Tous les clignotants de l’économie, depuis des années, en France, sont au rouge, et ne voilà-t-il pas que depuis la mi-novembre 2018 le pays se trouve devoir faire face à une grave jacquerie déclenchée par l’instauration de nouvelles taxes sur les carburants. On l’a appelée « la révolte des gilets jaunes », des gilets dont disposent tous les conducteurs de véhicules automobiles : elle est l’expression d’un « ras le bol fiscal » généralisé. La France, en effet, est devenue le pays de l’OCDE où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés aujourd’hui. Analyse de Claude Sicard, économiste, consultant international.
Le gouvernement a imprudemment entrepris d’accroitre davantage encore la fiscalité sur les carburants, pour des raisons dites écologiques, oubliant que 70 % des travailleurs dans ce pays utilisent leur voiture pour se rendre à leur travail. Des travailleurs qui pour la plupart déclarent avoir du mal à assurer dignement leurs fins de mois.
Les « gilets jaunes » revendiquent le droit à un meilleur niveau de vie, et se disent victimes de graves injustices. Ils réclament haut et fort que l’on taxe davantage les riches afin que leur sort s’en trouve amélioré. On peut comprendre leurs doléances, et la population, dans sa grande majorité, leur apporte son soutien. Emmanuel Macron s’est donc vu contraint de faire son mea culpa, et il a pris dans l’urgence des mesures en leur faveur qui vont aggraver davantage encore le déficit du budget de l’Etat. Et pour sortir le pays de l’impasse, il a lancé un grand débat national. Dans ses vœux à la nation, le 31 décembre au soir, il avait formulé ce qu’il avait appelé des « vœux de vérité », disant aux Français : « On ne bâtit pas sur des mensonges ».
Il avait dit à ses concitoyens qu’il fallait qu’ils « regardent la vérité en face », mais sans leur indiquer, toutefois, et ce fut un tort, les raisons réelles de la crise qui affecte le pays.
Il est donc temps de révéler aux Français l’état réel dans lequel se trouve l’économie de leur pays. Le mal est profond, et il vient de très loin : l’économie française est en grave difficulté, mais les couches populaires l’ignorent. La France, leur dit-on, est la sixième puissance mondiale, le siège qu’elle occupe au Conseil de sécurité atteste de la position exceptionnelle qui est la sienne sur la scène internationale, et les télévisions montrent que son Président croise en permanence le fer avec les chefs d’Etat les plus puissants du monde.
Les PIB/tête en Europe
Le pays est loin d’être aussi riche que les classes populaires l’imaginent. L’indicateur de richesse qu’utilisent les économistes pour comparer la richesse des pays est le « PIB/tête », et, comme le montre le graphique 1 celui de la France est relativement modeste pour un pays qui joue sur la scène internationale un des premiers rôles. C’est, là, un premier constat qu’il faut faire.
Graphique 1 – PIB/tête en Europe en 2017 (en US$)
La France se situe en 11e position seulement, en Europe. Le PIB/tête des Danois est de 46,0 % plus élevé que celui des Français, celui des Norvégiens un peu plus de 80 %, et celui des Suisses tout simplement un peu plus du double. Curieusement, personne dans les hautes sphères du pouvoir, pas plus que dans les médias, ne s’interroge pour savoir comment tous ces pays qui devancent la France en Europe, et ils sont nombreux, parviennent à avoir des niveaux de richesse aussi élevés. A quoi donc ce retard est-il dû ? Aucune explication n’est donnée aux Français, et les mesures que tente de prendre le gouvernement pour redresser la situation sont incomprises par la population.
Dans une vidéo du cabinet d’études économiques Xerfi, Alexandre Mirlicourtois dit : « Le pouvoir d’achat des Français est en crise durable, » et l’Observatoire français de conjoncture économique (OFCE) confirme ce diagnostic. Cet institut indique, en effet, qu’entre 2008 et 2016 le niveau de vie des Français a baissé de 440 €. Dans cette étude l’OFCE montre que c’est le décile des 10 % des ménages les plus riches qui a été le plus affecté : pour ces ménages, la perte de pouvoir d’achat se monte à 2 000 €.
Le rôle clé de l’industrie dans la prospérité économique des pays
L’économie française, depuis la fin des Trente glorieuses, a vu son secteur industriel perdre plus de la moitié de la capacité qui est normalement la sienne à générer de la richesse. Le secteur industriel du pays, que les économistes, depuis Jean Fourastié, nomment le «second secteur de l’économie », ne contribue plus que pour 10 % à la formation du PIB, alors qu’il devrait intervenir pour environ 20 %. Ce taux de 20 % est, rappelons-le, la « norme » fixée aux pays membres de l’UE par les autorités de Bruxelles. L’Allemagne, qui a une économie extrêmement florissante, en est à 24 %.
La France est devenue le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part, et cette réalité est totalement occultée.
Tous les problèmes que rencontre l’économie de ce pays proviennent de là : un PIB/capita relativement modeste, un taux de chômage restant très élevé malgré tous les efforts faits par les gouvernements successifs pour le réduire, une balance du commerce extérieur chaque année déficitaire, une dette extérieure qui augmente toujours plus, et des dépenses de R&D tout à fait insuffisantes pour préparer correctement l’avenir des générations futures.
Le graphique 2 montre le rôle déterminant que joue la production industrielle dans les pays pour assurer l’essor de leur économie. Il existe, en effet, une corrélation très étroite entre la production industrielle (calculée, ici, par habitant) et le PIB/ tête des pays, et le degré de confiance de cette corrélation est extrêmement élevé.
Graphique 2 – Corrélation production industrielle/tête
PIB/tête (en US$)
La France, avec une production industrielle par habitant de 6 689 US$, ce qui est un ratio relativement faible, a un PIB/tête de seulement 38.476 US$. L’Allemagne avec un ratio de 12 262 US$ obtient un PIB/tête de 44 469 US$, et la Suisse avec une production industrielle record de 20.198 US$ par habitant a un PIB/tête de 80 189 US$. Le secteur industriel, en France, n’a pas résisté à l’ouverture des frontières qu’a imposée la mondialisation, et les effectifs industriels du pays ont fondu. Ils sont passés de 6,8 millions de personnes à la fin des années 1970 à 2,7 millions aujourd’hui. Il faudrait, pour le moins, qu’il y ait 1,8 million de personnes de plus employées dans le secteur industriel : si tel était le cas, il y aurait 3,6 millions de personnes de plus employées dans le secteur des services, les économistes considérant qu’un emploi dans l’industrie induit deux emplois au moins dans le secteur tertiaire. Ainsi, n’y aurait-il plus de chômage en France, et le PIB/capita des Français serait sensiblement identique à celui des Allemands. Le taux de population active en France est dramatiquement bas (45,2 %) : il se situerait à environ 50,0 % si les effectifs industriels se trouvaient accrus comme nous l’indiquons plus haut, un taux encore inferieur, toutefois, à la normale, l’Allemagne, par exemple, en étant à 53,4 %, et les Pays-Bas à 53,3 %. Ce taux de 50 %, sensiblement inférieur à la normale, signifie que l’estimation de 1,8 million d’emplois manquants indiquée plus haut pour ce qui est du secteur industriel français est bien une estimation minimum.
Les dépenses sociales
Du fait des dégâts causés à la population par le déclin de l’industrie, un déclin dont les dirigeants ne se sont nullement inquiétés car, formés tous à la même école, ils étaient pénétrés par la vision léguée par les travaux statistiques de l’économiste Jean Fourastié sur l’évolution historique des sociétés, les gouvernements successifs ont été amenés à accroître régulièrement les dépenses sociales du pays. C’est ce qu’il convenait de faire, effectivement, sur le plan politique.
Elles ont donc cru à vive allure, d’année en année, progressant à un rythme bien supérieur à celui du PIB, et elles représentent 34,0 % du PIB, aujourd’hui, alors que l’on en était à 14,3 % en 1960.
C’est là, un second constat : des dépenses sociales considérables, bien supérieures à ce qu’elles sont dans les autres pays.
La moyenne des pays de l’OCDE est, en effet, à 21,0 % du PIB.
Ce phénomène de dépenses sociales élevées est caractéristique des pays où l’économie n’est pas soutenue par une production industrielle importante. C’est ce que montre le graphique 3 où les taux d’industrialisation des pays sont ceux donnés par la BIRD.
Graphique 3 – Corrélation production industrielle/PIB et dépenses sociales/PIB (en %)
On voit que la France se situe très au dessus de la droite de corrélation. Ses dépenses sociales représentent 34,0 % du PIB, alors qu’ en Allemagne il s’agit de 24,0 % seulement, et aux Pays Bas 23,0 %. Certes, la corrélation n’est pas parfaite, car en ce domaine les politiques des gouvernements sont plus ou moins généreuses. Ce graphique montre que la France est au maximum de ce qu’elle peut faire en matière de dépenses sociales. Elles s’élèvent aujourd’hui à 759,5 milliards €, et l’excès de ces dépenses peut être estimé à 115 milliards €.
Les dépenses publiques
Cet effort considérable consenti en matière de dépenses sociales a contribué à gonfler fortement les dépenses publiques du pays. Celles-ci sont aujourd’hui considérables, mais les dépenses sociales ne sont pas le seul élément à incriminer. La France est devenue championne du monde en la matière avec un taux de dépenses publiques se montant à 56,4 % du PIB, chiffre à comparer à la moyenne des pays de l’UE qui est de 47,0 %.
Le graphique 4 indique comment se situent les pays, en matière de dépenses publiques : plus les pays sont riches, plus les dépenses publiques par habitant sont importantes, ce qui est tout à fait compréhensible.
Graphique 4 – Corrélation PIB/tête et
dépenses publiques/habitant (en US$)
Il existe, on le voit sur ce graphique, une relation très étroite entre la richesse des pays et leurs dépenses publiques, celles-ci étant calculées, ici, par habitant, et non en pourcentage du PIB comme cela se fait habituellement. La France se place très au dessus de la droite de corrélation, et l’on peut estimer que l’excès de dépenses publiques se monte à environ 245 milliards €. Ce chiffre est très supérieur aux estimations qui sont habituellement avancées.
Ces dépenses publiques excessives ont, évidemment, pour corollaire des prélèvements obligatoires considérables.
La France, avec un taux de prélèvements obligatoires de 45,4 % du PIB détient, là aussi, un record : elle est le pays de l’OCDE où la fiscalité est la plus lourde. Dans les pays de l’UE, il ne s’agit que de 39,7 %.
Comme le montre le tableau 1, les dépenses sociales constituent, dans les dépenses publiques, le poste principal : 58,8 % de l’ensemble.
Tableau 1 – Les dépenses publiques (en milliards d’€)
Si l’on voulait ramener, en France, les dépenses publiques à la normale il faudrait réduire les dépenses sociales de 115 milliards €, et trouver dans les deux autres secteurs, Etat et collectivités territoriales, un complément d’économies de 130 milliards €. De telles réductions sont totalement impossibles, politiquement, vue la sociologie de la population.
Dépenses publiques et endettement du pays
Depuis 40 ans, les dépenses publiques, chaque année, sont supérieures en France aux rentrées fiscales, et l’Etat, pour boucler ses budgets, recourt à l’endettement. La dette extérieure du pays a ainsi crû régulièrement, passant de 72,8 milliards € en 1978 à 827,3 milliards en 2 000, puis à 1 595,0 milliards en 2010, pour atteindre maintenant 2.210,0 milliards €. On en est donc, à présent, à une dette qui est égale au PIB du pays, alors que dans les pays qui ont une économie qui est prospère la dette extérieure n’est que d’une quarantaine de pour cent du PIB. On a, par exemple, un taux de 34,0 % en Suisse, 39,6 % au Danemark et 44,0 % en Suède. Les intérêts de la dette coûtent au budget de la nation un peu plus de 40 milliards €, soit bien plus que le budget de la Défense nationale, et l’Agence France Trésor doit emprunter, chaque année, des sommes considérables sur le marché international. Il va s’agir, cette année, de195 milliards €.
La dette atteignant à présent 100 % du PIB devient un sujet très sérieux de préoccupation pour le gouvernement.
D’une part, parce que les économistes considèrent qu’il s’agit là d’un cap qu’ il serait dangereux de franchir, d’autre part, parce que les règles de fonctionnement de la zone euro imposent aux pays membres une limite de 60 % du PIB. La France, normalement, se trouve donc en position de ne plus devoir accroitre son endettement extérieur : c’est, là, une exigence qui va être extrêmement difficile à satisfaire car depuis de très nombreuses années le pays recourt chaque année à de la dette extérieure pour faire de la croissance.
La pauvreté et les inégalités
La révolte des « gilets jaunes » amène à s’interroger sur la situation de la France en matière de distribution des revenus : les données dont on dispose montrent que la situation de ce pays ne présente pas d’anomalies particulières à cet égard, et c’est, là, un troisième constat important à relever.
Grace aux dépenses sociales, qui sont un instrument important de redistribution, le taux de pauvreté des Français se situe à un niveau qui n’a rien d’alarmant. On entend par taux de pauvreté la proportion de ménages dont le revenu se trouve inférieur à un certain niveau. On se réfère, pour cela, dans les comparaisons internationales, à 60 % du revenu médian dans les pays. Ainsi, a-t-on les chiffres suivants :
Tableau 2 – Taux de pauvreté (à 60 %)
Au plan européen, la France se situe dans une position médiane.
Il en est de même pour les inégalités. Celles-ci se mesurent statistiquement par le coefficient de Gini qui exprime la dispersion des revenus : plus le coefficient est proche de un, plus la répartition des revenus est inégalitaire. Les pays inégalitaires ont un coefficient de l’ordre de 0,6 : Brésil, Guatemala, Honduras…., et les pays les plus égalitaires un coefficient de l’ordre de 0,2 : Norvège, Finlande, Suède, Danemark….. Les Etats Unis en sont à 0,391, et le Canada à 0,318.La France se situe, elle, dans une position intermédiaire, avec le coefficient 0,295, et elle est plus proche des pays égalitaires que des pays inégalitaires : la Suède, par exemple, en est à 0,282, et la Norvège à 0,272. Dans son évolution récente elle est allée vers une réduction progressive des inégalités : son indice de Gini était en effet de 0,384 en 1984.
Autre élément significatif ressortant des statistiques fiscales : 70 % des impôts sur le revenu sont payés par 10 % des contribuables, la catégorie des personnes les plus riches.
Les problèmes à résoudre
Ce bref diagnostic de la situation de l’économie française montre que l’urgence dans ce pays est de créer des emplois : le secteur industriel s’est très fortement réduit, et le secteur des services s’en est automatiquement trouvé privé d’un nombre important d’emplois induits. Au plan de l’aménagement du territoire, cela s’est traduit par un phénomène de désertification des campagnes, une situation qui est très douloureusement ressentie aujourd’hui par les habitants des « périphéries » urbaines. Et ce sont précisément ces populations qui se sont révoltées.
Il faut bien voir que le taux de population active du pays est extrêmement faible : 45,2 %, contre par exemple 51,6 % au Danemark, et 53,4 % en Allemagne, et 53,9 % en Corée du sud. Il s’agit du taux de personnes qui travaillent, chômeurs cherchant du travail compris, par rapport à la population totale du pays.
Autres phénomènes préoccupants : la durée de vie active des personnes est plus brève en France que dans les autres pays européens, tout comme le temps de travail annuel des salariés. La durée de vie active pour un travailleur salarié français est de 35,0 ans : en Allemagne elle est de 38,1 ans, en Suède de 41,3 ans, et en Suisse de 42,5 ans. Et les distorsions sont fortes, également, en ce qui concerne les temps de travail annuels : une étude de Coe-Rexecode, de juin 2016, indiquait, pour les travailleurs salariés, que la France avec 1 646 h/an se classe en queue de peloton, en Europe. L’Allemagne en est à 1 845 h, et le pays où en Europe l’on travaille le plus est la Roumanie, avec 2 080 h/an. Pour les travailleurs non- salariés la moyenne, en France, est considérablement plus élevée : 2 335h/an.
Il va donc s’agir, pour redresser la situation économique de la France, de créer le plus vite possible le maximum d’emplois marchands, et de modifier profondément la législation du travail pour que les Français aient des temps de travail annuels très sensiblement augmentés, et des durées de vie active accrues.
L’âge de départ à la retraite qui est aujourd’hui le plus bas d’Europe va nécessairement devoir être repoussé, ce qui est contraire aux annonces faites par le candidat Emmanuel Macron dans sa campagne électorale.
Créer des emplois signifie créer des entreprises, et toutes les dispositions devront donc être prises pour que les jeunes entreprises qui apparaissent puisent se développer rapidement :cela suppose qu’elles soient à même de trouver les capitaux dont elles ont besoin pour croitre au rythme qu’exige le marché et que ces jeunes entrepreneurs ne se trouvent pas entravés dans leurs projets de recrutement par une législation du travail qui les paralyse. Quelques progrès ont été faits récemment, en France, en matière de financement des start-up, et de modernisation du code du travail, mais on se trouve encore très loin de la situation qui est celle de la plupart des autres pays européens, aux plans de la fiscalité et de la législation du travail. Il ne faudrait surtout pas revenir sur la réforme de l’ISF qui a été faite par Emmanuel Macron en début de mandat.
La France est un pays où les revendications d’égalité n’ont pas cessé de miner le dynamisme des acteurs du développement. La charte d’Amiens de 1906, d’inspiration marxiste, a été la référence constante du syndicalisme français tout au cours du XXe siècle. Elle incitait à une lutte pour la transformation de la société par l’expropriation capitaliste, et elle fut votée par 830 voix sur 836 votants.
Il ne faudrait pas qu’à l’issue du « grand débat » les revendications à plus d’égalité des revenus présentées par les « gilets jaunes » viennent par trop paralyser les tentatives du jeune président de la République issu du monde bancaire pour libéraliser quelque peu l’économie de ce vieux pays.
Claude Sicard
Economiste, consultant international