Trump et pandémie aidant, tout a changé dans l’Union. En six ans, les anciens tabous pesant sur la Défense, les politiques industrielles et la recherche communes sont tombés. L’Union pense aujourd’hui à la française et entame la construction d’une Union politique, d’une Europe européenne, stratégiquement autonome dans les domaines économique et militaire. Parce que les enjeux sont plus fondamentaux qu’ils ne l’ont jamais été, tout va tanguer. Tout peut échouer mais s’il fallait parier…
Un moment incertain car décisif
Rien n’est encore joué. Tout peut toujours empêcher l’Union européenne de se muer en puissance politique mais elle est bel et bien entrée dans ce troisième moment de son histoire, le plus incertain car le plus décisif.
Le premier avait été l’agrégation dans un marché commun. Le deuxième avait été l’enracinement de l’Union dans une monnaie unique. Le troisième est donc celui de la construction d’une Europe européenne, stratégiquement autonome et bénéficiant de sa propre Défense. Vieux de six ans déjà, ce moment-là s’était ouvert en 2016 lorsque le candidat Trump n’hésite pas à mettre en question les fondements mêmes de l’Alliance atlantique.
Si l’un des Pays baltes était attaqué, déclare-t-il alors, les États-Unis ne devraient pas voler à son secours avant d’avoir vérifié qu’il était bien à jour de ses cotisations à l’Alliance. Abasourdis, même les plus atlantistes des Européens réalisent d’un coup que le « parapluie » est au moins percé. En Pologne et dans les Pays baltes, le malaise est d’autant plus profond qu’une fois élu, Donald Trump enfonce le clou en expliquant que l’unité européenne n’avait été conçue que pour concurrencer l’industrie américaine et que cela n’aurait pas pu échapper à son intelligence des choses.
L’Union doit s’y faire. Aux yeux du nouveau président des États-Unis, de son protecteur et allié, elle n’est qu’une autre Chine, qu’un autre rival économique qu’il convient aussi de combattre en relevant les droits de douane américains.
Joignant le geste à la parole, le 45e président des États-Unis passe aux actes et c’est ainsi qu’il devient l’homme auquel chaque commune de l’Union devrait un jour ériger une statue : « À Donald Trump, père refondateur de l’Europe ».
Oui, ce M. Trump le mériterait car lorsque le Parlement européen élu trois ans plus tard se réunit à Bruxelles, on sent que tout a changé dans l’Union. L’Europe de la Défense n’a soudain plus rien d’un tabou. Non seulement la France n’est plus seule à plaider en sa faveur mais on peut même en débattre, et sans passer pour obstinément anti-américain, avec des députés venant de pays sortis du bloc soviétique ou même de l’URSS. Mieux encore, on peut parler de politiques industrielles européennes ou de recherches et d’investissements communs sans se faire rappeler que Colbert est mort depuis quelques temps déjà et que la France devrait enfin admettre que « l’État n’est pas la solution mais le problème ».
Tout a changé parce que la protection américaine n’est plus une certitude et qu’une Défense commune exigerait la définition de priorités communes financées par des investissements communs. Tout change car si nous sommes devenus tout à la fois des concurrents de la Chine et des États-Unis, il est grand temps de ne pas rater les prochaines révolutions industrielles et de resserrer nos rangs à cet effet.
Au Parlement puis à la Commission que sa nouvelle présidente définit comme « géopolitique » l’Union commence à penser et même parler à la française et vient la pandémie. Riches et scientifiquement avancées, toutes les grandes puissances sont armées pour y faire face sauf…
Sauf nous, l’Union européenne, dont les compétences communes n’incluent pas la santé, l’un des nombreux domaines que les États membres se sont réservés au nom de la subsidiarité et du refus du fédéralisme.
Ceux-là même, les souverainistes, qui voudraient cantonner l’Union au marché commun ou même la quitter, brocardent son impuissance devant la Covid en oubliant qu’ils en sont coupables. L’Union est dos au mur. Elle ne peut pas ne pas être à la hauteur de ce défi alors que ce n’est qu’ensemble que nous pourrons imposer nos prix et nos conditions aux laboratoires et ne pas avoir à fermer nos frontières intérieures.
Si les 27 ne parviennent pas à faire front, ils auront tous à se battre contre tous pour être livrés en priorité en payant plus cher que les autres.
Moins riches abandonnés à eux-mêmes et riches tirant leur épingle du jeu, ce serait le contraire de la solidarité européenne. L’Union connait une heure de vérité mais c’est bien vite qu’elle décide, à la guerre comme à la guerre, de contourner les traités et de charger la Commission de négocier avec les laboratoires au nom de ses 27 États.
L’Union improvise, innove et gagne si bien que, sur cette lancée, Emmanuel Macron convainc Mme Merkel d’accepter le lancement d’un emprunt européen pour financer le plan de relance commun qu’exigeront les dégâts économiques causés par la Covid-19. Au nord de l’Union, plus d’une capitale renâcle devant ce qui passe d’abord pour une mutualisation des dettes.
Ça grippe. Ça coince mais comme tout le monde a besoin d’emprunter, qu’un emprunt à 27 sera plus avantageux que 27 emprunts différents et que l’Allemagne s’est rangée aux côtés de la France contre les « radins » conduits par les Pays-Bas, cela passe finalement sans vrais drames et tout a dès lors basculé dans l’Union.
Avec l’appui du Parlement et du Conseil, la Commission a étendu ses pouvoirs en vertu de la seule urgence. Les tabous de la Défense et des politiques industrielles communes sont tombés. L’emprunt commun n’est plus l’interdit d’hier mais la réalité d’aujourd’hui et l’ombre de Keynes éclipse un Adam Smith déclinant.
Parce que l’Union européenne vient de réaliser tout à la fois que le parapluie américain se refermait, qu’une pandémie l’avait laissée seule face à ses responsabilités et que seuls les plus riches et les plus grands, pas même la Russie, pouvaient combattre efficacement un virus inconnu, une autre Union est née. Cette Union-là, un voyageur revenu à Bruxelles après une longue mission à l’autre bout du monde ne la reconnaîtrait pas.
Elle aspire à exister sur la scène politique internationale. Elle est décidée à lutter contre le réchauffement climatique et prête à fonder sa relance économique sur des investissements verts et des déficits – provisoires, jure-t-elle bien sûr. À l’image de la nouvelle coalition allemande, elle est en même temps au centre-gauche, libérale et verte, « tricolore » dit-on, et cela ne doit rien au hasard.
C’est l’air du temps, fait du retour de l’État et de la renaissance d’un volontarisme politique, l’air qu’on respire au Parlement et dans les couloirs de la Commission, mais les journaux, les classes politiques et les citoyens européens continuent à mécaniquement parler des lourdeurs bureaucratiques de l’Union, de ses crises, de son incapacité à agir et jamais ou presque de la si profonde rupture épistémologique qui s’y est opérée depuis 2016.
Parce qu’ils ont peur de se le dire et d’avoir à en tirer les conséquences, les Européens ne veulent pas réaliser que M. Trump et la Covid les ont fait entrer dans ce troisième moment de l’histoire de l’Union, celui dont on ignore encore s’il scellera son échec ou fera d’elle l’une des trois grandes puissances de ce siècle avec la Chine et les États-Unis.
Alors ?
Alors, dans son élan même, l’utopie européenne demeure si fragile et menacée qu’il y a six raisons au moins de ne pas miser sur sa pérennité et, moins encore, son succès.
La première est que M. Poutine n’est pas aveugle. Il voit l’Union s’affirmer et même approfondir son unité face au Brexit comme à l’annexion de la Crimée et à toutes les bombes incendiaires qu’il jette aux frontières polonaise et ukrainienne ou dans ce magasin de poudre qu’est la Bosnie-Herzégovine. Il la voit adopter une « boussole stratégique » jetant les bases d’une politique étrangère et d’une Défense communes. Pire encore, il voit que dans tous les domaines essentiels, la France et l’Allemagne rapprochent leurs politiques étrangère et européenne.
En Europe, en Afrique, au Proche-Orient, en connivence parfois avec Recep Erdogan, Vladimir Poutine est bien décidé à multiplier ses pressions et manipulations politiques et militaires dans l’espoir de diviser l’Union avant qu’elle n’ait réellement formé l’union politique contre laquelle la Russie ne pourrait plus grand-chose. Tant qu’il sera aux commandes, l’Union a tout à craindre, en un mot, de cette puissance pauvre qu’est la Russie et sa frontière méridionale n’est évidemment pas plus stable.
Source de guerre, de ruine et de flots migratoires, le chaos des mondes musulmans ne cessera pas de sitôt et, face à ces malheureux décidés à tout risquer pour gagner le Paradis qu’elle est, l’Union ne sait pas quoi faire parce que ce drame n’a pas de solution immédiate et que l’ampleur de ces migrations favorise la montée de nouvelles extrêmes-droites.
C’est le deuxième des plus grands problèmes de l’Union et le troisième est que ces nouvelles extrêmes-droites sont au pouvoir ou à ses portes dans nombre d’États membres et que l’indépendance de la Justice, la liberté de la presse, les Lumières, la démocratie en un mot, sont ouvertement contestées en son sein même.
Le quatrième problème de l’Union est qu’elle ne peut pas ouvrir ses portes aux trop nombreux pays qui espèrent en devenir membres car elle risquerait alors la paralysie. Elle ne le pourra pas avant d’avoir modifié son fonctionnement intérieur et défini ses ambitions pour le prochain quart de siècle. Cela prendra du temps et quand bien même ses dirigeants décideraient de ne plus décevoir les espoirs qu’ils ont si imprudemment semés, les électeurs européens s’y opposeraient car ils refusent aujourd’hui tout nouvel élargissement.
En Serbie, en Albanie, en Macédoine, au Kosovo, au Monténégro, en Ukraine, en Moldavie ou en Géorgie, les partis et mouvements pro-européens pâtissent de ce blocage aussi durement qu’hier en Turquie. Tout autour de l’Union, les plus conservatrices des forces nationalistes en profitent au contraire et cela fait naturellement le jeu, dans les Balkans au premier chef, de MM. Poutine, Xi et Erdogan qui peuvent ainsi se poser en alternatives à l’Union.
Le cinquième problème des 27 a pour nom l’Amérique car autant les États-Unis s’éloignent du théâtre européen et ne refusent plus l’idée d’une Défense européenne, autant ils n’ont pas fait leur deuil de leur influence politique dans le vieux monde où ils ne souhaitent pas voir apparaître d’autres Airbus susceptibles d’affaiblir d’autres Boeings. Les relations euraméricaines seront toujours plus difficiles à gérer dans les années à venir et puis, sixième problème, il y a le temps.
Si demain, bien avant que l’Union ne se soit donnée les moyens d’une puissance autonome, la Chine décidait d’envahir Taïwan ou M. Poutine d’agrandir la Russie en y intégrant de nouveaux territoires d’anciennes Républiques soviétiques que pourraient faire les Européens ?
Ils ne pourraient qu’être spectateurs des grandes parties qui s’engageraient alors entre Washington, Moscou et Pékin. C’est si vrai que cette crainte était déjà vive dans les derniers mois de 2021 et ces six raisons ajoutées à bien d’autres encore font que l’Union européenne peut à tout instant trébucher et se défaire.
L’échec n’est nullement exclu et, pourtant, tout porte l’union.
Tout va certes y tanguer. Les portes vont claquer car, plus l’Union progressera vers son unité politique, plus ses conflits internes seront nombreux et grands. Il faudra définir les priorités industrielles, choisir les pays où de nouveaux emplois seront créés, trouver le bon équilibre entre investissements privés et publics et parvenir, surtout, à un consensus sur les rapports avec les États-Unis dans la nouvelle Alliance atlantique que la Défense européenne fera émerger.
On frôlera donc de grandes ruptures, mais alors quoi ?
La petite Suisse est viable car elle ne gêne personne mais la grande Suisse, la neutralité d’un ensemble aussi riche, puissant et influent ? Non, c’est inenvisageable. Non, nécessité fera loi car la Russie, la Chine, les États-Unis, la Turquie elle-même voudraient alors se partager à nouveau des zones d’influence dans ce qui ne serait plus qu’une zone de libre-échange sans aucune Défense, pas plus américaine qu’européenne.
Unis, nous sommes forts, nous le savons. Désunis, nous le savons aussi, nous perdons tout, non seulement nos indépendances et notre autonomie commune mais également les batailles industrielles et scientifiques de demain. Nous ne pouvons pas nous permettre l’échec. Les Pays baltes ne le peuvent pas face à la Russie. La Pologne non plus. La Grèce ne le pourrait pas face à la Turquie. Ni la France, ni l’Espagne ni l’Italie ne le pourraient face aux chaos des mondes musulmans. Aucun d’entre nous ne le pourrait face au défi climatique et face au danger que représenteraient aussi bien un affrontement militaire entre la Chine et les États-Unis que leur entente par-dessus la tête des Européens.
La deuxième raison de ne pas croire à l’échec de ce troisième moment est que nous partons de zéro dans les domaines essentiels. Il ne s’agit pas de fondre des industries d’hier dans des conglomérats communs mais de bâtir les industries du futur.
Il ne s’agit pas de créer une armée commune à partir de 27 armées existantes mais de développer en commun les armes de demain, de nous préparer ensemble à ces guerres du futur, informatique, spatiale, hybrides, qui s’amorcent aujourd’hui.
Rien ne sera aisé mais il est infiniment moins difficile d’innover en commun que de fusionner des forces existantes et il n’est, en troisième lieu, pas vrai qu’il n’y ait pas de peuple européen et qu’il ne puisse donc pas y avoir de démocratie européenne.
Prenez un avion à Helsinki et descendez-en à Palerme, vous serez toujours en Europe. De Lisbonne à Varsovie, vous ne changerez pas non plus de planète alors que parti de n’importe laquelle des villes européennes et atterrissant en Asie, en Afrique, aux États-Unis ou même à Rio, alors là, oui, tout change, rien n’est plus pareil, vous changerez de monde.
D’Amsterdam à Budapest, de Madrid à Stockholm, les Européens s’habillent et se comportent de la même façon, au-dessus de 50 ans au moins, communient dans les mêmes valeurs, participent des mêmes évolutions politiques et culturelles et parlent la même lingua franca qu’est l’anglais, ou plutôt ce globish devenu ce que fut le grec à la Méditerranée des temps anciens.
Cela ne signifie aucunement que les cultures et les langues nationales disparaissent. Plus l’Union sera forte, plus elles pourront au contraire résister au rouleau compresseur du soft power américain. Cela signifie en revanche que nous assistons à la naissance d’un peuple européen dont les traits communs s’affirmeront toujours plus vite maintenant que des politiques, des industries et une Défense communes s’ajoutent à son Histoire et à sa culture communes.
Alors finalement, non, s’il fallait parier, ce serait sur le succès de ce troisième moment parce que ce serait mieux et beaucoup plus rassurant, que les prophéties sont autoréalisatrices et qu’il n’y a qu’une seule question à poser aux sceptiques : « De quand date, au fait, l’unité allemande ? De quand date celle des Italiens ? Et où et quand la France s’est-elle définitivement unie si ce n’est dans les tranchées de la guerre de 14 ? »
Bernard Guetta
Député européen