (lu par le futur tireur de Christchurch) et évoque des thèmes familiers, comme la défense du peuple européen. L’attaque d’Utoya montre donc que la mouvance d’extrême droite est présente en Europe, évolue rapidement et peut passer à l’action violente, avec efficacité. On l’observe avec l’attaque commise par Luca Traini7 en 2018. Alors que l’Italie a connu des attaques organisées par des groupes déterminés dans les années 80, comme l’attaque de la gare de Bologne par Terza Posizione, Traini commet son attaque seul. Il ouvre le feu depuis sa voiture sur un groupe de migrants africains, en blessant six. L’attaque confirme un virage (ou une nouveauté) dans les modes opératoires de l’extrême droite terroriste. La menace est désormais moins organisée, plus radicale et plus violente. Les tireurs cherchent à faire un nombre de victimes important et à encourager des imitateurs.
D’autres facteurs incitent à penser que le risque d’attentat terroriste d’extrême droite se diffuse en Europe. Ainsi, la multiplication des attaques djihadistes en Europe, qui voit l’Europe comme une terre de conquête, entraîne une radicalisation réciproque et cumulative, comme observé dans les écrits de Brendon Tarrant.
A rebours de ce qui avait été observé au tournant du siècle et au début du XXIe, une certaine professionnalisation de l’extrême droite européenne est également relevée.
Les services de sécurité belge et néerlandais observent une augmentation des obtentions légales d’armes à feu parmi les groupuscules d’extrême droite présents sur leur territoire. Certains liens parmi les forces de l’ordre et le monde militaire inquiètent également les analystes8 qui notent que ce type de contact offre à l’extrême droite européenne des capacités d’action et de destruction considérables. Un officier militaire allemand a, par exemple, été arrêté alors qu’il préparait une attaque. De surcroît, les mouvances d’extrême droite, à l’instar des djihadistes, recrutent désormais des « revenants », de retour de zones de guerre. Militairement formés et entraînés, ils reviennent pour bon nombre d’Ukraine, où ils ont combattu au sein de groupe de combats des deux côtés du conflit. Le bataillon Azov, dont le blason comporte plusieurs symboles néo-nazis, a recruté plusieurs dizaines de combattants venus spécialement par affinité idéologique9. On trouve parmi eux une dizaine de volontaires français. Outre ces soldats de fortune, il existe une autre menace, celle-ci issue des frontières Est de l’Union européenne. En juin 2016, un Français de 27 ans est arrêté à la frontière polonaise par les forces de police ukrainiennes. Les policiers du SBU découvrent cinq fusils d’assaut Kalashnikov, deux lance-roquettes, 125 kilos de TNT et plus de 5 000 munitions dans son véhicule10. Condamné à six ans de prison, il évoque un projet d’attaques contre des mosquées et des synagogues mais aussi des centres des impôts, et mentionne un groupe d’une dizaine de personnes. Si certains détails restent obscurs, et si – à notre connaissance – d’autres n’ont pas été confirmés, cette arrestation atteste de l’existence d’une mouvance d’extrême droite terroriste en pleine évolution. L’inspiration que Brendon Tarrant a tiré des actions d’Anders Breivik illustre un développement clé du terrorisme actuel. Comme pour les attentats de Paris en 2015, préparés depuis la Belgique par des opérateurs locaux et étrangers, la menace actuelle est mobile et n’est plus restreinte par les frontières nationales.
Antony Marchand
Dirigeant de la société Gallice International Services, intégrateur de solutions sûreté et spécialiste de la sécurité des entreprises et des organisations internationales. Magistrat à la Cour des compte (en disp.). Antony Marchand a fait une longue carrière au GIGN qu’il a commandé en second. Diplômé en droit, en sciences de gestion et de l’ESM de Saint-Cyr, il est titulaire d’un MBA en management de la sécurité.
et
Alexandre Rodde
Consultant pour Gallice International Services, spécialisé dans les questions de terrorisme. Diplômé de l’université Georges Washington, il intervient auprès de la Gendarmerie et de la Police nationale sur les problématiques de tueries de masse.
- Timothy McVeigh a utilisé une combinaison de nitrate d’ammonium, de nitrométhane et de Tovex, placée dans des tonneaux à l’arrière du camion. ↩
- Terry Nichols avait connaissance du projet d’attaque et a participé à l’installation de la bombe dans le camion. Il a été condamné à perpétuité. Michael Fortier et sa femme connaissaient la volonté de McVeigh d’organiser une attaque. ↩
- Comme le fera Brendon Tarrant dans son manifeste. ↩
- Il est également intéressant de remarquer qu’aucun extrémisme chrétien dans les mouvances d’extrême droite européennes n’existe réellement en Europe, alors que c’est un élément fréquent des groupes américains. ↩
- https://www.theguardian.com/uk-news/2018/aug/18/former-counter-terrorism-chief-says-uk-has-not-woken-up-to-far-right-threat ↩
- /www.publicsenat.fr/lcp/politique/renseignement-interieur-craint-une-confrontation-entre-lultra-droite-monde-musulman-14 ↩
- Son nom est écrit sur une des armes portées par le tireur de Christchurch. ↩
- « Fluctuating waves of right-wing extremist violence in Western Europe » – NCTV, Octobre 2018. ↩
- Ibid. ↩
- ttp://www.leparisien.fr/faits-divers/ukraine-six-ans-de-prison-pour-un-francais-qui-preparait-des-attentats-pendant-l-euro-2016-21-05-2018-7727772.php ↩