ZFE pour Zones à faibles émissions : l’acronyme qui pourrait réveiller la France oubliée, celle qui au moment des gilets jaunes a mis à mal le pouvoir tout juste né de l’élection d’Emmanuel Macron, résume à lui tout seul le mal qui mine notre pacte républicain. Sous couvert de santé et d’environnement, de “progressisme” auto-proclamé, c’est une société d’ancien régime qui se dessine avec ses ordres, ses castes, ses ségrégations, ses injonctions à géométrie variable …et ses territoires!
La mesure fut présentée en 2018 sous le gouvernement d’Edouard Philippe par Elisabeth Borne, alors Ministre des Transports, votée par la suite en 2019 dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités toujours sous le gouvernement d’Edouard Philippe, et étendue en 2021 avec la loi Climat et Résilience. Cette dernière rend obligatoire l’instauration des ZFE dans les agglomérations de plus de 150000 habitants avant la fin 2024, soit 45 grandes entités urbaines. A des fins sanitaires visant à améliorer la qualité de l’air, l’objectif revient à exclure de circulation dans ces périmètres tout un ensemble de véhicules classés Crit’Air 3,4,5 et non classés . Or prés de 11,5 millions de voitures sont classés Crit’Air 3 ou plus , un parc automobile vieillissant qui pourrait en conséquence impacter plus de 2O millions de personnes qui de facto verraient limiter leur liberté de circulation, principe fondamental d’une société libre. Ce sont évidemment les catégories populaires et les classes moyennes qui subiront exclusivement les effets d’une politique qui témoigne d’une indifférence certaine à ce qui travaille depuis de longues années la poutre démocratique : la dépossession citoyenne, le déclassement social, la surdité des élites. Tout se passe en fin de compte comme si un agenda sécessionniste se déroulait malgré les signaux d’alerte qui ne manquent pas de se manifester tant dans les urnes que dans la rue.
L’épisode ZFE, dont l’écrivain Alexandre Jardin a saisi avec force la dimension destructrice, méprisante, inégalitaire et anti-républicaine pour mieux le dénoncer et appeler au combat contre sa logique oligarchique, atteste de l’inaptitude de certaines élites à comprendre le monde tel qu’il est vécu par une grande majorité de leurs compatriotes. Son livre, ‘’ Les Gueux’’ est en passe de devenir un phénomène de société car il est traversé par un cri d’effroi qui parle à la France populaire, celle-là même qui travaille et qui subit, à laquelle l’on demande beaucoup mais pour laquelle l’on reconnaît de moins en moins qu’elle est le socle sans laquelle la devise de notre République ‘’ Liberté, Egalité, Fraternité’’ ne peut vivre et trouver ainsi tout son sens. Le sentiment de toute-puissance du haut est antithétique du sentiment général du pays. Les élites dansent allègrement sur un volcan, sans voir, sans sentir, sans comprendre, enfermée dans leurs certitudes qu’elles sont l’intelligence, la raison et in fine le bien commun… A voir en effet et à voir d’autant plus que le corps social, le peuple pour reprendre une formule plus en lien avec ce que l’histoire dit de nos imaginaires profonds, n’adhèrent plus à ses dirigeants, considérant que le haut et le bas, justement, ne partagent plus rien ensemble, si ce n’est une confrontation qui se durcit au fur et à mesure des ans au point d’exacerber les tensions. ‘’ On ne change pas la société par décret ‘’ avait coutume de dire dans les années 1970 le sociologue Michel Crozier qui avait même tiré un livre à partir de ce constat. On la change d’autant moins lorsqu’on ne veut pas la voir, lorsque qu’on refuse de la comprendre et surtout lorsqu’on ne vit pas avec elle. Il ne suffit pas de crier au populisme pour effacer le réel afin de mieux discréditer les colères.
Un recent sondage IFOP publié voici quelques jours devrait inquiéter pourtant les gouvernants. Il dit que 62 % des français sont opposés aux ZFE quand 78 % sont favorables à leur suspension jusqu’à renouvellement progressif du parc automobiles. Une fois encore ce qu’un autre sociologue disparu, Raymond Boudon, du temps où la sociologie était plus pluraliste qu’elle ne l’est devenue aujourd’hui, appelait ‘’ la compétence morale du peuple ‘’ heurte et éparpille les rectitudes idéologiques élitaires, et ce dans tous les courants politiques du pays qui manifestent une opposition partagée à une disposition qui blesse l’attachement viscéral à ce qui noue la cohésion républicaine : le besoin d’égalité, nonobstant les differences, et contre tout ce qui ferait renaître la” légitimité” d’une société de privilèges. Car c’est là le noeud du problème que le mouvement des ‘’ gilets jaunes’’ avait fait émerger spectaculairement le temps d’un automne aux allures de Printemps révolutionnaire. En effet, par leurs pratiques, par leurs comportements, par leurs discours, par leurs mots, les élites ou une partie d’entre elles reproduisent tout ce dont elles sont censées protéger ceux qui leur donnent mandat pour conduire la Nation : une organisation où le désordre des inégalités se substitue tous les jours un peu plus à l’ordre républicain, où les privilégiés ne font même plus semblant de se satisfaire de la reconstitution d’une forme explicite de nouveau tiers-état, où la démocratie libérale est vantée dans les discours mais déniée de manière autoritaire dans les actes.
En France dés lors que la liberté n’est plus une condition de l’égalité ou à tout le moins de son sentiment le pire est à craindre. Et les ZFE comme hier la taxe carbone remettent en question l’accomplissement d’une liberté existentielle, vitale, égale pour tous, celle de se mouvoir librement et sans exclusion. On l’a dit et répété à maintes reprises : tout ceci relève d’un climat pré-révolutionnaire dans un pays qui a l’habitude d’encaisser le mépris jusqu’à plus soif mais dont la jauge d’acceptabilité finit toujours un moment ou un autre par céder au prix d’une immense et dangereuse rupture. La discussion de la suspension des ZFE a été reportée sine die au Parlement; il serait opportun sans tarder de la remettre au plus vite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Et surtout d’en tirer la conséquence essentielle : suspendre d’urgence une mesure d’apartheid social qui dit qu’une partie des français, minoritaire, ne veut plus vivre avec l’autre partie, bien plus nombreuse. Le paradoxe étant que les premiers sont ceux qui le plus souvent exaltent la nécessité d’un ’’ Vivre-ensemble’’ qu’ils se refusent à appliquer dans leur propre espace de vie quotidienne, celui de ces grands centres urbains en voie de sécession. Comme si la République n’était plus qu’un mot ou une étoile morte dont l’éclat du mot dissimule la disparition dans les faits…
Arnaud Benedetti Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à Sorbonne-Université