L’épidémie de Covid-19, par sa dimension universelle, sa complexité et sa durée, constitue la matrice du XXIe siècle. Elle soumet nations et continents à un test impitoyable sur leur capacité à gérer les risques planétaires. L’Union européenne affronte ainsi une heure de vérité.
Touchée de plein fouet par la première vague de la pandémie dont elle fut l’épicentre et par une récession historique, l’Union est passée par une phase de sidération et de confusion avant de se reprendre. Après la gestion chaotique des approvisionnements de masques, de tests et de matériels médicaux ainsi que la mise en œuvre désordonnée des mesures sanitaires, la gestion mutualisée des vaccins, sous l’impulsion de Thierry Breton, a fait preuve d’une réelle efficacité.
La mobilisation de la politique économique fut d’emblée bien meilleure qu’en 2008, du fait de la rapidité et de la puissance de la réponse monétaire ainsi que de sa coordination avec le soutien budgétaire de l’activité.
Surtout, le plan de relance Next Generation EU, qui porte sur 750 milliards d’euros, a ouvert une nouvelle ère. Il a non seulement contribué à enclencher la reprise de l’activité, qui atteindra 5 % en 2021 et limité le chômage à 6,9 % de la population active, mais il a surtout jeté les fondements d’une Union économique en matérialisant la solidarité entre les Vingt-Sept.
Paralysée face au krach de 2008, à la crise de l’euro, aux attentats djihadistes, aux vagues migratoires, aux entreprises expansionnistes de la Russie de Vladimir Poutine en Ukraine ou de Recep Erdogan en Méditerranée, l’Union s’est positionnée pour la première fois en gestionnaire de crises et s’en est donnée les moyens. Simultanément, elle a résisté au Brexit et pris conscience de la nécessité de renforcer son autonomie.
Pour autant, l’Union reste très loin d’être armée pour affronter les défis du XXIe siècle, qu’il s’agisse de son vieillissement démographique, de la gouvernance de l’euro, de son adaptation à la révolution numérique et à la transition écologique, de la cohésion et de la stabilité politique des nations qui la composent, de sa sécurité enfin face aux menaces croisées des djihadistes, des démocratures russe et turque ou du totalitarisme chinois. Dans tous ces domaines, sa réponse reste embryonnaire du fait de l’absence de vision partagée et des profondes divisions entre ses membres. Elle ne lui permet pas de se comporter en puissance pour réassurer ses citoyens et les nations face aux crises et aux chocs, qui ne manqueront pas de se multiplier.
L’explication est connue. La construction européenne a été fondée, après l’échec de la communauté de défense en 1954, autour de la garantie de sécurité des États-Unis, de la résistance à l’Union soviétique, de la paix franco-allemande, du contournement de la politique et de la stratégie par le droit et le marché. Or ces principes ont été rendus caducs par la chute de l’empire soviétique, la fin de l’ordre de 1945 et de l’imperium américain, l’éclatement de la mondialisation et le retour en force des passions nationales et religieuses.
L’intégration de l’Europe est plus justifiée que jamais. Aucun des États qui la composent, pas même l’Allemagne, ne peut prétendre disposer de la taille nécessaire pour relever les défis du XXIe siècle, qu’il s’agisse de traiter avec les États-continents, de résister à la pression des démocratures ou de maîtriser les risques planétaires.
Les États ont aujourd’hui besoin de l’Union autant que l’Union a besoin des États.
C’est vrai de l’Allemagne, qui ne dispose plus d’alternative à l’intégration du continent, ce qui explique son ralliement au plan de relance de l’Union. C’est vrai de la France, de l’Italie et de l’Espagne, qui ne peuvent se redresser sans aide extérieure compte tenu de leur surendettement. C’est vrai des pays d’Europe du nord dont les exportations sont destinées aux consommateurs du sud. C’est vrai des pays d’Europe orientale dont le rattrapage est porté par le grand marché et les transferts financiers en provenance de Bruxelles.
Mais à nouveau monde, nouvelle donne et nouvelle règles. L’Union ne peut plus se contenter d’offrir à ses consommateurs un marché ouvert et régulé par la concurrence, à l’ombre de la garantie de sécurité des États-Unis. Elle doit garantir à ses citoyens, à ses entreprises et aux investisseurs un espace économique et stratégique conciliant développement durable, efficacité, sécurité et respect des libertés fondamentales. Elle doit pour cela se repenser comme puissance autour d’un projet politique.
De ce point de vue, l’épidémie de Covid-19 constitue une terrible épreuve mais aussi une chance. Elle a en effet provoqué un électrochoc en révélant les risques concrets que créaient pour les Européens le déficit d’investissement et d’innovation, le recul de l’industrie, la polarisation des sociétés, la perte de foi dans les valeurs démocratiques. Elle a aussi recréé un lien de confiance entre les citoyens et l’Union autour du programme de vaccination contre le Covid et du plan de relance, qui doit devenir le socle de la reconstruction de l’Europe au XXIe siècle.
Consolider les piliers de l’intégration au service de l’inclusion
L’épidémie de Covid-19 a permis de mesurer l’importance et la valeur des acquis de l’intégration européenne : le grand marché, l’euro et l’espace de libre-circulation de Schengen. Ces piliers de l’Union ont cependant été conçus dans les deux dernières décennies du XXe siècle sur le principe d’une large autorégulation et sur le postulat d’une disparition des crises. Il ont été télescopés par les chocs du XXIe siècle. Le grand marché a été heurté par le renouveau du protectionnisme et la grande confrontation entre les États-Unis et la Chine qui en font un enjeu de leur rivalité. La monnaie unique a failli être emportée par le krach de 2008 et la tempête qui a frappé la zone euro à partir de 2009. L’espace de Schengen a été suspendu par les vagues de migrants puis l’épidémie de Covid, qui a entraîné la reconstitution des frontières intérieures.
Fait remarquable, en dépit de la déstabilisation de l’Union par le Brexit, les réalisations majeures de l’Europe ont fait mieux que survivre. Elles se sont adaptées, quitte à contourner les traités comme le fait la BCE avec ses programmes d’achats de dettes ou de soutien des banques, quitte à inventer de nouveaux instruments comme le fonds de stabilité ou le plan de relance, quitte à suspendre le régime des aides d’État lors du krach de 2008 ou de la pandémie de Covid, quitte à instaurer un contrôle des investissements stratégiques ou des sanctions pour imposer le principe de réciprocité dans les échanges ou pour sanctionner la violation des droits de l’homme dans un système international qui retourne à l’état de jungle.
Surtout, les acquis de la construction européenne bénéficient d’un soutien de plus en plus net des citoyens qui, au fil des crises, ont pris conscience de leur valeur et de leur fonction protectrice. Déjà en 2015, la Grèce d’Alexis Tsipras s’était ralliée à un programme de réformes draconien pour se maintenir dans la zone euro. Après le krach et la pandémie, avec la montée en puissance de la campagne de vaccination et du plan de relance, les États ou les forces politiques qui plaident pour la sortie de l’Union ou de l’euro ont quasiment disparu. Et même les démocraties illibérales ont finalement approuvé le programme Next Generation EU après l’avoir critiqué.
Le soutien apporté par les citoyens aux trois piliers de l’intégration du continent ne doit cependant pas être mis au service du statu quo mais de leur renforcement.
Le grand marché demeure en attente de son achèvement dans le secteur des services, qui est clé dans une économie de plus en plus immatérielle. Les règles de la concurrence qui le gouvernent méritent d’être profondément révisées pour prendre en compte l’offre et non pas seulement les prix pour le consommateur – l’illusoire gratuité de leur service en échange de leur monopole et de l’appropriation des données personnelles étant le cœur du modèle des Gafam –. Par ailleurs, l’analyse de la concurrence ne peut se cantonner au seul marché européen en ignorant la structure monopolistique de l’économie mondiale, notamment aux États-Unis et en Asie. Enfin, il faut établir un cadre de régulation pour l’économie numérique.
L’Union est indissociable de la défense du multilatéralisme et de la libéralisation des échanges commerciaux qui se confondent avec son histoire. Il lui revient de faire émerger les nouveaux accords du XXIe siècle, dont le cœur porte sur les services, la régulation et les normes, tout en prenant en compte la montée du protectionnisme, la généralisation du recours aux sanctions commerciales et la transition écologique. L’Europe doit protéger non seulement ses consommateurs, mais aussi les entreprises, les actifs, les technologies, les données et plus encore les talents et les cerveaux qui constituent la richesse des nations dans l’âge numérique. Simultanément, il convient d’instaurer un mécanisme d’ajustement aux frontières, condition préalable à la généralisation d’un prix du carbone au sein du grand marché.
Si la monnaie unique a surmonté la terrible crise du début des années 2010, sa pérennité demeure menacée par la divergence des pays du nord et du sud, et notamment la trajectoire opposée des dettes publiques et privées. La zone euro ne remplit toujours pas les conditions qui assureraient sa soutenabilité en toutes circonstances, notamment la réassurance par une autorité politique, une responsabilité budgétaire effective et une solidarité financière entre ses membres. Ceci milite pour substituer au pacte de stabilité un pacte de soutenabilité. Par ailleurs, l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux, essentielles pour résister à la secousse financière qui vient, restent dans les limbes. La raison commanderait de les mettre en place le plus rapidement possible, au lieu d’attendre l’inévitable éclatement des nouvelles bulles spéculatives créées sur les marchés par l’afflux des liquidités.
La BCE, sous l’autorité de Mario Draghi puis de Christine Lagarde, a activé tous les leviers possibles pour soutenir l’activité et les États de la zone euro, de l’assouplissement quantitatif aux taux négatifs. Contrairement à l’erreur commise après le krach de 2008 avec la priorité donnée à l’austérité budgétaire, la politique économique européenne a été beaucoup plus cohérente et coordonnée face à la pandémie. La relance des dépenses publiques au niveau national et européen a accompagné l’expansion monétaire. Celle-ci se met par ailleurs au service du développement durable en introduisant des critères sociaux et environnementaux dans les stratégies de rachat de dettes. Il reste que la BCE est sans doute allée au-delà des limites de son mandat, ce qui se traduit par la multiplication des recours devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Le déversement des liquidités a encouragé l’inflation des actifs puis celle des biens de consommation qui atteint 4,9 %, en même temps que le creusement des inégalités.
Durant une décennie, l’Union et les États qui la composent ont délégué à tort la politique économique européenne à la seule BCE.
Celle-ci doit se recentrer sur la gestion de la monnaie en luttant sérieusement contre l’inflation et en explorant deux voies neuves : l’élargissement du rôle de l’euro comme une monnaie internationale à part entière pour échapper au monopole du dollar ; la création d’une monnaie digitale européenne, pour faire pièce aux projets de devise virtuelle portés par la Chine ou par Mark Zuckerberg.
De même que le traité de Maastricht a créé la monnaie unique avec des institutions insoutenables qui postulaient l’absence de choc économique ou financier, l’espace de Schengen a été fondé sur l’hypothèse irréaliste de la paix perpétuelle et de la disparition de tout risque stratégique. La suppression des frontières intérieures est allée de pair avec la disparition irresponsable de tout contrôle des frontières extérieures. Là encore, il faut tirer toutes les leçons de la crise en associant le retour de la liberté de circulation dans l’espace de Schengen avec un contrôle strict des frontières extérieures. Il ne fait pas de doute en effet que la remontée des risques géopolitiques et le renouveau des grandes vagues migratoires sont durables car ils trouvent leur origine dans des évolutions de long terme : la libération de la violence et la multiplication des zones de conflits ; les effets du réchauffement climatique ; l’explosion démographique de l’Afrique qui gagnera près de 3 milliards d’habitants d’ici à la fin du siècle.
La capacité de l’Europe à gérer les mouvements migratoires déterminera largement sa crédibilité vis-à-vis des citoyens et sa résilience face à la pression populiste. Il est donc urgent de mettre en place une politique européenne cohérente associant la maîtrise des frontières extérieures de l’Union, notamment en Méditerranée, l’unification du droit de l’immigration et de l’asile – sous le contrôle d’un office européen des réfugiés –, l’intégration effective des immigrés et réfugiés en situation régulière, l’instauration d’un partenariat pour le co-développement de l’Afrique.
Du plan de relance à l’autonomie stratégique
Le plan de relance européen Next Generation EU constitue un tournant historique. Par son ampleur tout d’abord qui porte sur 5 % du PIB de l’Union étalé sur 4 ans. Par sa composition qui associe 390 milliards d’euros de subventions et 360 milliards de prêts. Par son financement via des emprunts souscrits par l’Union. Par ses critères d’attribution enfin qui ciblent la transition écologique pour obtenir la neutralité carbone à l’horizon de 2050, la digitalisation de l’économie, la résilience et la cohésion des nations. Il acte ainsi la solidarité financière entre les États-membres via des transferts sans contrepartie. Il définit par ailleurs une stratégie pour la conversion climatique et numérique du continent, tout en fixant un agenda ambitieux de réformes.
L’Union monétaire s’adosse donc à un début d’Union économique, ce qui marque une révolution. Le plan de relance a donc vocation à s’inscrire dans la définition d’un nouveau pacte économique et social européen, qui assume la communauté de destin et la solidarité entre ses citoyens – notamment les jeunes – comme entre les États-membres. La clé d’un modèle de croissance inclusive réside dans l’accent placé sur le capital humain et dans la lutte contre les inégalités, qui sont des éléments essentiels à un écosystème favorable à l’innovation. Elle passe par l’encadrement de la concurrence sociale et fiscale entre les États-membres, dans la continuité des nouvelles règles qu’élabore l’OCDE. Elle implique assurément un effort particulier dans le domaine de l’éducation, décisive pour la compétitivité économique et la réorganisation du travail rendue nécessaire par l’automatisation comme pour la justice sociale et de l’intégration.
Qu’il s’agisse de commerce, d’industrie numérique, d’écologie, de monnaie ou de fiscalité, l’Europe se trouve confrontée au même défi : se repenser comme un acteur souverain au lieu de se trouver réduit à l’objet de la rivalité des empires du XXIe siècle, comme elle fut l’enjeu de l’affrontement des superpuissances durant la guerre froide. Cette transformation a pour condition la conquête progressive d’une autonomie stratégique face aux géants qui rivalisent pour le leadership du monde du XXIe siècle.
L’épidémie de Covid a mis en lumière l’importance de la résilience des nations.
L’Europe qui se veut pacifique se trouve par ailleurs cernée par les zones de conflits, de la Baltique à Gibraltar. Au même moment, le système international du XXIe siècle est privé de leadership et l’ordre de 1945 dont l’Union est l’héritière se désintègre avec la remise en cause des institutions et des règles mises en place pour endiguer ou limiter la violence.
La guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine comporte une dimension globale. Elle se déploie sur le plan militaire, mais aussi dans les domaines de la régulation du capitalisme, du commerce, de la technologie, de l’idéologie. Elle touche tous les continents et les espaces, des mers aux étoiles en passant par les pôles ou par le cybermonde. Elle entraîne une partition du système international et de l’économie mondialisée, qui est en passe de contraindre nations et entreprises à choisir leur camp pour échapper aux sanctions croisées des deux géants. Simultanément, un nouveau rideau de fer s’abat sur l’Europe, avec la guerre hybride engagée par Moscou contre les démocraties, qui cherche à créer le désordre et à entretenir la peur en Europe. Elle mêle la réintégration de la Biélorussie dans l’empire russe, les pressions militaires sur l’Ukraine, la modernisation des forces nucléaires et spatiales, l’envolée des prix du gaz par la limitation des volumes, la multiplication des cyberattaques et des opérations de désinformation sur les réseaux sociaux. La Turquie de Recep Erdogan n’est pas en reste qui enchaîne les coups de force et provocations en Méditerranée, réislamise les Balkans, dresse les communautés émigrées contre leurs pays d’accueil et instrumentalise les réfugiés pour effectuer un chantage sur l’Union.
Nous sommes à un moment de bascule très semblable aux années 1930, où le monde s’ensauvage, où l’ordre international s’effondre devant la loi du plus fort, où la politique de puissance ne reconnaît plus aucune limite. Soit l’Europe reste enfermée dans l’impuissance et la désunion, et elle sera inévitablement rattrapée par le déchaînement de la violence. Soit elle sort du déni et se mobilise pour l’endiguer.
Il convient dès lors de capitaliser sur la volonté nouvelle des Européens, et notamment de l’Allemagne, d’assumer et affirmer l’autonomie stratégique de l’Union dans les domaines de l’industrie, du commerce, de la technologie, de la fiscalité ou du droit. Cela implique en effet l’organisation d’un capitalisme européen avec sa gouvernance, ses règles et son éthique. Cela suppose aussi une forte coopération entre les pouvoirs publics et les entreprises, notamment pour rattraper le retard accumulé en matière d’infrastructures, de recherche et d’innovation. Les États-Unis et le Royaume-Uni y excellent ; l’Europe doit combler d’urgence son retard.
Pour autant, l’autonomie stratégique demeure virtuelle si elle écarte le domaine de la sécurité. Seule une Union pour la sécurité peut garantir les nations et les citoyens du continent contre certains risques que l’OTAN ne couvrira jamais, à commencer par le terrorisme djihadiste ou les vagues migratoires. Seule une Union pour la sécurité peut éviter à l’Europe de devenir l’objet de la rivalité entre les États-Unis et la Chine aux XXIe siècle comme elle le fut entre les États-Unis et l’Union soviétique au temps de la guerre froide.
D’où la transformation de Frontex en une police des frontières à part entière. D’où la mise en place d’un dispositif intégré de surveillance et d’intervention en Méditerranée afin de prévenir l’explosion des trafics de toute nature. D’où l’élaboration et le déploiement d’une stratégie globale de stabilisation de la périphérie du continent –notamment de l’Afrique, Libye et Sahel en tête, et du Moyen-Orient –, coordonnant étroitement renseignement, interventions militaires, initiatives diplomatiques et aide au développement. D’où la construction progressive d’une stratégie européenne de sécurité autour de piliers concrets : le rapprochement et le partage des priorités à travers la Boussole stratégique ; la génération de capacités militaires ; les opérations communes ; la formation ; les grands programmes d’équipement concernant les avions de combat, les drones et les chars du futur ; la coopération dans le domaine de l’espace et de la cyber-guerre ; l’innovation et la recherche – notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle – qui devraient être l’objet principal des financements du fonds européen de défense.
L’Europe doit enfin prendre toute sa part dans la redéfinition d’une alliance des démocraties qui ne dépendent plus des seuls États-Unis mais qui repose sur trois piliers : nord-américain, européen et asiatique. Son premier objectif devrait être l’élaboration et l’application d’une stratégie de cantonnement du total-capitalisme chinois et des démocratures, le désarmement et la non-prolifération des armes de destruction massive, la remise en route et la modernisation du système multilatéral qui a été abandonné à la Chine.
Les risques de divergence
L’émergence d’une Europe politique apte à faire face aux chocs du XXIe siècle est loin d’être acquise. Elle devra surmonter deux grands risques liés à l’écart qui se creuse entre la France et l’Allemagne ainsi que la contestation tant des valeurs démocratiques que du primat du droit européen qui gagne le continent.
Après le départ du Royaume-Uni, le cœur de l’intégration du continent réside plus que jamais dans la relation franco-allemande.
En apparence, la coalition conduite par Olaf Scholz et placée sous le signe du progrès et du mouvement, paraît s’accorder avec les vues françaises. Le nouveau gouvernement souhaite s’engager dans une politique volontaire et active en Europe. Il ouvre la voie à une révision du pacte de stabilité. Il prévoit de consacrer 3 % du PIB à l’action internationale ce qui est compatible avec la hausse de l’effort de défense. Il assume le renforcement de la souveraineté stratégique de l’Union. Autant d’orientations qui s’accordent avec les objectifs français et le programme de la future présidence de l’Union par Paris.
Pour autant, dès lors que l’on quitte les grands principes pour en venir à leur déclinaison concrète, les divergences se multiplient. Au-delà de la renégociation des critères de Maastricht, la trajectoire opposée des dettes publiques et privées (116 % et 156 % pour la France, contre 70 % et 108 % pour l’Allemagne) constitue un risque majeur pour la pérennité de l’euro. L’inflation qui atteint 5,2 % en Allemagne est dénoncée comme une arme de destruction des revenus et des patrimoines de la classe moyenne alors qu’elle est considérée comme un levier de désendettement en France. D’où les tensions qui vont aller croissant au sein de la BCE, alors que la FED accélère le resserrement de sa politique monétaire, tensions mises en lumière par la démission de Jens Weidmann de ses fonctions de président de la Bundesbank.
La coalition affiche sa volonté de maintenir l’Allemagne parmi les grandes puissances économiques mondiales, à travers la modernisation de son industrie et la poursuite de l’ouverture des échanges, ce qui heurte le protectionnisme français, désormais adossé à l’écologie. Le nucléaire civil reste banni et le militaire n’est toléré que sous la forme d’une « participation » à l’OTAN. Loin de la peur du grand remplacement, l’immigration est considérée à Berlin comme un apport indispensable pour enrayer la chute de la démographie et augmenter la population active, ce qui se traduit par l’ouverture de la naturalisation après 5 années de séjour. La menace terroriste est identifiée comme provenant de l’extrême-droite plus que du djihadisme. Un « dialogue constructif » est prôné avec Moscou qui peine à concilier la dépendance au gaz russe ‒ indispensable à la transition énergétique allemande ‒ et la résistance à la guerre hybride que mène Vladimir Poutine contre l’Europe. Enfin, l’alliance avec les États-Unis est réaffirmée comme le « pilier central de l’action internationale », ce qui relativise la portée de l’engagement en faveur d’une souveraineté européenne.
Cette spectaculaire divergence n’est que le reflet du grand écart entre les deux pays. L’Allemagne conjugue la puissance de son industrie et de sa recherche, le plein emploi, la maîtrise de ses finances publiques, la vitalité de sa société civile, la confiance des citoyens dans leurs institutions et dans leurs dirigeants qui se traduit par la mise en échec de la polarisation et l’échec des partis populistes. La France est devenue un pays démergent, cumulant faiblesse de la croissance potentielle, chômage structurel de masse, surendettement public et privé, montée de la violence, poussée des partis et des candidats extrémistes.
Par ailleurs, le péril que représente pour l’Union la démocratie illibérale inventée par Viktor Orban et adoptée par la Pologne du PIS a longtemps été sous-estimé. Or le danger que représente pour la construction européenne sa corruption intérieure par les régimes illibéraux et les mouvements populistes qui s’en réclament est plus dangereux encore que celui du Brexit, qui tourne à la déroute. Le statu quo n’est dès lors plus tenable, au moment où se renforcent les menaces émanant du totalitarisme chinois comme des démocratures russe et turque.
Le défi lancé par la démocratie illibérale à l’Union n’est pas juridique mais politique.
La revendication du primat des Constitutions sur le droit européen n’est qu’un leurre. Sous l’apparent conflit autour de la hiérarchie des normes et des juridictions pointe le véritable contentieux qui ne porte pas sur la souveraineté des États-membres mais sur la démocratie. Or celle-ci ne se limite pas au suffrage universel mais implique le respect de l’État de droit, la protection des libertés individuelles, la reconnaissance de l’existence d’une opposition.
La construction communautaire n’a jamais été réduite à un marché ou à un guichet. Son objectif, dès l’origine, fut politique : la reconstruction du continent sur la paix et la liberté. En la rejoignant, l’Espagne et le Portugal en 1986, puis les anciennes démocraties populaires en 2004 n’ont pas fait seulement le choix d’une économie sociale de marché et d’une aide puissante à leur redéveloppement mais d’abord d’un ancrage démocratique. Par ailleurs, le grand marché, l’euro ou l’espace de libre-circulation ne peuvent fonctionner que pour autant qu’il sont adossés à un droit européen qui s’impose aux États-membres. Le refus de la primauté du droit européen est donc incompatible avec l’appartenance à l’Union.
L’Union est unie dans la diversité ; elle ne peut être divisée sur ses principes. Il est important qu’elle tire les leçons de ses erreurs passées. Il l’est encore plus qu’elle réaffirme les valeurs qui fondent sa civilisation face aux démocraties illibérales, en se rappelant que le premier signe de la mort d’une démocratie consiste toujours dans la désintégration de l’État de droit, comme l’ont montré Mussolini en Italie et Hitler en Allemagne. Il ne saurait exister dans l’Union d’exception en matière de démocratie et de respect de l’État de droit.
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La décennie 2020 sera décisive pour l’Union et décidera de sa transformation en pôle de puissance ou de son éclatement. Depuis 1945, l’Europe s’est reposée sur les États-Unis pour sa reconstruction, son développement et sa sécurité. Ce moment est révolu et ne reviendra pas, du fait de la crise de la démocratie américaine et du pivot des États-Unis vers l’Asie. Les Européens doivent donc rependre la maîtrise de leur destin. Non dans l’ambition de dominer le monde mais pour faire vivre une conception modérée, solidaire et humaniste de la liberté.
Face à un monde livré au chaos, confronté à la montée de la violence et privé de leadership, les États européens n’ont pas de stratégie alternative au renforcement de leur unité. L’Union ne peut plus se contenter de subir les chocs pour finir par s’adapter ; elle doit les anticiper et les gérer. À l’âge de l’histoire universelle, l’Europe sera donc politique ou ne sera pas. Mais le temps est désormais compté.
À Vienne, en 1935, Edmund Husserl concluait en ces termes la conférence qu’il consacra, face à la montée des totalitarismes et des régimes autoritaires, à la crise de l’humanité européenne : « La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l’hostilité à l’esprit et la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie grâce à un héroïsme de la raison ». L’Europe doit de nouveau conjurer le risque de sa décadence en renouant avec l’héroïsme de la raison, tant au niveau des nations qui la composent que de l’Union.
Nicolas Baverez
Économiste et historien