A une semaine du premier tour de l’élection présidentielle, il est possible d’ores et déjà de tirer plusieurs enseignements de ce qui s’apparente à une non-campagne.

Le premier d’entre eux conforte à première vue la stratégie du sortant qui a voulu éteindre la confrontation non seulement pour ne pas se surexposer et bénéficier de la sorte de la force intrinsèque que lui conférait le statut du chef de l’Etat, mais aussi parce que ce choix répond parfaitement à la dévitalisation politique dont il est tout autant le produit que le moteur. La mutation de la défiance, qui lui a permis l’élection de 2017, en désintérêt et en désaffection nourrie d’indifférence, constitue une trame dont Emmanuel Macron se satisfait d’autant plus qu’elle démobilise les sociologies les plus rétives à son action et laisse active électoralement celles qui le soutiennent.
Le second enseignement est à rechercher du côté du monde intellectuel dont le sens critique s’est singulièrement émoussé, comme si une grande partie du champ de la réflexion et de l’analyse se résignait à cet état de fait, voire s’en félicitait. Ceux dont la mission est aussi de relever le défi du débat et de la mise en question sont pour une grande part ou ralliés au récit macroniste, ou résignés à l’absence d’alternatives à leurs yeux crédibles au sortant, ou encore pas dupes des dysfonctionnements du quinquennat mais retirés dans le jardin de leurs seules chères études. Cette faiblesse du contre-pouvoir intellectuel n’est pas sans effet non plus sur l’atonie civique. Elle la renforce, quand elle ne la légitime pas. C’est là l’énième expression de cette « trahison des clercs » dénoncée en son temps par Julien Benda. Elle n’est pas néanmoins sans impact potentiellement paradoxal car elle peut précéder des mouvements inattendus ; souvent la « zombification » des élites devance et prépare les colères populaires. Et sans doute ce pressentiment constitue le troisième enseignement du lourd nuage stagnant qui ne cesse de planer sur cette campagne inexistante. Le vide démocratique imprègne la cité, mais les profondeurs de la cité ne cessent de bruire de la sourde et insistante rumeur des insatisfactions et ressentiments politiques. Tout peut en effet basculer – maintenant ou après : maintenant car l’anti-macronisme demeure réel, virulent, fort d’une large amplitude, réactivable par la bombe à fragmentation du dossier Mac Kinsey et qu’il pourrait, à la faveur de la campagne du Président, elle aussi peu audible, se manifester par une agrégation subite, cachée – ce que les dernières intentions de vote tendent à subrepticement dessiner, profitant, à ce stade notamment, à sa concurrente immédiate de 2017 ; ou après, hypothèse encore à ce stade la plus probable, car à vouloir « invisibiliser » le scrutin à venir, y contenir artificiellement sa dimension nécessairement cathartique, le pouvoir ne fait que déplacer, reporter le problème de l’évidente crise de l’affiliation citoyenne.
Ainsi la stratégie élyséenne de l’évitement renforce le sentiment de mépris, voire d’arrogance oligarchique dont le camp au pouvoir est parfois soupçonné. Autant dire à ceux qui ne le voient pas ou refusent de le voir que nous sommes entrés d’ores et déjà dans le dur de la crise de régime. Reste à savoir si son expression est pour maintenant ou… demain, mais tous ses déterminants sont dangereusement alignés !
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne