Avec ses « lectures nietzschéennes », François-Xavier Roucaut propose une suite de plusieurs textes d’analyse croisée entre Francis Fukuyama et F. Nietzsche. Le thème en arrière-plan étant le livre de F. Fukuyama, « La fin de l’Histoire et le dernier homme ». Retrouvez « Procès de l’Inactuel » en guise de préambule.
Il fut un temps où les contes pour enfants commençaient par « il était une fois », désormais ils débutent par un pesant avertissement. Puisque les Aristochats, Peter Pan, Dumbo, sont désormais des œuvres suspectes, voire répréhensibles, aux yeux des tribunaux de la vertu, il est incroyable que l’on puisse lire encore Nietzsche, que son œuvre soit en accès libre, sans même une mise en garde en guise de préambule. Un auteur misogyne, qui prônait les mariages de raison, à l’heure du féminisme misandrique et du speed-dating ? Un éducateur qui prônait la rugosité de l’éthique aristocratique, à l’heure de l’humanité cotonneuse des safe spaces ? Un philosophe qui souhaitait établir l’inégalité perpétuelle du système des castes hindoues, à l’heure du politiquement correct triomphant ? Le procureur du tribunal de la vertu ne manquerait pas d’arguments pour mettre l’œuvre de Nietzsche à l’index, la cause serait a priori vite entendue.
L’avocat de la défense aurait pourtant quelques éléments à faire valoir. Nietzsche était, après tout, un ardent défenseur des minorités, lui qui écrira avec sa fougue habituelle (mais probablement déjà quelque peu désinhibé par la maladie) vouloir faire « fusiller tous les antisémites ». Il veillait aussi à être inclusif dans son recrutement, allant jusqu’à souhaiter faire d’une femme, Lou von Salomé, l’héritière de sa philosophie, démarche progressiste s’il en est, en plein cœur d’un dix-neuvième siècle qui tenait encore les portes de l’érudition jalousement fermées au sexe faible. L’avocat soulignerait enfin que Nietzsche a tancé vertement le nationalisme belliqueux et le proto-nazisme de ses compatriotes, qu’il avait perdu tout respect pour une Allemagne devenue militariste, avec « son attitude guerrière de hérisson bardé de piques ».
Après avoir donc démontré que Nietzche était un auteur inclusif et soucieux des minorités, en lutte contre le Reich et ses mauvais démons, l’avocat tenterait probablement de faire sentir au tribunal l’humanité de l’auteur : un homme doté certes d’une nature égocentrique, mais souvent doux et respectueux dans son commerce avec autrui, un bon camarade qui tenait l’amitié pour le plus sacré des liens.
Une plaidoirie pleine d’astuce et de malice irait probablement jusqu’à défendre la thèse que la solitude et la maladie ont rendu misanthrope un homme qui n’était pas tant destiné à l’être, que son œuvre doit nous servir de repoussoir, et qu’en cela elle mérite de survivre.
Et si, par bonheur, l’avocat se révélait dans son exercice assez habile et convaincant, et le juge ne fût le jour fatidique du jugement point trop imbibé de « moraline », peut-être que les écrits de Friedrich Nietzsche échapperaient in extremis au bûcher. Ils finiraient donc par rejoindre, sur les vastes rayonnages des ouvrages classés sous surveillance, le brûlot haineux de cet homme maudit, Adolph Hitler, que sa sœur a pour le pire placé sur le chemin de sa postérité, ultime et tragique maladresse d’une Elizabeth Förster-Nietzche qui n’aura jamais vraiment compris son cher « Fritz », et qui a nazifié l’œuvre de son frère pour son propre profit.
Mais cela reste peu probable. Un procureur de la vertu impliqué et travaillant consciencieusement son dossier verrait vite que Nietzsche a pensé trop profondément, qu’il a vu bien des choses en avance sur son temps, de celles qui nous concernent d’ailleurs aujourd’hui. Il se méfierait de ce penseur bien trop libre, pour que l’on puisse disposer de lui avec facilité, en le bottant avec dédain dans un débarras idéologique. Il s’inquiéterait qu’une telle érudition, qu’une telle puissance de travail, qu’une telle créativité puissent se trouver réunies dans le corps d’un vieil artilleur. Il anticiperait que sa puissance de feu intellectuelle, et son habileté à en user, laisserait la défense mécanique et inculte des censeurs apparaître comme autant de sabres de bois. Il sentirait qu’un charme vénéneux émane de ce concertiste amateur, épris de musique, de poésie et de l’art de la conversation. Enfin, et surtout, il réaliserait qu’une complicité néfaste n’est que trop capable d’émerger avec cet homme, qui se rêvait en éducateur, et qui s’adresse à son lecteur, choisi par-delà les siècles, comme à un fidèle ami, un compagnon, un frère.
Pour que la vertu triomphe, sans pendre le risque de le combattre, un magistrat bien avisé jugera donc préférable que son œuvre soit condamnée tout de go à l’autodafé. Mais quelle sera la surprise fatale du tribunal de la vertu, lorsque le bourreau apposera la torche purificatrice sur le bûcher ! Résonnera alors une dernière fois le rire sonore et plein d’assurance de la broussailleuse moustache ! Car l’œuvre de Nietzsche, pour reprendre la célèbre formule d’un éditorialiste au sujet de son « Par-delà », qu’il s’appropria ensuite avec gourmandise, n’est pas faite de livres…mais de dynamite !
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal